Chapitre 1 /
La transition écologique au Québec
Analyse des discours selon le concept de la durabilité
Chloé L’Écuyer-Sauvageau
Économie verte, collectivités résilientes, économie circulaire, énergies renouvelables, technologies propres, mitigation, adaptation, changements climatiques. La liste est longue pour illustrer les discours sur la transition écologique et énergétique. Au-delà de ceux-ci, le recours à des concepts particuliers suppose des rapports différents face à la transition. C’est particulièrement le cas ici puisque le terme « transition » n’est pas neutre et que son sens varie selon les dynamiques d’innovations technologiques, les dynamiques sociales et le sens accordé à l’enjeu des changements climatiques par les parties prenantes (Christen et Hamman, 2015).
Ce chapitre portera sur la définition de l’expression « transition écologique » au Québec, telle qu’abordée dans le cadre des politiques publiques, mais aussi telle que proposée par des groupes de la société civile. Cette analyse contrastée de trois discours portés par le gouvernement du Québec avec le Plan d’action sur les changements climatiques (PACC), le Front commun pour la transition énergétique et l’Alliance SWITCH permettent de mettre en relief des postures différentes face à la transition. Plus particulièrement, les documents-cadres qui orientent ces discours seront analysés afin d’établir s’ils s’inscrivent dans une perspective de durabilité forte ou faible et afin de déterminer où ils se situent sur le spectre de la transition (Audet, 2016). Une attention particulière sera accordée à la transition en agriculture, puisque ce secteur est important pour le Québec du point de vue économique, social et de la sécurité alimentaire. Il est aussi névralgique dans le domaine environnemental, puisqu’il offre des possibilités de réduction des émissions de gaz à effet de serre (GES) et qu’une bonne gestion des terres agricoles peut contribuer au maintien de plusieurs services écosystémiques (SE), dont la qualité des sols et de l’eau, la présence d’habitats pour la biodiversité et la pollinisation. Finalement, nous analyserons les points de recoupement et les divergences principales entre ces différentes visions de la transition.
Durabilité forte et faible : définitions
Le concept de durabilité a été largement mobilisé et institutionnalisé en réponse aux enjeux environnementaux issus du développement économique au cours de la seconde moitié du XXe siècle (Bartenstein, 2005). Ce concept, toutefois, est suffisamment vague pour en permettre l’adaptation selon différents paradigmes et lunettes de recherche. En économie, deux courants en particulier ont voulu définir et s’approprier ce concept, menant aux versions de la durabilité faible et de la durabilité forte.
L’approche de la durabilité faible, promulguée par l’économie néoclassique, rend substituables toutes les formes de capital (économique, naturel, humain) (Solow, 1956 ; Martins, 2016) tant que le bien-être social agrégé – soit la somme des préférences individuelles (ou de l’utilité1) – n’est pas décroissant (van den Bergh, 2010). Cela veut dire qu’il est durable de consommer des ressources non renouvelables, comme le pétrole, tant et aussi longtemps que des ressources financières (c’est-à-dire des profits) ou technologiques sont laissées aux générations futures en échange, de façon à compenser la perte des matières premières par d’autres ressources (van den Bergh, 2010). Cette vision ne prend donc pas en compte le caractère fini des formes de capital naturel ni les processus naturels non linéaires comme les points de bascule ou les boucles de rétroactions. Les tenants de ce type de durabilité s’intéressent aux questions d’équité dans la mesure où les perdants peuvent théoriquement être compensés pour la perte du capital naturel par les retombées économiques de la production, ce qui règle les enjeux de justice environnementale et de déplacement des charges environnementales. En effet, selon les modèles d’optimisation, ces compensations doivent seulement être théoriquement possibles, puisqu’il est question des préférences agrégées et non de la satisfaction individuelle des préférences. De plus, ces compensations n’incluent pas les vrais coûts sociaux et environnementaux des activités, c’est-à-dire la valeur des externalités négatives.
L’approche de la durabilité forte statue que toutes les formes de capital doivent être conservées et qu’elles ne sont pas substituables entre elles (van den Bergh, 2010). Toutefois, il n’est pas toujours nécessaire de conserver entièrement le capital naturel non renouvelable, mais il est nécessaire de conserver les ressources de façon proportionnelle à la création de substituts renouvelables (Daly, 1991 ; Howarth, 2017). Par exemple, il pourrait être durable d’extraire du pétrole, mais il faudrait que cette exploitation soit faite à un rythme équivalent à la création ou à l’optimisation des sources d’énergie renouvelables. En ce qui concerne les ressources renouvelables, elles doivent être gérées en respectant la capacité des écosystèmes de se renouveler (Daly, 1991 ; Howarth, 2017). Dans le cas de la pêche, par exemple, il ne faudrait pas entamer le stock de poissons, mais plutôt limiter les captures en fonction de leur taux de reproduction. Finalement, en ce qui concerne la génération des déchets, celle-ci ne doit pas dépasser la capacité des écosystèmes à les assimiler (Howarth, 2017). Le concept de la résilience des écosystèmes est central à la durabilité forte, dans la mesure où celle-ci permet une analyse systémique et holistique de la gestion de l’environnement, permettant aux écosystèmes de faire face à différents stress (van den Bergh, 2010). Sur le plan de l’équité, les tenants de la durabilité forte prennent en compte des éléments de justice intergénérationnelle2 (Howarth, 2017) et intragénérationnelle3.
