
- 224 pages
- French
- ePUB (adapté aux mobiles)
- Disponible sur iOS et Android
eBook - ePub
La Classe
À propos de ce livre
Les textes qui forment ce livre font entendre la voix de gens dont on parle beaucoup mais qu'on entend peu : les adolescents d'un collège dit des quartiers. Ce qu'ils racontent interroge directement le monde dans lequel nous vivons et celui qui se dessine. « Il ne faut pas s'attendre à y trouver des vérités générales, psychologiques ou sociologiques, mais les impressions qu'on en retire nous font plus avertis. On reste touché, et parfois ébahi, par ce qu'il y a d'énergie et de désir, mais aussi de fracture et de fragilité, chez ces jeunes de 14 à 16 ans. Leurs histoires n'ont rien de spectaculaire, et c'est dans leur banalité que réside leur qualité », dit Marie Desplechin de ces « autoportraits à deux », écrits par les étudiants de Sciences Po Lille avec des élèves de troisième du collège Paul-Verlaine, à Lille. Dans une préface qui parle d'école, de jeunesse et d'écriture, elle raconte l'histoire de l'atelier qu'elle a piloté. Un témoignage sur l'adolescence, en équilibre sur le fil qui sépare le témoignage de l'entreprise littéraire. Née à Roubaix, Marie Desplechin a publié une quarantaine d'ouvrages pour enfants ou pour adultes. Elle a obtenu le prix Médicis essais en 2005 pour La Vie sauve, écrit avec Lydie Violet, et, en 2011, le prix de l'Héroïne Madame Figaro pour Danbé, écrit avec Aya Cissoko.
Foire aux questions
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Informations
Préface
Les textes qui composent ce recueil sont des « autoportraits à deux ». Ils ont été écrits par des étudiants de Sciences Po Lille à partir de leurs conversations avec des élèves de troisième du collège Paul-Verlaine. Les étudiants en master de management des institutions culturelles et les collégiens se sont rencontrés à quatre reprises entre les mois de janvier et d’avril 2012. Les trois premières rencontres se sont déroulées au collège. Elles ressemblaient à des entretiens, au cours desquels les plus jeunes ont parlé à leurs aînés de leur vie. Entre les séances, les étudiants ont mis en ordre et écrit ce qu’ils avaient entendu. Puis ils ont soumis leur texte à son « auteur » et l’ont repris et complété en fonction de ses remarques. Le quatrième et dernier rendez-vous a eu lieu à Sciences Po, dans l’ancienne fabrique réhabilitée de la rue de Trévise, qui offrait les jus de fruits et les biscuits du goûter. Le directeur de l’école, Pierre Mathiot, a fait un discours, sans se déstabiliser quand quelques collégiennes lui ont lancé d’une voix tonnante qu’il était « trop mignon ». « C’est le directeur, lui ? Franchement, c’est le directeur ? » La principale du collège, Cécile Trémolières, a fait un discours. J’ai fait un discours. Les collégiens semblaient contents. Parmi les étudiants, la satisfaction était moins unanime. Mais nous avions mené à bien l’entreprise démarrée quelques mois plus tôt : nous avions collecté et mis en forme une trentaine de récits, imparfaits et touchants. Nous avions été capables, tous ensemble, de faire entendre la parole de gens qu’on n’écoute pas si souvent, faute aussi de les questionner. Pour un exercice, ce n’était pas si mal.
L’histoire commence, à la fin du printemps, au cours d’une discussion dans un café à proximité de l’école. À la demande d’Hélène Serre, qui dirige le master, je suis venue faire une brève intervention auprès des étudiants. Nous avons retrouvé Pierre Mathiot au déjeuner. C’est la première fois que je me rends rue de Trévise, dans le quartier de Moulins. Je suis venue de la gare par le métro, cinq stations sur une ligne directe. Un quart d’heure pour aller du centre de la vieille ville à l’ancien quartier de fabriques, déserté par les industries. Pour passer d’un pan du monde à un autre.
Quelqu’un qui a vécu dans une ville ouvrière ruinée par la troisième révolution industrielle (j’ai grandi à Roubaix) est sans doute particulièrement sensible à ce que dit la géographie urbaine, la fortune disparue, les temps trop durs, la gentrification possible, le présent incertain. Ce sont des histoires qui se lisent dans le tracé des rues, l’architecture et le matériau des bâtiments, l’économie des commerces, le mouvement des passants. Je me suis retrouvée à Moulins comme chez moi.
