GRATTOUILLE
Nancy Stein était assise à son bureau. Après m’avoir lancé un réprobateur « Mais enfin, Phil ! », elle s’était levée, s’était penchée en avant et m’avait dit :
— Ne le prenez pas mal, Phil, mais votre idée ne tient pas la route.
Je lui avais répondu en l’appelant par son prénom, osant croire à une amitié naissante entre nous :
— Mais, Nancy, je connais des gens qui reçoivent l’aide sociale tout en touchant de l’argent pour se former à un métier. Si je pouvais apprendre à souffler le verre, par exemple, je pourrais fabriquer des objets, les vendre et ne plus dépendre des allocations. Regardez, je vous ai apporté le catalogue de l’école d’art et d’artisanat d’Oakland.
Je l’avais fait glisser jusqu’à elle. Elle l’avait regardé en hochant la tête.
— Phil, ce que vous ne comprenez pas, c’est que ces personnes n’ont qu’un handicap provisoire. On peut les réinsérer. Elles bénéficient d’une prise en charge thérapeutique. Elles sont capables de suivre une formation. Nous voulons les aider à ne plus dépendre de l’aide sociale.
— Et donc ? avais-je insisté, attendant qu’elle enfonce le clou.
— Et donc, vous, par contre, vous avez des lésions au cerveau. Vous êtes incurable !
Ces mots me faisaient mal et elle le savait, d’ailleurs, puisqu’en évoquant ma « folie complète et irréversible », elle avait essayé de me faire voir le bon côté des choses :
— Vous n’êtes pas capable de prendre des cours, de suivre une formation professionnelle ni d’envisager un apprentissage. C’est aussi pour ça qu’on ne vous a pas demandé de suivre une thérapie. Et qu’on a décidé de vous verser l’aide sociale sans condition. Rentrez chez vous, maintenant, changez-vous les idées et profitez de la vie !
— Eh bien, dans ce cas, avais-je ajouté d’un ton irrité, coupez-moi les vivres. Je ne veux plus de votre argent. Arrêtez tout !
— C’est là que vous tenez des propos vraiment insensés, Phil. Et plus vous tiendrez ce genre de discours, plus les psys… pardon, les psychiatres, vont penser que vous êtes fou à lier ! Vous allez peut-être même vous attirer des ennuis que vous ne soupçonnez pas !
Des visions de camisole de force et de cellule capitonnée me vinrent à l’esprit. Peut-être à elle aussi. Elle avait la tête légèrement inclinée, les sourcils froncés, l’air de dire : « Fais-moi confiance, suis mes conseils, tu ne peux pas lutter contre ça, ne fais pas de vagues… »
Elle s’était rassise. Moi, je récupérai mon catalogue, que je jetai dans la corbeille à papier, à côté du bureau de Mlle Stein. Et je pris la porte.
Lorsque j’ouvris celle de la Maison bleue, à mon retour, j’entendis quelqu’un qui essayait de jouer un air à la guitare. En dépit de tout ce qui le différenciait de l’original, de ses tâtonnements, je devinai quel rythme le musicien essayait de reproduire. On aurait dit un tango, ou quelque chose que Maxime aurait pu jouer. Ç’aurait pu être Maxime, mais Catherine et lui avaient repris l’avion pour Paris deux semaines auparavant.
On avait tous été tristes que Catherine parte. Elle allait nous manquer. Richard fut très dépité lorsqu’il rentra à la maison et réalisa qu’elle était partie. On ne pensait pas que Maxime, lui, nous manquerait, puisqu’on avait passé le plus clair de notre temps à l’ignorer, ou plutôt à respecter son désir de rester dans son coin. Mais c’est l’inverse qui se produisit : son absence laissa un grand vide. On les aurait accueillis de nouveau avec grand plaisir.
J’accrochai ma veste au porte-manteau du vestibule et pénétrai dans le salon. C’était Tom qui jouait de la guitare. Il était assis par terre, appuyé contre le dos du canapé. Denton était assis face à lui et lisait un magazine.
