PARTIE I
1
Cinquante-six ans, c’est beaucoup trop jeune pour mourir. Apparemment que ça a été un cancer foudroyant. Mais nous nous doutons bien qu’il a brûlé sa vie par les deux bouts, ce bon vieux Dédé Fortin.
Ce n’est pas du tout mon genre de me rendre à ce type d’événement. J’aurais bien pu regarder les funérailles nationales en streaming sur Radio-Québec, sur la nouvelle télévision incurvée en plus, tranquille chez moi avec Marine et les filles, à leur expliquer ce que représente cette icône. Et il faisait froid ce jour-là. Dehors novembre.
Mais je ne sais pas… J’ai comme eu la pulsion de me rendre, comme des milliers d’autres, on dirait, devant la basilique Notre-Dame pour regarder sur l’écran géant les visages endeuillés des figures marquantes de notre nation. En plus, bien que je n’aie pas très bien suivi les dernières années de la carrière pour le moins bigarrée de Dédé, je garde une certaine nostalgie de l’époque déjà très ancienne où il est entré dans ma vie, dans nos vies. Difficile d’imaginer en effet qu’avant ses albums en anglais, avant son rôle consensuel de coach à The Voice, son passage par le cinéma – Mishima à Chicoutimi reste un de mes films favoris, même si ça fait longtemps que je ne l’ai pas vu – il ait représenté une force brute de contestation, un vrai rebelle à la sauce québécoise. Du porte-parole de la Semaine de la santé mentale au chanteur larmoyant de Juste une p’tite nuite, il y a toute une marche ! Il faut aller voir sur YouTube les interviews données au début de sa carrière pour constater l’écart immense entre le jeune homme engagé, déchaîné, à l’œil un peu fou qu’il était et la figure de sage aux cheveux gris, à la voix posée, qu’il est devenu.
J’étais déçu d’ailleurs qu’on présente peu de ses plus vieilles chansons durant la cérémonie. De fait, l’interprétation par Céline Dion de son légendaire Le Répondeur était un des moments qui m’ont le plus ému. Sublime mais recueillie, avec la main sur le cœur :
Coudonc ça va-tu ben dans l’monde
ou ben y a juste moé qui capote
C’est peut-être ben parce que j’ai ma blonde
Qu’la vie a l’air pas mal plus hot.
Il est vrai par contre que Dédé restait fort discret sur les années plus décousues du début de sa carrière. À cet égard, tous les hommages mettaient en relief son rôle positif au sein de la nation et de la société civile. Sans surprise, Gilles Roux, notre intempestif président, avait décidé de bouder l’événement. Je ne sais pas s’il pensait que ça l’aiderait en vue des prochaines élections qu’il tardait à déclencher… Ces deux-là avaient eu une escarmouche célèbre sur un plateau de télévision plusieurs années auparavant, Roux qualifiant d’antipatriotique la présence de musiciens africains dans le groupe de Dédé.
C’est donc Jean Chrétien qui a prononcé l’éloquente oraison :
— Vous savez, Dédé et moi, on était pas bien bien partis pour s’entendre. Mais que voulez-vous, prenez un p’tit gars de Shawinigan puis un p’tit gars de Saint-Thomas-Didyme, donnez-leur la même passion pour leur nation et puis, somewhere down the road, ils vont se retrouver ! Si vous voulez bien, je vais vous raconter une petite histoire : la première fois que j’ai parlé en vrai à Dédé, c’était en 1996. J’ai pas besoin d’vous rappeler que c’était une période, on dirait, pour le moins tendue ! On était quasiment barricadés à la conférence du Château Frontenac, puis l’autre bord des clôtures, ils avaient installé une scène, comme qui dirait, improvisée. Il était là, lui ! C’est sûr, hey ! Dans ce temps-là, il jouait encore avec son groupe, les Colocs. Il était là, puis y fumait une cigarette – ou autre chose, hein, hé ! hé ! – avant de monter faire son spectacle. Puis moi, je suis sorti prendre l’air, me suis approché de la clôture, puis j’lui ai lancé, à blague : « C’est vous autres qui faites tout ce vacarme-là ? On s’entend même plus parler dans l’château ! » Puis lui, il répond : « Bien oui, c’est bien connu, ça baisse le ton, un Anglâ, surtout quand ça essaie de te passer un sapin ! » Je l’ai trouvée bien bonne, puis lui, il continue à travers les barreaux : « Monsieur Chrétien, maintenant qu’ils vous ont sacré à porte, quand est-ce que vous allez venir avec nous autres ? » J’y dis : « J’suis déjà avec vous autres ! » Y m’répond : « Là là, monsieur Chrétien, vous êtes plus vraiment canadien, mais vous êtes pas encore québécois. » Puis moi, je lui dis : « Écoute, mon jeune, on s’définit pas québécois en négation de quelque chose d’autre ; non, on est d’abord québécois, j’ai toujours été d’abord québécois ! J’ai toujours dit : qui qui est pas passionné du Québec a pas d’cœur, mais qui qui veut pas rester dans le Canada a pas d’tête. Mais inquiète-toi pas, mon homme, si j’suis pris à choisir entre le cœur puis la tête, je pense tu me connais assez pour savoir lequel des deux je vais prendre ! » On s’est serré la main à travers les barreaux, puis, comme vous savez, les événements des jours suivants m’ont forcé à faire le choix plus vite que j’pensais ! Puis je vais toujours me souvenir de ce moment-là, parce que ça montre tout le chemin parcouru par notre peuple. Cette relation-là, entre Dédé puis moi… On a toujours été à la même place, mais fallait quand même se retrouver. Adieu, Dédé !
Tellement émouvant d’entendre notre premier grand chef d’État, avec sa voix rauque, sa bouche au sourire croche et ses rires contagieux, rendre un tel hommage à un autre géant. Je n’ai pas honte de le dire : ce discours m’a mis les larmes aux yeux.
J’aurais aimé entrer recevoir l’hostie, mais il y avait vraiment beaucoup trop de gens, tellement d’admirateurs qui étaient sortis malgré ce dimanche d’automne pluvieux, en effet un peu mortuaire. Dans la foule de parapluies, je me disais que j’allais probablement croiser quelqu’un. Et puis, comme de fait, en traversant le pavé humide de la place d’Armes, j’ai surpris une ancienne connaissance du temps de l’université, rôdant au milieu du square. Il contemplait la statue de Chomedey de Maisonneuve, celle où il chasse les fichus Indiens.
— Mathieu ? Mathieu Rancourt !
— Oh ! salut ! Salut, Benoît.
Étonné, il s’est retourné vers moi, m’a offert un sourire bienveillant tout en me scrutant de bas en haut ; sans doute était-il surpris de mon long manteau bordé de vison et de mes gants en cuir lorsque je lui ai serré la main.
— Seigneur, Mathieu. Ça doit faire quoi, quinze ans ?
— Hé ! hé ! Oui. Je sais pas, hein ? Peut-être plus.
— Je sais pas, moi non plus…
— Tu savais qu’il y avait une autre statue avant celle-là ?
Comme s’il ne l’avait jamais aperçu avant ce jour-là, il s’est remis à observer l’immense bronze, au sommet d’un pi...