Au coin de la rue de Trévise, se situe l’antenne lilloise de la Croix-Rouge. Le temps d’aller du métro porte de Valenciennes à l’école, on croise toutes sortes de gens qui ont des choses à raconter. Des travailleurs sans travail, des gens du voyage et d’autres incapables de satisfaire à l’exigence contemporaine de productivité. Comme on est dans le Nord où la parole est facile, on a vite fait de partager quelques mots et quelques cigarettes. Cinquante mètres plus loin, on est à l’école. De jeunes gens affairés, adaptables, parlent entre eux devant l’escalier qui mène à l’entrée. Cette rue de Trévise, c’est une scène. Pas besoin d’avoir inventé le lien social pour voir ce qui s’y joue. L’apartheid social autorégulé dont nous nous sommes accommodés. Si nous cohabitons à peu près, c’est dans l’ignorance les uns des autres. Et quand il nous arrive de reprendre des relations, elles sont souvent gouvernées par la détestation ou par la peur. Ce n’est pas nouveau. Seulement, aujourd’hui, c’est pétrifié.
Pour l’école, l’environnement a quelque chose d’idéal. Ce quartier, c’est un laboratoire de la ville. Pour le voisinage aussi, la cohabitation peut offrir des avantages : l’école a quelque chose du réservoir de ressources, de la boîte à outils géante. Ce qui n’a d’ailleurs pas échappé aux étudiants, dont les associations interviennent auprès des enfants alentour.
Nous esquissons, avec Hélène et Pierre, des projets autour du café. Ils relèvent tous plus ou moins de l’écriture, un outil dont les étudiants ont la maîtrise et qui ne coûte rien à mettre en œuvre. Un outil aussi dont j’ai une certaine pratique. Je pourrais conduire un travail collectif avec une classe de master, sur le modèle de coécriture que j’ai expérimenté à plusieurs reprises et dernièrement encore avec Aya Cissoko pour Danbé, qui vient de paraître chez Calmann-Lévy.
Nous nous quittons à l’heure de reprendre les cours, en nous promettant de ne pas lâcher l’affaire… Les choses pourraient en rester là si Hélène et Pierre ne partageaient cette qualité : ils n’ont peur ni des décisions ni des expériences. Quelques semaines plus tard, je reprends donc le train pour Lille. Ils ont organisé une réunion dans un établissement scolaire situé non loin de l’école, le collège Verlaine. Nous sommes invités à rencontrer la principale, Cécile Trémolières, et les deux enseignantes de français en classe de troisième, Laurence Dequidt et Marie-Juliette Robine. Elles coaniment deux fois par semaine un atelier de français et sont partantes pour une expérience qui associerait étudiants et collégiens.
Rue Berthelot, à une dizaine de minutes à pied de la rue de Trévise, Verlaine est classé collège Éclair. Il faut lire : « Écoles, collèges et lycées pour l’ambition, l’innovation et la réussite ». Et comprendre : élèves issus majoritairement de milieux populaires, surreprésentation des difficultés d’apprentissage et de comportement. Les familles, en dépit du désir qu’elles peuvent en avoir, sont rarement à même de transmettre le bagage culturel et les codes de réussite qui assurent à d’autres un parcours scolaire globalement victorieux. La chance des enfants, c’est l’institution scolaire. L’idée que les professeurs s’y font de leur métier (à condition qu’ils tiennent le coup) ressemble sans doute à celle que s’en faisaient les hussards noirs de la République : c’est une mission. Idéalement, il faudrait conduire chaque enfant sur un chemin qui lui permette d’accéder à lui-même et d’échapper au déterminisme social. Et si vous ne le faites pas, la probabilité est mince qu’un autre s’en charge à votre place.
Les méthodes traditionnelles ayant trouvé leurs limites là plus encore qu’ailleurs, les collèges Éclair sont ouverts aux innovations pédagogiques. Nous pourrons conduire le projet dans le cadre des heures d’atelier, sans rien enlever aux heures de cours. Mieux… l’autobiographie figure au programme de troisième. Laurence et Marie-Juliette proposent de faire écrire de petits textes à leurs élèves avant la venue des étudiants, ce qui les familiarisera avec le récit de soi.
