
- 240 pages
- French
- ePUB (adapté aux mobiles)
- Disponible sur iOS et Android
eBook - ePub
L' Œuvre d’art et ses intentions
À propos de ce livre
Qu'a donc « voulu dire » l'artiste ? Qu'a-t-il recherché ? Cette question peut sembler dépassée ou naïve, comme si l'œuvre se suffisait à elle-même. Pour Alessandro Pignocchi, il est impossible de comprendre nos relations aux œuvres d'art sans s'interroger sur les intentions de l'artiste. Les avancées récentes en sciences cognitives suggèrent en effet que chaque aspect de notre expérience d'une œuvre est façonné par les intentions que nous attribuons, pour la plupart inconsciemment, à l'artiste. Nous percevons par exemple, à notre insu, de nombreuses propriétés des œuvres d'art – les traits d'un dessin, certains aspects de la structure des films ou des phrases d'un roman – comme le fruit d'intentions et d'actions que nous aurions nous-mêmes pu produire. Réflexion pluridisciplinaire, cet ouvrage revisite des thèmes classiques de la philosophie de l'art – le concept d'œuvre, la place de l'auteur, du contexte, le rapport de l'œuvre au temps, le statut du jugement artistique – et élabore une série d'outils de pensée visant à enrichir nos relations aux œuvres d'art. Alessandro Pignocchi est docteur de l'EHESS en philosophie et en sciences cognitives, membre de l'Institut Jean-Nicod. Il est aussi illustrateur.
Foire aux questions
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Informations
Chapitre 1
Pourquoi théoriser
sur l’art ?
sur l’art ?
Peut-on (doit-on) théoriser sur l’art ?
La question mérite d’être posée avant d’engager un travail théorique sur l’art, car il est tout à fait possible d’avoir un avis mitigé sur l’intérêt d’une telle entreprise. Construire une réflexion rationnelle sur l’art en général, un courant ou une œuvre en particulier, dans une perspective philosophique, critique, historique, sociologique ou psychologique est certainement intéressant en soi. Il n’est en revanche pas évident que cela puisse servir d’une façon ou d’une autre nos relations aux œuvres d’art. Certains peuvent affirmer que l’œuvre se suffit à elle-même ou, plus précisément, que la relation à elle ne se joue qu’entre ses propriétés esthétiques et la sensibilité du spectateur. Pour apprécier correctement une œuvre d’art, il suffirait d’avoir un minimum de sens esthétique : pas besoin de théorie. Théoriser sur l’art et les œuvres d’art risquerait même de nuire à la réception naturelle et « correcte » de l’œuvre en introduisant des éléments parasites.
Cette position pourrait être étayée en empruntant des arguments au philosophe Monroe Beardsley, pour qui toute influence d’une connaissance d’arrière-plan – liée à la production de l’œuvre, par exemple – est illégitime. Si tel n’était pas le cas, la valeur d’une œuvre dépendrait d’éléments extérieurs, ce qui, pour cet auteur, est rigoureusement inadmissible. Qu’un poème ait été écrit en un quart d’heure ou en un an ne change rien à sa valeur, car celle-ci ne doit dépendre que de ses qualités intrinsèques. Théorie et expérience de l’œuvre appartiendraient donc bien à deux mondes à jamais irréconciliables, car, si l’expérience correcte de l’œuvre est indépendante de connaissances contextuelles simples liées à la genèse de l’œuvre, elle le serait a fortiori aussi de toutes les connaissances qui pourraient être fournies par une théorie.
Toutefois, qu’y a-t-il de si choquant à voir la valeur d’une œuvre dépendre de données extérieures ? Le phénomène semble en effet extrêmement fréquent : une valeur aussi triviale que l’originalité, par exemple, dépend autant du contexte de production de l’œuvre (en existent-ils déjà de semblables ?) que de ses propriétés intrinsèques. N’en déplaise à Beardsley, il semble à première vue nettement plus choquant de prétendre qu’un tableau de style impressionniste a exactement la même valeur qu’il ait été peint en 1874 ou la semaine dernière1.