— Phil est là ! cria Denton en direction de la cage d’escalier, avant de chuchoter : Réunion de famille…
Sur le coup j’appréhendai, puis me ravisai, accueillant cette annonce avec optimisme. Cette histoire d’allocations sociales me tracassait vraiment, et il n’y avait rien de tel qu’une réunion de famille pour exprimer ce qu’on ressentait au fond de soi. Je rejoignis Tom à l’arrière du canapé. Je me mis à lui tapoter le crâne, et ne pus résister à la tentation de le décoiffer.
— Qu’est-ce que tu joues ?
— Un truc que j’ai entendu Maxime composer. J’essaie de retrouver les accords, tant que j’ai encore le morceau en tête.
— J’aime beaucoup, commentai-je.
— Ouais, moi aussi. Quand il le jouait, ça avait l’air si simple, et en même temps c’était vraiment joli et mélancolique.
Tom lâcha le manche de sa guitare et se recoiffa.
— Maintenant que j’essaie de le reproduire, je me rends compte que c’est vraiment complexe ! Il y a beaucoup de septièmes majeures et d’accords augmentés. C’est dommage qu’il ne m’ait pas laissé l’enregistrer !
— Sur quoi va porter la réunion de famille, au fait ?
— C’est Richard qui l’a convoquée, répondit Denton. Je crois qu’il veut nous mettre la pression pour qu’on épargne davantage tous les mois en vue de l’achat du terrain.
Au même moment, j’entendis un bruit de pas assourdissant dans l’escalier. Comme si un petit troupeau était en train de dévaler les marches. Richard, Psylvia, Trudy, Lana, Nicky, Chuck et Lizard déboulèrent, s’installant en cercle autour du canapé et du fauteuil. Greg et Baird les suivaient. Ellen, chaussée de sandales qui claquaient à chaque pas, descendit les dernières marches clopin-clopant.
Baird traversa nonchalamment le salon et la cuisine puis gagna le jardin, pour regrouper les brebis égarées en aboyant.
— Allez, hue ! fit Psylvia en plaisantant, s’amusant de voir Baird reconduire ainsi Bobby, Luc et Alvoye dans notre enclos.
Baird ne comprit pas l’allusion. Je ris intérieurement, heureux de constater que Psylvia et moi avions perçu le côté cocasse de la scène, et que la même métaphore animalière nous était venue.
— Je veux m’asseoir à côté de Trudy, réclama Lizard.
Trudy, qui était déjà confortablement installée sur le canapé, se décala sur la gauche, permettant ainsi à Lizard de venir se tasser entre elle et Tom, qui avait toujours sa guitare sur les genoux.
— Hé, attention à la guitare !
Il posa délicatement l’instrument entre ses jambes, le manche dressé, la main allant et venant le long des frettes. C’était plutôt érotique, ce qui n’échappa pas à Denton.
— Dis, tu ne pourrais pas bouger ton gros cul de quelques centimètres ? demanda Bobby à Alvoye.
Alvoye s’exécuta, en se tordant pour se tâter le derrière.
— C’est juste une façon de parler, Alvoye ! s’exclama Bobby, les yeux au plafond.
Richard feuilleta un registre, puis le referma, son annulaire faisant office de marque-page. Il le cala contre sa jambe d’un coup sec.
— Je déclare la réunion ouverte ! annonça-t-il avec autorité. Tout d’abord, merci à tous. Je vais commencer par faire le tour de l’assemblée pour établir l’ordre du jour. Greg, y a-t-il une question que tu souhaites aborder ?
— Nada… Vous serez heureux de l’apprendre !
Richard tourna la tête vers la droite, en direction de Psylvia.
— Et toi, Psylvia ?
— Peut-être… Mais tout d’abord, je voudrais vous annoncer quelque chose. (On était tous pendus à ses lèvres.) À moins que vous n’y trouviez à redire, je vais devenir l’un des fournisseurs du Yin-Yin, et approvisionner le restaurant en denrées exotiques.
Nicky se tourna vers Psylvia, l’air surpris.
— Et quand est-ce que t’as décidé de faire ça ?
— Hier. Lynn et Estelle avaient besoin d’un coup de main au resto et elles m’ont demandé si ça me dirait de faire ça. J’ai répondu oui.
Psylvia donnait l’impression de vouloir nous mettre devant le fait accompli, pour couper court à toute critique. Afin d’achever de ...