Les collégiens de troisième sont rarement sollicités pour donner leur avis. Ce sont des voix qui manquent. Ils ont entre quatorze et seize ans, ils sont sortis de l’enfance. À la fin de l’année, ils passent le brevet des collèges, leur premier examen, et connaissent leur première grande orientation sociale. En fonction de leurs résultats, plus rarement de leurs désirs, ils sont dirigés vers une seconde professionnelle, générale ou technologique. Or si toutes les filières peuvent mener à un bac, elles ne sont pas également considérées. Qu’importent les réels changements survenus au cours des vingt dernières années dans l’enseignement professionnel, parents, élèves, enseignants souvent, conservent la certitude qu’il n’y a que deux chemins au sortir de la troisième. Aux mauvais élèves, la voie professionnelle par défaut. Aux bons, la possibilité de continuer en « général » jusqu’au prochain centre de tri. Ce n’est plus si vrai. Il y a dans toutes les académies des filières pro, dont certaines d’« excellence », qui offrent autant de facteurs de réussite que les filières générales. Encore faut-il savoir s’y repérer. Et se projeter dans l’avenir. Or rares sont ceux qui ont, en troisième, une idée un peu précise de ce qu’ils pourraient faire plus tard…
Pourtant, il faut « choisir ». Ce n’est pas un droit. C’est une obligation. Choisir maintenant et choisir tout seul, quand les familles ne sont pas à même de maîtriser les subtils itinéraires du dédale scolaire. Il n’y a pas à s’étonner que l’avenir s’envisage alors plus souvent dans le registre de la relégation que dans celui de l’accomplissement. Ce sont des situations qui donnent à penser. À quinze ans, on peut être plus perdu, mais on n’est pas plus idiot qu’à trente. Ils sont là, sur le seuil de leur vie, ils la regardent qui arrive, ils l’évaluent.
Et puis, c’est un âge où on sait parler. On se connaît un passé, une figure, une vie sociale hors de la famille, des goûts, des révoltes, des secrets. On peut se raconter sans se livrer. Personne ne contraindra un adolescent à dire de lui ce qu’il a décidé de taire. Parmi les qualités de cet âge, on peut compter sur la méfiance, le mauvais caractère, l’obstination. C’est une garantie.
Pourquoi ne pas leur confier, à eux, le soin de se raconter ? L’idée est de faire entendre leur voix à des gens qui ne l’ont jamais entendue, de la donner à lire à des lecteurs inconnus. Et là, ça se complique. Écrire sur soi est toujours un bon exercice, voire une chouette expérience thérapeutique, c’est aussi une entreprise difficile à laquelle des gens qui maîtrisent pourtant la technique échouent le plus souvent. On est vite muet, ou trop long, encombré de soi, perdu dans son histoire, lacunaire, excessif, ennuyeux.
La parole, en revanche, est une source intarissable de bons récits. Spontanée, elle est mobile, rapide ; on peut la reprendre, la corriger. Chaque individu, qu’il la cherche ou non, a sa propre musique. Et on ne risque pas de « faire des fautes ». Le souci étant qu’elle se laisse difficilement attraper. Il lui faut des passeurs, qui aient l’oreille juste et le clavier entraîné. C’est là que les étudiants entrent en scène. Côté clavier, ils ont appris à écrire. Côté oreille, ils ont pour eux leur jeunesse. Moins de dix ans les séparent de leurs cadets. À la différence de la plupart de leurs enseignants, tous appartiennent à la génération des digital natives. Ils n’auront pas besoin de traducteurs pour se comprendre. À cela s’ajoute un côté cœur qui n’a rien d’indifférent. On fait mieux ce qu’on aime bien. Or les étudiants feront figure de grands frères, de grandes sœurs, à la fois familiers et exotiques. Ils seront désirables.
L’été passe. Les classes font leur rentrée. L’école de la rue de Trévise obéit à un calendrier divisé en semestres qui n’en sont pas et auxquels je ne comprends rien. J’attends qu’Hélène me rappelle pour revenir à cette idée magnifique que nous avions eue quelques mois plus tôt… Et me rendre compte que les choses ne se passeront pas tout à fait comme je le prévoyais. J’avais imaginé un groupe d’une vingtaine d’étudiants. Ils sont plus de quarante. Comment s’arranger avec une classe d’atelier de dix-sept ou dix-huit élèves ? Faute de mieux, j’imagine une série en miroir : d’une part vingt couples étudiants/collégiens, d’autre part vingt couples étudiants/étudiants. À la série des portraits des collégiens, répondra, comme en reflet, la série de ceux des étudiants, c’est jouable…
Forte de ce bricolage, je vais faire la connaissance des collégiens de notre atelier. Leur collège est construit au cœur d’un quartier de petites rues, de maisons modestes devant lesquelles, au printemps, fleuriront des rosiers. Des arbres, des haies, une grande cour de récréation, des chants d’oiseaux au lever du jour. Et une grille devant laquelle Cécile Trémolières veille à ce qu’on ne traîne pas. La tension dans laquelle on y vit n’est pas perceptible aux gens de passage. Il faut qu’elle éclate pour qu’elle apparaisse pour ce qu’elle est, rongeuse, opiniâtre, omniprésente.