Il est cependant possible de militer pour une certaine autonomie de l’art à l’égard de la théorie d’une façon plus compatible avec le sens commun. L’argument réduirait l’expérience de l’œuvre d’art au ressenti de certaines émotions, puis affirmerait qu’il n’y a rien à dire des émotions, du moins rien de théorique. Une œuvre d’art serait « ressentie », « vécue » ; elle nous toucherait ou ne nous toucherait pas, nous plairait ou nous déplairait, et il serait inutile, voire néfaste, de chercher plus loin.
Cette thèse, que nous qualifierons par commodité d’« émotionnaliste2 », peut être étoffée en jouant sur une opposition entre l’art et la science, dont le rôle est de construire une connaissance rationnelle permettant de comprendre et, dans une certaine mesure, de maîtriser le monde objectif. C’est pour remplir cette fonction que la théorie lui est utile. L’art, quant à lui, explorerait le monde subjectif des émotions à l’aide d’un langage qui lui est propre et est indépendant par nature de toute construction théorique rationnelle. Théoriser sur l’art relèverait donc d’une confusion des genres. La plupart du temps sans grand effet, celle-ci pourrait, dans certains cas, se révéler dangereuse car elle risquerait d’entraîner une intellectualisation de ce qui doit rester sensible et, ainsi, de détourner de la réception correcte de l’œuvre d’art. Qu’en est-il, alors, des critiques, historiens, philosophes et autres théoriciens de l’art ? Dans le meilleur des cas, ils ne feraient que s’inspirer des œuvres dont ils traitent, sans nuire à leur expérience, pour produire des textes qui trouvent leur intérêt ailleurs (ils enrichissent la culture générale, ils ont un intérêt littéraire intrinsèque).
La thèse émotionnaliste n’exclut pas totalement la possibilité de théoriser sur l’art – ne serait-ce que parce qu’elle est elle-même une théorie de l’art –, mais elle en limite sérieusement la portée. Apprécier une œuvre d’art et théoriser sur l’art seraient deux activités relativement indépendantes, la première servant simplement de sujet à la seconde, qui ne pourrait rien lui apporter de positif en retour. Le mieux pour la théorisation sur l’art serait finalement de se tenir le plus éloigné possible de nos relations courantes aux œuvres d’art.
Il est cependant trop tôt pour s’imposer cette triste contrainte, car les deux piliers de la thèse émotionnaliste – l’art est cantonné aux émotions, et celles-ci sont indépendantes des connaissances théoriques – sont très fragiles. Le premier est réducteur et arbitraire. La composante émotionnelle est souvent un ingrédient important de l’expérience de l’œuvre d’art, mais nous n’avons pas de raison de croire qu’elle est essentielle ou qu’elle ait la primauté sur toutes les autres qualités qui peuvent participer à l’expérience de l’œuvre. Pourquoi, par exemple, subordonner aux émotions la stimulation intellectuelle, l’éveil de l’imagination, la traduction imagée des idées ou des intuitions de l’artiste, l’expression d’une part de sa personnalité ?
La seconde idée qui fonde la thèse émotionnaliste est plus fragile encore, car les émotions ne sont nullement indépendantes des connaissances. Dresser des frontières nettes entre différentes facultés humaines est souvent absurde, et tout particulièrement ici. Ce que l’on sait façonne ce que l’on ressent, et, inversement, ce que l’on ressent détermine de différentes façons ce que l’on est en mesure de savoir. « Émotion », « connaissances », « sensibilité », « réflexion », « imagination », « ressenti », « pensée », « plaisir sensible », « plaisir intellectuel », toutes ces notions renvoient à des phénomènes extrêmement flous et largement imbriqués les uns dans les autres. Que ce soit lors de la création d’une œuvre ou lors de sa réception, toutes ces facettes de l’expérience sont engagées dans des interactions complexes par lesquelles elles s’enrichissent mutuellement. Il n’y a bien sûr aucune raison de s’en plaindre ni d’essayer de les séparer par des frontières qui les mettraient artificiellement en conflit. Donc, quand bien même on voudrait limiter le rôle de l’art aux émotions (ce qui, encore une fois, est arbitraire), on ne saurait en déduire l’inanité de la théorie, car celle-ci pourrait au minimum nous apporter des connaissances susceptibles d’enrichir les émotions que l’on ressent face à une œuvre3.
