I. Les grands fauves
Mon président
Il va s’éteindre. Ce n’est plus qu’une question d’heures. Il a sombré dans cet autre monde. Dans cet étrange couloir sombre, aux pourtours si étroits qu’un retour en arrière est inespéré. Son souffle se réduit comme la flamme d’une bougie au petit matin. Mon président n’est plus conscient. Il n’y aura pas de sursis cette fois. Il ne souffre plus. La douleur de son épaule brisée et bandée, celle de sa hanche fêlée le laissent enfin en paix. La veille, il avait pourtant réussi à sourire avec ses yeux, à rire en silence. J’avais endossé la casquette du Secours populaire, celle avec laquelle nous aimions poser pour les photographes lors de la journée des oubliés des vacances.
Julien n’est pas de ma famille, et pourtant j’ai tant de peine. Nous n’étions pas du même sang, mais de la même veine. Nous nous comprenions. À l’admiration se sont ajoutées l’affection puis la tendresse. Je l’aimais tant.
Il me faut quitter la clinique, laisser ses quatre enfants l’accompagner comme je l’ai fait avec mon propre père. Leur chagrin m’atteint. Leurs larmes coulent de mes yeux. J’ai du mal à m’y résoudre. L’impression de déserter sans doute. Inconsolée, je lui murmure encore quelques mots à l’oreille, je l’embrasse une dernière fois sur le front. Je pars, la mort s’immisce en lui, je sens son ombre sur nous. Je sais que je ne le reverrai jamais plus. Comment est-ce possible ? Comment ces gens-là peuvent-ils mourir ? L’épilogue de sa vie s’achève là. Mais s’il en est un qui n’a pas gaspillé « la saison de sa force », c’est bien lui.
Il a quatre-vingt-treize ans et nous savions tous que ce jour-là surviendrait. Il m’arrivait même de le formuler : « Quand Julien ne sera plus là… » Je le disais, oui, sans jamais y croire.
Il n’aimait pas que l’on évoque son âge, il se sentait prêt à repartir pour une deuxième vie et peut-être même pour une troisième. Rien ne l’arrêtait, ne le rebutait, ne l’effrayait.
J’avais fini par le penser immortel. Julien Lauprêtre ne voulait pas mourir, il lui restait tant à faire, tant à vivre. La pauvreté ne se réduirait pas en cendres avec lui, il le savait mais ne s’y résolvait pas. Il vivait pour le Secours populaire et pour les gens.
Les autres étaient les siens. Sa cause était la nôtre.
Il était né pour la lutte – la haute – et les combats – les beaux.
Mon président avait pourtant réussi à faire des pieds de nez à la mort. Par deux fois – de ces pieds de nez qui forgent un homme pour le restant de ses jours, de ceux qui annoncent un destin hors du commun. Une ligne de vie dont pas un mot ne serait à retrancher.
La première fois, c’était lors de son arrestation dans la suite du groupe Manouchian en novembre 1943. Les vingt-trois combattants de l’Affiche rouge furent fusillés. Son jeune âge lui épargna de peu la peine capitale. Il avait seize ans et pensait à son entraînement de natation. Encore un gamin. Ce moment-là, jusqu’au bout, Julien pouvait le raconter, heure par heure, avec la même intensité d’émotion. Il se souvenait parfaitement des mots de Missak Manouchian : « Petit, nous, on va tous mourir. Toi, il faudra que tu continues. » Ce jour-là, la phrase d’Aragon dans Le Roman inachevé : « Étranger et nos frères pourtant » s’est inscrite à tout jamais en lui. Pas une année sans qu’il aille honorer la mémoire du combattant arménien dans une fidélité sans faille.
Le second rendez-vous miraculeusement manqué avec la mort survint quelque temps plus tard. Toujours en pleine guerre et alors qu’il cherchait à échapper au STO, il grimpa dans le premier train pour s’enfuir. Mais il était rempli… d’Allemands. Encore une fois, il sauva sa peau. Après ça, il n’eut de cesse de sauver celle des autres. La couleur des uns, la religion des autres ne l’intéressaient pas. La différence le laissait indifférent. Ce qu’il voulait, c’était réparer la chance de ceux qui n’en avait pas reçu suffisamment ou lorsqu’elle s’était brisée sur l’autel du capitalisme. C’est ça qu’il voulait, Julien, que les gosses mangent à leur faim, qu’on les aide à faire leurs devoirs quand les parents y étaient impuissants, qu’on les emmène au musée et à la mer, qu’on leur fasse faire du sport, qu’on leur ouvre les portes du monde et de l’avenir. Qu’on leur apprenne qu’un ailleurs est toujours possible. Qu’on leur permette au moins l’accès à l’égalité des chances.
Enfant, il avait vécu la victoire du Front populaire et fêté les belles avancées sociales. Il avait vibré à l’unisson de la classe ouvrière, drapeau rouge à la main. Mon Julien en culotte courte a grandi avec l’idée de la lutte dans le sillage de son père, à l’origine de la CGT cheminots. Il a fréquenté les manifestations sans savoir déchiffrer les slogans sur les écriteaux. À l’âge où ses yeux d’enfant se fixaient sur les rêves. Il avait déjà une intuition, celle qui lui dicterait le sens d’une vie.
Sa condition d’enfant de pauvres lui permit d’accéder à sa première colonie, prise en charge par le Secours rouge. Un petit séjour à l’île de Ré, où les enfants de réfugiés espagnols côtoyaient les petits Parisiens sans le sou. Ensemble, ils découvraient la grande bleue et les quatre cents coups. Ce cadeau, il l’a rendu des années durant aux enfants démunis en les emmenant par milliers voir la mer le temps d’un jour d’été. Comme elle est belle cette journée à la plage envahie de casquettes de toutes les couleurs. Il n’avait pas de plus grand bonheur que celui suscité par l’émerveillement des « gosses ».