Quand j’arrive, Laurence et Marie-Juliette me remettent les textes des collégiens. Leurs auteurs sont tels que je les imaginais (j’ai rencontré des quantités de classes de collège ces quinze dernières années, dans le cadre des rencontres scolaires avec des écrivains). Ils sont vivants, réactifs et plutôt curieux de voir ce que je peux bien apporter. À quelques mois près, certains sont presque adultes tandis que d’autres en finissent avec l’enfance. Parmi les filles, il y a des jeunes femmes ; parmi les garçons, de grands bébés. Majoritairement, les noms sonnent belges ou maghrébins et on compte quelques outsiders. Ils sont à l’image des quartiers de Lille.
Avant tout, je veux les convaincre. Il faut qu’ils comprennent que le projet ne se fera pas malgré eux, que leur bonne volonté n’a rien de facultatif. Elle est indispensable à la réussite du projet (et je ne mesure pas encore à quel point elle sera déterminante…). En somme, j’expose exactement ce que je pense : je suis curieuse de ce qu’ils ont à dire, à la fois parce qu’ils sont uniques et parce qu’ils représentent leur génération. Pour le mode d’emploi, il faudra qu’ils parlent, qu’ils lisent et qu’ils corrigent. L’exercice sera peut-être inhabituel, mais il s’agira bien d’un travail sur la langue. Je termine sur le contrat de confiance qui nous liera : chacun aura le contrôle sur son texte et rien ne circulera sans son accord.
On m’écoute dans un silence à peine troublé. S’ils sont surpris, ils ne sont pas hostiles. Comme personne ne voit très bien où je veux en venir, ce n’est déjà pas mal… Des questions ? « Madame, les étudiants, c’est pour tout le monde ? » Je confirme, et là, c’est un élan d’enthousiasme. Un jeune à prêter… L’aubaine.
« Madame, je peux avoir une étudiante ? » Dans l’ensemble, les filles préfèrent la fée marraine au prince charmant. Du côté des garçons, on est plus réservé, à l’exception de quelques gros malins : « Madame, je suis un lover… » Ça devrait pouvoir s’arranger : un cursus consacré à la culture draine habituellement plus de filles que de garçons… Quand arrive la fin de l’heure, nous nous séparons très contents les uns des autres. Ma grandiose entreprise « autobiographique à deux » vient de se transformer en agence de fiançailles.
Quelques jours plus tard, accompagnée d’Hélène et de Laurence, je me présente devant l’assemblée des étudiants. Changement de ton. J’ai préparé ce que je comptais dire. Sur le principe, rien qui diffère tellement de ce que j’ai raconté aux collégiens. Sur le détail, je m’efforce d’être plus précise. Sortir de l’entre-soi. Faire circuler la parole. Fonctionner en collectif. Fabriquer un objet. Explorer un genre à la marge de la littérature, du journalisme et de la sociologie. Partager l’échec comme la réussite. Prendre le risque… Je parle, je parle, et c’est terrible comme ils sont nombreux. Toutes ces têtes baissées sur les bureaux…
Je l’avoue, le programme a quelque chose d’inquiétant : nous partons de pas grand-chose, nous ne sommes sûrs de rien, nous espérons arriver quelque part. Plus je veux me montrer convaincante, plus je suis assommante. J’atteins le fond quand je sors de mon sac mon exemplaire de Louons maintenant les grands hommes et que je lis ces quelques lignes de James Agee, qui sont pour moi comme un texte sacré1 :
Dans un roman, une maison ou une personne tient entièrement sa signification, son essence même de l’écrivain. Ici, une maison ou une personne ne tient de moi que sa signification la plus restreinte : sa vraie signification est bien plus grande, gigantesque. Elle est d’exister ici et maintenant, comme vous et moi, et comme aucun personnage d’imagination ne peut exister. Son immense poids, son mystère et sa dignité tiennent en ce fait. Quant à moi, je peux vous en dire seulement ce que j’en ai vu, seulement selon les moyens de la seule exactitude dont me voici capable : et ceci à son tour tient sa valeur cardinale, non de mes aptitudes, mais du fait que j’existe moi aussi, non à la façon d’un ouvrage de fiction mais comme être humain.