Pour illustrer cet argument, et pour briser ainsi la barrière que la thèse émotionnaliste cherche à dresser entre l’art et la théorie, le mieux est peut-être encore de rappeler une expérience que nous avons tous eu l’occasion de faire. Souvenons-nous de ces fois où quelques précisions contextuelles – glanées dans un article ou au cours d’une conversation de café – ont enrichi notre relation à une œuvre, le regard que nous portons sur elle, le plaisir que nous en tirons, notre avis général. Il nous est peut-être même déjà arrivé qu’une information en transforme du tout au tout l’expérience, nous faisant passer d’un désintérêt cordial, ou même d’un froid mépris, à un intérêt passionné. Dans ce qui suit, nous discuterons quelques exemples illustrant l’effet des connaissances contextuelles sur la relation à l’œuvre. Idéalement, ils devraient permettre au lecteur de retrouver dans ses souvenirs des expériences analogues et d’y ancrer tant le rejet de la thèse émotionnaliste que la mise au jour des objectifs de la théorisation sur l’art.
Pierre et le pont de Christo
Considérons un passant qui tombe par hasard devant le Pont-Neuf, au moment où deux artistes contemporains, Christo et sa femme Jeanne-Claude, viennent de l’emballer de toile blanche. Ce passant – appelons-le Pierre – apprécie les peintures de la Renaissance, il se sent également des affinités avec le romantisme en peinture et en littérature, et commence à s’ouvrir à l’impressionnisme, mais sa connaissance de l’histoire de l’art s’arrête à peu près là. En voyant le Pont-Neuf empaqueté, il croit d’abord que celui-ci est en rénovation. Remarquant que les passants le regardent bizarrement, il s’informe sur le genre de travaux en cours. Lorsqu’on lui répond avec un sourire attendri qu’il s’agit d’une œuvre d’art, Pierre ne peut croire qu’à un canular. Car, pour lui, l’art a pour mission principale de représenter des choses avec savoir-faire, de façon agréable à voir. Cette première mission peut éventuellement être mise au service d’autres tâches tout aussi nobles, comme l’expression des émotions de l’artiste dans le cas du romantisme, ou l’exploration de ses sensations visuelles et de l’esthétique des couleurs, dans le cas de l’impressionnisme. Avec cette idée de l’art, on comprend le trouble de Pierre face à l’emballage de Christo. Comment serait-il possible que cette chose blanche soit une œuvre d’art ? La toile a certes une jolie couleur, et les reflets qu’elle produit sur la Seine sont agréables à regarder, mais c’est largement insuffisant pour inciter à la ranger dans la même catégorie que le plafond de la chapelle Sixtine ou qu’Impression, soleil levant de Monet. Pierre mobilise les outils de compréhension qu’il a acquis au contact des œuvres classiques, romantiques et impressionnistes, mais, face à ce pont emballé, ils se révèlent impuissants. Il ne parvient pas à faire entrer cette œuvre dans les catégories conceptuelles dont il dispose.
