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Ryanair recrute des candidats solvables
– J’en peux plus, Max. Ce boulot de fille au pair prend tout mon temps, et je suis mal payée. Impossible de faire quoi que ce soit à Londres avec mon pseudo-salaire ! C’est décidé : je rentre en France. J’ai pris mon billet d’avion. Maintenant que je maîtrise mieux l’anglais, je vais pouvoir devenir hôtesse de l’air… Je passerai le CSS, et je postulerai chez Air France…
– Tu ne veux pas essayer Ryanair avant de partir ?
– Railla-quoi ?
– Ryanair, la compagnie low-cost irlandaise. Il y a moins de vingt ans, c’était une toute petite boîte régionale qui a frôlé la faillite. Ils ont commencé avec un avion à hélices de quinze places ! Au milieu des années 1990, Michael O’Leary est devenu le patron à tout juste trente-cinq ans. C’est le type qui passe son temps à se moquer de ses concurrents… Il se met en scène dans les pubs Ryanair !
– Jamais entendu parler.
– O’Leary a repris les méthodes du low-cost américain : un seul type d’avion pour obtenir de gros rabais à l’achat et simplifier la formation des équipages ; réservations par Internet, suppléments pour les bagages, tout payant à bord, des dessertes d’aéroports dans des coins un peu perdus pour profiter de taxes réduites… tout en bénéficiant de nombreuses subventions… Ça marche ! Leur chiffre d’affaires a été presque multiplié par trois en cinq ans. 270 millions d’euros de bénéfices l’année dernière ! O’Leary parle d’une croissance de 25 % de passagers par an. Ils sont même cotés à la Bourse de New York.
– Tu es un expert, ma parole !
– Moi aussi, je veux travailler dans l’aérien. Je me suis renseigné : Ryanair, c’est trente millions de passagers, une centaine de Boeings 737 et à peu près 3 000 personnels navigants. En ce moment, ils achètent des avions par centaines et ça embauche à tour de bras. Mais attention : ils ne font que du court et du moyen-courrier en Europe, alors oublie les escales à Los Angeles ou à Hong Kong. Il y a une journée portes ouvertes à l’aéroport de Stansted après-demain. Il faut s’inscrire sur Internet.
– Pile pour mon anniversaire… Mais… Je rentre en France le lendemain !
– C’est jouable, non ?
– Tu sais quoi, Max ? Je vais tenter ma chance. Après tout, je n’ai rien à perdre.
– Rien. Mais je te préviens : c’est hard ! Je me suis débrouillé pour rater mon entretien d’embauche.
*
Max et moi sommes devenus des compagnons de galère : à Londres, les Français de vingt ans à la recherche d’un job et qui logent dans des auberges de jeunesse finissent toujours par se rencontrer. Or, cet ami d’un ami poursuit le même but que moi : devenir « personnel navigant commercial », PNC ou cabin crew pour les intimes, steward ou hôtesse de l’air pour tout le monde.
Nous en rêvons chaque week-end, en sirotant une eau minérale pour deux au bar du Hilton de Park Lane, où les crews des compagnies prestigieuses font escale. En attendant, nous avons trouvé des emplois au pair : j’ai habité chez les Clifton, un couple de la middle class installée en périphérie de Londres, d’où j’ai fui en toute hâte à la suite de propos de plus en plus déplacés du mari. J’atterrissais ensuite dans une famille de juifs orthodoxes, les Rothstein, en plein centre de la capitale. Bien que musulmane, j’ai intégré les us et coutumes du judaïsme, la vaisselle réservée à certains aliments, l’incompatibilité de la viande et des produits laitiers, ou le shabbat pendant lequel j’allume la lumière sur commande. Je prends également soin des costumes noirs, le talit, les tsitsit et les papillotes des trois petits diables âgés de deux, cinq et huit ans que j’emmène et ramène de la crèche ou de l’école, entre préparation des repas, séances de ménage, de repassage et de cirage de chaussures. Un jour de repos hebdomadaire, 320 livres par mois.
Malgré sa grande tolérance, Mme Rothstein m’a surprise :
– Mon neveu David est un garçon très bien, Sofia. Je vais te mettre en relation avec un rabbin qui va te convertir, et tu pourras l’épouser. Tu t’occupes si bien des petits !
J’envisage là encore de prendre la poudre d’escampette. Pour aller où ? Ma famille paternelle, installée à Leeds, serait ravie de m’accueillir, à condition que je sois prête à revêtir au quotidien le shalwar kameez, la tenue traditionnelle pakistanaise. J’y ai goûté quelques années plus tôt, lors de mon unique séjour chez eux, et je ne tiens pas à remettre ça. C’est dire combien Ryanair tombe à pic.
Quelques minutes après avoir rempli en ligne les formalités de préinscription, je reçois un rendez-vous pour la journée « portes ouvertes » du lundi 30 janvier, à 8 heures du matin. Le temps de dire adieu aux Rothstein et je fonce vers le métro, traînant mon énorme valise achetée en France il y a six mois.
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Bloc de verre et de béton blanc, posé sur quatre étages au pied des pistes, le Radisson Blu Hotel pourrait passer pour un luxueux terminal. Il y a déjà foule derrière son immense et transparente façade : environ deux cents personnes, jeunes, en costume ou en tailleur, groupées ou isolées. Dans le hall, un brouhaha multilingue tournoie autour d’une vertigineuse colonne centrale. Ce serait plutôt l’heure des croissants et du café, mais Ryanair, dont les affiches constellent les murs, n’a que de l’eau à nous offrir.
Les bribes de dialogues saisies au vol m’apprennent que des candidats viennent de loin. Dix minutes passent, puis vingt, trente, et encore davantage. Je me fonds dans un groupe mêlant Polonais, Irlandais, Italiens, Anglais et Espagnols. Tous misent gros sur cette journée. J’entame la conversation avec Anita, arrivée hier de Varsovie. Elle a déjà tout d’une hôtesse de l’air : anglais et physique parfaits assortis d’une courtoise assurance laissent penser qu’elle réussira haut la main.
Une femme, dans la trentaine souriante et en tailleur, réclame notre attention. Silence soudain.
– Bienvenue à l’open day Ryanair. Vous serez appelés par ordre alphabétique. Bonne chance !
J’ai l’impression de retourner au lycée, quand mon patronyme me valait de figurer au beau milieu de l’appel. Ce qui apparaissait comme un avantage en cours de maths a ici le don de m’épuiser. Combien d’heures à tuer ? J’ai peu dormi, ma tenue d’apprentie working girl n’est guère épaisse, et il me semble que, sous mes escarpins, les dalles de marbres irradient un froid polaire. Pour passer le temps, je continue à sociabiliser avec des gens plus ou moins tendus. La matinée touche à sa fin quand mon nom résonne : « Licha-yni Sofi-ha ! », lâche une Anglaise à l’accent londonien.
Je la suis dans un couloir à la mesure de l’attente : très long. Cheveux lâchés et...