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Monsieur, où allez-vous ?
C’est un matin calme et doux mais sans rayons de soleil, je crois. Un taxi m’emporte vers Roissy. Le chauffeur est silencieux et moi aussi. Il est encore tôt et je ne suis pas très bien réveillé. J’entrouvre la vitre pour sentir l’air sur mon visage. Le vent s’introduit dans la voiture par petites bouffées régulières, chaque fois accompagnées d’un léger bruit étouffé, que j’adore. Cela me rappelle quelque chose de mon enfance, mais quoi ? Je fouille dans ma mémoire : je me revois tout gamin dans le train qui me conduisait de Paris à Nantes avec mes parents. J’aimais faire ce même geste : entrouvrir la fenêtre du compartiment pour sentir le vent arriver par intermittence : puff, puff, puff. Comment se produisent ces petits bruits douillets et que viennent-ils donc remuer en nous ? C’est un mystère.
La circulation est fluide et nous sommes déjà sur l’autoroute du Nord.
Le chauffeur a remarqué ma condition, mais il ne m’interroge pas. Il se demande sans doute comment je vais régler sa course. Si je paye par carte, pourrais-je lire le montant sur le cadran ? Et comment parviendrai-je à faire mon code ? Si je le règle en espèces, comment vais-je reconnaître les billets ? J’ai déjà prévu le coup. Je ne prendrai pas le risque de faire une carte ; j’ai préparé à peu près la somme qu’il va me demander et je saurai reconnaître ce qu’il me rendra en échange. En Europe – heureux choix pour la monnaie unique –, les billets de valeur différente ont des formats différents. Avec un peu de pratique, on apprend facilement à les reconnaître au toucher. Aux États-Unis, les dollars sont tous de même taille et ne se différencient que par leur couleur : qu’on vous donne un billet d’un dollar au lieu de cinquante ou de cent, et vous n’y verrez que du feu !
Nous arrivons à l’aéroport et le chauffeur me propose de me conduire dans le hall. Sympa. La porte sitôt franchie, je me sens enveloppé par le murmure des annonces et le brouhaha des voix. Je ne suis pas à l’aise dans les aéroports, où il m’est impossible de m’orienter seul. Dès que j’y pénètre, je dois me faire identifier, repérer, désigner. C’est le seul moyen de susciter l’assistance dont j’aurai besoin. Alors, schlack : je dégaine mon arme blanche, le bâton qu’il me faut agiter devant moi, à gauche à droite, pour me frayer un chemin. Il mesure 1,30 mètre et en intimide généralement plus d’un. Tac tac tac tac : je commence à frapper le sol de ma canne. Le chauffeur est pressé (il craint sans doute pour sa voiture), il me salue en me lançant : « Vous n’avez qu’à aller tout droit et vous arriverez au comptoir. » D’accord, je le remercie et j’avance, bien concentré. Tac tac tac tac.
Il ne se passe pas une minute avant qu’une voix masculine ne se fasse entendre sur ma droite : « Monsieur, où allez-vous ? » Qui est-ce ? Un voyageur attentionné ? Un employé en charge de la sécurité ? Je lui réponds :
« Au comptoir Air France.
– Je vais vous accompagner ; vous n’allez pas tout à fait dans la bonne direction. »
Il me prend le bras et, sans plus me parler, me conduit à bon port. J’attends un peu, et voici qu’une autre voix – féminine, celle-ci – m’interroge :
« Monsieur, quelle est votre destination ?
– Je vais à Montréal. »
Elle prend mon passeport, consulte mon dossier dans son ordinateur et me demande :
« Voulez-vous un bras ou un fauteuil ?
– Pardon ?
– Je veux dire, pour votre assistance, voulez-vous une simple escorte ou un fauteuil pour handicapé ?
– Ah ! une escorte bien sûr, et si possible une jolie fille. »
Je ne l’entends ni rire ni sourire : la voix prend bonne note puis me conduit à un autre comptoir. J’ai été surpris par sa question (c’est la première fois qu’on me laisse le choix) et surtout, je suis ravi : je vais éviter le fauteuil. Car il est arrivé, je ne sais plus dans quel pays, qu’on m’oblige à le prendre. Comme je refusais, l’employé s’était énervé. Il le fallait, pour des questions de sécurité, paraît-il, ou je ne sais trop quoi d’autre… J’ai senti que c’était sans appel. Alors, vous enragez, vous avez envie de mettre votre poing dans la figure du type, ou bien de rire du ridicule de la situation. Mais rien à faire – qu’à prendre sur soi et à laisser passer.