Pour avoir une chance de comprendre et d’apprécier l’emballage du Pont-Neuf, il faudrait que Pierre ait les moyens de donner un minimum de sens à la démarche de Christo. Il faudrait, par exemple, qu’il puisse envisager que l’art contemporain4, comme les autres grands mouvements de l’histoire de l’art, a développé ses propres enjeux qui, bien que très différents de ceux des courants auxquels il est habitué, sont néanmoins dans une certaine continuité historique avec eux. Progressivement, les artistes contemporains se sont intéressés à un jeu sur les frontières de l’art qui, avant eux, n’était pour les artistes qu’un problème implicite et collatéral. Souvent par la transgression, ils ont exploré l’ensemble des règles, normes et habitudes qui contrôlent, souvent tacitement, la création et la réception des œuvres d’art. Si un ami de Pierre, passionné par le travail de Christo, lui faisait voir d’autres œuvres contemporaines et l’aidait à se familiariser avec ce jeu sur les codes, l’idée que le Pont-Neuf emballé puisse être une œuvre d’art, qui plus est une œuvre d’art appréciable, lui semblerait de moins en moins absurde. Il percevrait la volonté de Christo de sortir l’œuvre du musée, de brouiller les pistes de la récupération institutionnelle des œuvres, d’amenuiser la frontière entre l’art et la vie ordinaire en mettant l’art dans la rue ou encore d’étendre la palette de l’artiste en y intégrant l’environnement urbain. Si, par ailleurs, son ami lui parlait du long travail qui a précédé la mise en place de cette œuvre, lui montrait quelques croquis préparatoires de Christo, ou les vidéos où l’on voit certaines étapes des négociations entre l’artiste et la mairie de Paris, Pierre commencerait à prêter attention aux dimensions de l’œuvre et à être touché par l’étrange résonance entre son caractère monumental et son destin éphémère5.
Contrairement à ce que prétend la thèse émotionnaliste, le Pont-Neuf emballé, tout comme l’art contemporain dans son ensemble, n’est pas indépendant des connaissances de chacun. Si Pierre s’était contenté de s’asseoir et de contempler cette installation, même attentivement, il n’aurait même pas pressenti qu’il s’agissait d’une œuvre d’art. Clairement, il ne suffit pas d’un peu de sensibilité et d’attention pour être ému par cette œuvre et accéder à ce qui en fait la valeur. Il faut, au minimum, une certaine familiarité avec d’autres œuvres relevant du même genre de démarche, quelques connaissances pour saisir les enjeux propres au courant dans lequel elle s’inscrit et, éventuellement, quelques informations relatives à la personnalité des artistes et à la façon dont ils travaillent.
Le défenseur de la thèse émotionnaliste pourrait objecter que l’art contemporain n’est pas vraiment de l’art, ou du moins pas de l’art de bonne qualité, précisément pour cette raison. Selon lui, le rôle d’une œuvre d’art est d’émouvoir le spectateur quel qu’il soit. S’il faut tout un bagage théorique pour l’apprécier, c’est qu’elle échoue dans sa mission. Puisque la plupart des œuvres contemporaines sont incapables de faire le moindre effet à un public non averti, elles ne seraient pas de l’art véritable. Comme nous le verrons plus loin, ce genre d’argument, qui consiste à exclure certaines œuvres du domaine de l’art véritable au nom d’un critère donné (l’art doit émouvoir), pose des problèmes qui lui sont propres. Il est pour l’instant plus urgent et plus utile d’étudier les relations entre la thèse émotionnaliste et des formes d’art dont le statut est plus difficilement contestable.
Le problème de la représentation picturale
Pierre ne sait pas non plus grand-chose du cubisme et, bien que cela le complexe un peu, il ne peut s’empêcher de trouver Les Demoiselles d’Avignon assez laides. Décidément, il ne comprend pas pourquoi on fait autant de cas de Picasso : ses tableaux sont au mieux enfantins, au pire grotesques. Puisque Pierre ne ressent pas d’émotions, du moins pas d’émotions positives, face à la peinture de Picasso, la thèse émotionnaliste ne peut qu’amener à conclure que Pierre n’aime pas ce peintre ; si ses goûts et sa sensibilité le portent plutôt vers des œuvres plus classiques, qu’il en soit ainsi. Cette conclusion est cependant hâtive, car Pierre pourrait très facilement acquérir quelques connaissances théoriques susceptibles d’enrichir son expérience des toiles de Picasso, ce qu’il en comprend et ce qu’elles lui apportent, y compris les émotions qu’il peut en retirer. On voit mal au nom de quoi Pierre devrait, par principe, s’en priver.