Aucune réaction. Ceux qui me regardent le font avec attention et perplexité. Ils se demandent avec raison ce que tout cela veut dire. Je me fais l’impression d’être une folle devant un parterre d’infirmiers. Et c’est un peu ça. Je leur parle d’une réalité parallèle, dont je ne perçois pas qu’elle leur est complètement étrangère… Ma conviction elle-même a quelque chose de suspect.
Non contente d’être très décalée, je suis nulle en pédagogie. Je mesure mal la distance qui nous sépare et combien nos intérêts divergent. Je me suis imaginé que nous allions travailler ensemble en collègues que rassemble un projet commun. J’ai pensé que je serais pour eux comme une chef de service, une éditrice, une amie, pourquoi pas ? C’est idiot : ils n’ont besoin ni de mes projets ni de mon amitié. Ils sont là pour obtenir des notes, un diplôme, un stage, un travail. Ils attendent qu’on leur fournisse des savoirs, des modes d’emploi. L’époque est féroce et ils n’ont pas le loisir de perdre leur temps. C’est la règle du jeu, celle qu’on leur apprend depuis le début de leur scolarité. Jusque-là, ils l’ont appliquée avec succès. Ils voient mal ce que je viens faire dans le dispositif. Ni à quoi je vais bien pouvoir servir.
Nous en sommes donc à un niveau très élevé de surdité mutuelle quand, par chance, quelques bons désaccords viennent rétablir le lien entre nous. D’abord, ils ne sont pas très chauds pour le compte rendu de lecture que je leur demande en contrepoint du travail d’écriture (choisir et présenter un ouvrage de « littérature du réel » qui s’approche peu ou prou de ce que nous allons faire). Ensuite, ils sont très opposés au double dispositif. Écouter un collégien, d’accord. Parler à un étudiant, pas question. Là, je suis d’accord avec eux : le collégien du quartier est plus marrant que l’étudiant de Sciences Po Lille. Ils ont par ailleurs des réticences à se décrire. Pour le coup, leur pudeur me semble un peu excessive. Quoi qu’il en soit, je promets de chercher une solution satisfaisante pour tout le monde. La situation est assez périlleuse pour ne pas s’aliéner tout de suite l’ensemble de l’équipe.
Pour clore la rencontre, Laurence présente son atelier et parle de ses élèves, des textes qu’ils ont écrits et du bénéfice qu’ils peuvent tirer de l’entreprise. Et puis voilà, c’est fini. Il y a peu de questions, elles portent toutes sur les aspects pratiques du travail. À quoi ressemblera le calendrier ? Quand faudra-t-il rendre les textes ? Et comment seront-ils évalués ?
Nous partons sur un malentendu. Je pense réalisation, ils pensent diplôme. Je voudrais ne pas avoir à donner de notes, ils savent que je n’y arriverai pas. J’aimerais sortir de l’exercice d’école et conduire un « vrai » travail, dont seuls l’échec ou la réussite seraient la sanction, comme dans la « vraie vie ». C’est très gentil de ma part. Mais pourquoi me suivraient-ils ? Ils se fichent légitimement de la « vraie vie » telle que je peux la concevoir. Leur « vraie vie » à eux est ailleurs.
Dans le train du retour, Hélène et moi nous persuadons que tout est parti pour le mieux… C’est un défaut et une qualité que nous partageons. Un volontarisme optimiste, à l’occasion aveugle, parfois payant, épuisant. Il nous a réussi la dernière fois que nous avons travaillé ensemble. C’était pour Carolyn Carlson, à Roubaix. Nous avions participé à la création d’une pièce pour les enfants, et c’était une expérience merveilleuse.
De retour à Paris, je supplie Laurence et Marie-Juliette de nous ouvrir les deux classes d’atelier. Ainsi les effectifs correspondront peu ou prou. Je construis un calendrier qui concilie les horaires d’atelier, les mardi et jeudi, et mon agenda surchargé. Enfin, j’envoie aux étudiants un mail interminable qui rappelle le...
Table des matières
- Couverture
- Titre
- Copyright
- Préface
- Lucile
- Yacine
- Aleyna
- Abibatou
- Sofiane
- Tamilla
- Mathilde
- Gaël
- Anissa
- Anissa
- Brandon
- Clémentine
- Valentin
- Océane
- Raphaël
- Nadia
- Antoine
- Jemila
- Nacer
- Rania
- Fenty
- Fanta
- Kenza
- Rachid
- Inès
- Laura
- Faudel
- Lamia
- Djamel
- Hind
- Claire
- Alison
- Malika
- Nessim