Enjeux dans le contexte de la transition
Les enjeux environnementaux qui sous-tendent la crise écologique sont complexes et soulèvent des problématiques spécifiques dans le cadre de l’élaboration d’un plan de transition écologique (Audet, 2016). La gestion des risques et de l’incertitude (Audet, 2015), la question des échelles et la justice environnementale sont des éléments importants à considérer dans cette réponse. Tout d’abord, la complexité des questions environnementales et de leurs conséquences peut les rendre difficiles à comprendre et à anticiper (Lemons, 1998 ; Vatn, 2009). En présence d’une combinaison de risques et d’incertitudes, la prise de décision se fait dans un contexte d’information imparfaite et de connaissances incomplètes (Mythen, 2015), bien que le recours au savoir scientifique et aux savoirs de différents groupes puisse permettre de réduire certaines incertitudes (Renn, 2006). Le fait que la transition écologique repose aussi sur des changements sociaux doit être pris en compte (Hall, 1993 ; Audet, 2015). Ensuite, la question des échelles, tant spatiales que temporelles, peut affecter la compréhension des enjeux environnementaux et limiter l’adoption de pratiques de transition. Cet enjeu est causé par plusieurs éléments, dont la non-concordance entre les systèmes sociaux et les systèmes écologiques (Cash et al., 2006). Par exemple, la pollution diffuse dans un bassin versant peut provenir de différentes municipalités, ce qui requiert la collaboration de plusieurs entités décisionnelles, mais sans une bonne cartographie du bassin versant, des sources de pollution ou la présence de forums de discussion pour les entités décisionnelles, le travail de réduction de la pollution peut difficilement être fait. Enfin, les questions de justice environnementale et d’équité portent sur les dimensions distributives et structurelles des enjeux environnementaux, dans une perspective intergénérationnelle ou intragénérationnelle (Martinez-Alier, 2017).
Par exemple, certains pans de la littérature en justice environnementale s’intéressent aux questions d’exclusion et de distribution des charges environnementales, aux mécanismes qui facilitent leur prédominance dans certains groupes sociaux (entre autres chez les populations moins nanties ou prises avec les effets de la colonisation) et, finalement, aux moyens pris par des communautés pour lutter contre ces injustices (Sikor, 2013 ; Coolsaet, 2015 ; Martinez-Alier, 2017). En plus des éléments mentionnés, la dépendance au sentier (path dependency) ou le « verrouillage » implique que les changements qui surviennent dans un système sont susceptibles de se faire en fonction de tendances réalistes ou envisageables et que celles-ci sont influencées par des décisions antérieures (Wilson, 2007, dans Bailey et Wilson, 2009). Il est d’autant plus difficile de changer de trajectoire, dans le cadre d’une transition, si le paradigme qui soutient la tendance décisionnelle est peu remis en question (Hall, 1993). Il s’agit d’un enjeu dans le contexte de la transition, puisqu’il implique qu’il peut être difficile de changer de trajectoire tant que le paradigme dominant n’a pas été démontré comme étant désuet (Hall, 1993).
Les enjeux mentionnés précédemment peuvent influencer l’efficacité des outils utilisés par les instances décisionnelles pour contrôler les problèmes environnementaux. Les outils de type réglementaire, incluant les outils de type pollueur-payeur, sont particulièrement utiles pour contrôler des enjeux environnementaux assez bien définis (Jordan et al., 2005). La loi sur la protection de l’environnement, adoptée en 1999 au Canada, sert à contrôler la pollution provenant principalement de sources industrielles. Une autre catégorie d’outils, largement utilisée depuis les années 1970, concerne les « nouveaux instruments de protection de l’environnement » (Jordan et al., 2005, p. 2). Ils incluent les instruments fondés sur le marché, dont les taxes écologiques, les subventions, les permis d’échange d’émissions, l’étiquetage écologique, les systèmes de gestion de l’environnement et les ententes volontaires. Ce type d’instruments est ancré dans une logique néolibérale, en ce sens où ceux-ci reposent sur le volontarisme et la logique du marché...