Au Moyen Âge et au début de la Renaissance, la tâche du peintre était principalement de représenter des scènes bibliques de façon lisible, touchante et harmonieusement composée. Chaque situation particulière posait bien sûr toutes sortes de problèmes spécifiques, qui appelaient autant de choix de la part de l’artiste. Néanmoins, les directives générales et les moyens d’y répondre étaient relativement bien définis, tant par la tradition picturale que par les recommandations des hommes d’Église6. Au fil de la Renaissance, la situation s’est progressivement complexifiée. Avec la découverte de la perspective et, plus généralement, avec le perfectionnement des moyens permettant de créer l’illusion de la réalité, la tâche du peintre ne se limitait plus à l’illustration plus ou moins codifiée des thèmes sacrés. Le peintre avait désormais le pouvoir de « percer le mur » et de saisir dans l’espace créé un instant de réalité. Plus les moyens techniques progressaient, plus il devenait évident que n’importe quelle scène pouvait être fixée dans un tableau. S’immisçait alors, au tout premier plan des préoccupations du peintre, toute une cohorte de contraintes portées par la volonté de représenter le monde réel. Ce nouvel enjeu n’occultait nullement les anciens : toutes les questions de composition, de lisibilité, ou la nécessité de réussir une représentation touchante, émouvante, s’insérant harmonieusement dans un cadre architectural, ne perdaient pas leur pertinence. Or toutes ces contraintes deviennent singulièrement plus difficiles à satisfaire dès lors qu’on se préoccupe de respecter, d’une façon ou d’une autre, les apparences du monde réel. Et pour cause : dans la nature, les objets et les êtres ne se présentent jamais de façon lisible et touchante, intelligemment agencés sur un fond vivement coloré ou sur une scène décorative. En plus des problèmes qui émergeaient des tensions entre les anciennes et les nouvelles contraintes, ces dernières apportaient leur lot de difficultés propres. Et, si l’on a pu croire un moment que la perspective permettrait de toutes les résoudre, il est rapidement apparu que le monde ne se laissait pas si facilement enfermer dans une toile et que, là aussi, tout était affaire de douloureux compromis entre des valeurs inconciliables.
Avec la découverte de la perspective et, plus généralement, avec la volonté de saisir le monde réel tel qu’il est s’ouvrait donc, autour de la question de la représentation picturale, un immense espace de possibilités entre un ensemble de valeurs et de paramètres inconciliables : un monde fourmillant de détails opposé à une peinture qui doit être lisible ; un monde désorganisé opposé à une peinture qui doit être touchante, bien composée et en harmonie avec le cadre qui l’entoure ; un monde tridimensionnel opposé à l’espace bidimensionnel de la toile, un monde en mouvement opposé à une scène peinte figée ; un monde avec lequel on interagit opposé à une toile qui ne peut être que contemplée. Dans cet espace, il n’y a pas un point absolu qui serait plus juste que tous les autres. Tout est affaire de compromis, et la position occupée par une peinture donnée vis-à-vis de toutes ces dimensions inconciliables dépend des décisions prises au cas par cas par le peintre.
Il a pu sembler, à certaines périodes, que les peintres avaient réussi à réduire cet espace des possibles en regroupant certaines de ses dimensions. Par exemple, l’apogée atteint par la peinture italienne au début du XVIe siècle s’explique, en partie, par la découverte de solutions permettant de concilier la perspective et une certaine idée du rendu réaliste des apparences avec des valeurs liées à la composition, au pouvoir expressif et, plus généralement, à la création de sens. Toutefois, on devait s’apercevoir que, à l’instar de la découverte de la perspective qui soulevait plus de problèmes...
Table des matières
- Couverture
- Titre
- Copyright
- Préface - de Jean-Marie Schaeffer
- Introduction
- Chapitre 1 - Pourquoi théoriser sur l’art ?
- Chapitre 2 - La psychologie cognitive comme outil de pensée
- Chapitre 3 - L’évolution du concept d’œuvre d’art
- Chapitre 4 - L’utilisation du concept d’œuvre d’art
- Chapitre 5 - Le modèle intentionnel
- Chapitre 6 - Reconstruire la démarche de l’artiste
- Chapitre 7 - Des outils pour interpréter et évaluer
- Conclusion
- Notes
- Bibliographie
- Remerciements
- Index