Donc je suis vraiment content que, cette fois-ci, on m’ait demandé mon avis. Je me retrouve dans la zone dite du « Service d’assistance à la personne ». On vérifie encore mon identité et on passe la consigne au service. Maintenant, je n’ai plus qu’à attendre mon « escorte » ; reste à savoir combien de temps : cinq minutes, un quart d’heure, une demi-heure ? On ne sait jamais… Tout dépend si l’instruction a bien été transmise ou reçue, si le service est en sous-effectif – ce qui arrive souvent. Il faut prendre son mal en patience. De toute façon, mon degré d’autonomie est, en ce lieu, quasi nul. Je sais que je dois être conduit, dirigé, étiqueté, contrôlé, déposé comme un paquet ici, puis là.
Soudain, une voix nouvelle me sort de ma somnolence : « Bonjour, c’est bien vous qui partez à Montréal ? Je m’appelle Julia et je vais vous conduire à votre salle d’embarquement. » Ouah ! On ne m’avait jamais abordé ainsi pour aller prendre un avion : quelle délicatesse ! Ils font vraiment des progrès ! Mais elle ajoute aussitôt : « Vous voulez monter dans mon fauteuil ? » Je n’ai pas prévu le coup et je me crispe immédiatement : « Mais je ne l’ai pas demandé ! » Et elle de se justifier :
« Je préfère le prendre, on ne sait jamais.
– Mais pourquoi m’a-t-on posé la question, alors ?
– Je ne sais pas. »
Elle commence à s’impatienter :
« Alors, vous voulez monter ?
– Non merci ; de toute façon j’ai de bonnes jambes ! »
Elle n’insiste plus, mais me suggère :
« Donnez-moi quand même votre sac à dos. Il m’a l’air bien lourd, on va le mettre sur mon fauteuil.
– Oui, ça, c’est une bonne idée. »
Et elle, triomphante :
« Vous voyez bien qu’il sert à quelque chose, mon fauteuil ! »
Nous voici partis, formant un drôle d’équipage : elle poussant son fauteuil chargé de mon sac, et moi ne sachant pas très bien à quoi me raccrocher, tantôt prenant son bras, tantôt saisissant l’une des poignées du fauteuil. Sans le faire exprès, je frôle sa main.
En chemin, on nous salue ou plutôt on la salue, elle : ce sont des employés habitués à la voir passer avec son fauteuil et son client. Elle leur renvoie un bonjour amical et j’entends son sourire.
Julia m’est d’emblée sympathique. Elle adore s’occuper des PHMR, me dit-elle. Jamais entendu cette expression ; je lui demande ce qu’elle signifie. Comprenez les « personnes handicapées à mobilité réduite ». Elle dira plus tard « PMR », ôtant le « H » comme si le mot « handicapé », même réduit à son initiale, l’embarrassait. Elle suit un itinéraire bien particulier qui nous fait sans doute gagner du temps : du coup, j’ai l’impression, au lieu d’être un spécimen de la race des PMR, de rejoindre soudain l’élite des VIP !
J’ai le sentiment qu’elle aime son métier et que le fauteuil lui donne une contenance et une fonction bien identifiables. « Vous savez, c’est ma Lamborghini, ce fauteuil ! »
Nous voici bloqués par une foule de voyageurs qui attendent je ne sais quoi. Mais elle ne se laisse pas arrêter pour autant, et lance de sa petite voix aiguë : « Pardon ! Pardon ! » tout en continuant à avancer. Les rebords inférieurs du fauteuil viennent toucher les jambes des personnes qui sont juste devant nous et qui, en s’écartant, nous font comme une haie d’honneur. Julia nous fraye ainsi un chemin dans la cohue : pas bête ! Elle est ravie de me montrer sa technique : « Voyez à quoi elle sert, ma Porsche ? » Tiens, elle a dit « voyez ». Je souris intérieurement.
Nous arrivons à la sécurité. Les agents comprennent tout de suite la situation. Ils sont habitués, et moi aussi. Je me déleste de tous les objets qui peuvent sonner, et en un instant je me retrouve sans chaussures ni ceinture. Mais comment être sûr d’aller bien droit et de passer sous l’étroit portique ? De l’autre côté, l’agent de sécurité me tend sa main gantée : il suffit que je la touche et me laisse guider pour ne pas frôler les parois et ne pas faire sonner la machine. Ouf : je ne suis pas suspect !
Puis je repars avec Julia, qui me récupère avec sa voiture de course. Nous filons vers la salle d’embarquement ; nous n’avons pas tant de temps que ça. Elle a quand même envie de me confier qu’elle est maman, qu’elle a deux enfants, que, « vous savez, ce n’est pas facile de tout concilier ». Mais elle aime beaucoup ce qu’elle fait parce qu’elle rend service. C’est vrai, elle doit parfois s’occuper de grincheux mais dans l’ensemble les gens sont gentils, etc. Et si vous saviez,...