Depuis 2012, date de notre rencontre dans un salon feutré de l’Élysée, j’ai vécu grâce à lui de merveilleux moments. J’ai trouvé au sein du Secours populaire une nouvelle famille. Ceux qui me regardaient avec méfiance ont fini par comprendre que je ne venais pas là pour récolter une image. Je ne suis plus une enfant sage.
Julien, je l’aimais.
Je l’aimais pour tout ce qu’il a donné au cours de sa vie.
Je l’aimais parce qu’il aimait le mot « populaire ».
Je l’aimais pour son enthousiasme, qui n’a jamais tari malgré les années.
Je l’aimais quand il m’appelait « p’tite ».
Quand il me téléphonait le dimanche.
Il fatiguait bien sûr. Qui ne faiblirait pas à quatre-vingt-treize ans.
Il avait des douleurs, celles liées au grand âge. Il enrageait de devoir rester assis lors de cérémonies trop longues. Mais son dos lui disait non. Il ne trottinait plus comme avant. Ou alors dans sa tête, à cogiter sur le prochain événement. Sur l’avenir. Il s’agrippait à la vie comme à sa sacoche, que personne n’avait le droit de porter. Il adorait les huîtres et le whisky, nous le savions tous. Nous étions ses fournisseurs.
L’idée de ne plus pouvoir se rendre à la Fête de l’Huma un jour faute de ne pouvoir arpenter les grandes allées le désespérait. Il avait la carte comme on dit, mais pas celle des milieux parisiens, celle du Parti communiste, dont il est resté fidèle jusqu’à son dernier souffle.
Ensemble, nous étions allés à la rencontre des garçons et des filles dans les villages « Copains du monde », qu’il avait créés « pour que les gosses apprennent à s’aimer plutôt qu’à s’entretuer ». C’était l’une de ses grandes fiertés que de réunir des enfants défavorisés du monde entier. La Bretagne, la Moselle, le Nord, Marseille, Angers, nous en avons sillonné ensemble, des territoires. À l’étranger aussi, le Japon, les Philippines, où nous partions en mission… Il nous faisait chanter « Nini peau d’chien » au gré de ses envies. Et nous chantions, au moins le refrain. C’était sa chanson. Elle était d’un autre temps, elle nous rappelait qu’il avait quasiment traversé le siècle précédent.
Il était infatigable, prenait des risques incroyables. Il parlait, pensait Secours populaire jour et nuit.
J’aimais aller déjeuner dans son bureau du IIIe arrondissement. J’accrochais mon vélo devant le siège national du Secours populaire, rue Froissart.
Il savait recevoir dans cet antre empli de cadeaux du monde entier. Pas de déjeuner sans apéritif. Il était midi, il me servait un verre de vin. J’acceptais, il n’y avait qu’avec lui que je dérogeais à la règle du « pas d’alcool au déjeuner ». Mais c’était Julien. On avalait des pizzas froides. Il s’inquiétait de mes amours, nous parlions du Secours. Il était satisfait d’apprendre que j’étais « heureuse en ménage ».
Comme j’aimerais que son action, que sa personnalité soient connues et reconnues de tous ! Les Français ont retenu le nom de l’abbé Pierre, celui de Coluche, le sien beaucoup moins. Et pourtant, voici soixante-cinq ans qu’il œuvrait pour les autres, pour un monde meilleur. Il était entré au Secours en 1954, au moment de l’appel de l’abbé Pierre et de cet hiver terriblement meurtrier.
Ses combats étaient immuables, ses conditions de vie aussi. Il vivait dans le même HLM depuis cinquante ans, là où ont été élevés ses quatre enfants avec leur mère, « la petite Jeannette ». Là où il a fallu se serrer, les coudes et les corps. On ne trouve aucune incohérence entre ses actes et sa parole. Julien ne se prenait pas pour un autre. Il était un vrai président. À défaut d’éternité, qu’il ait la postérité.
Trouverons-nous encore de grands bonshommes comme lui, sans les épreuves de l’Histoire ?
Des têtes brûlées prêtes à tout pour embarquer encore davantage de gosses voir la mer ? Capables de frapper à toutes les portes pour aller dénicher l’argent là où il se trouve ?
Julien n’était pas le genre d’homme à rester figé sur le passé. Seul l’avenir l’intéressait, seule l’étape d’après le mobilisait. C’est aussi cela que j’admirais chez lui.
Mon engagement au Secours populaire ne résulte pas du hasard. J’y suis marraine, une dénomination devenue commune. Je suis là, avec d’autres, pour défendre sa cause et être présente pour attirer la lumière sur certaines actions. Elles sont tellement nombreuses. Le Secours populaire représente désormais un tissu de 80 000 bénévoles pour réparer les accrocs de la société, un million de membres, le premier mouvement de France. Quasiment pas de show-biz. Ça me va. Ici, l’authentique passe avant le médiatique. Julien les répétait si souvent, ces chiffres, ajoutant inéluctablement : « Tu te rends compte, si c’est beau, hein ! »
Oui, Julien, c’est tellement beau ce que tu as fait au cours de toutes ces années. Cette idée de justice que tu as placée au plus haut, cette association que tu as portée au firmament. Ton empreinte est là sous nos pas, ton héritage est notre bagage. Tu nous laisses le cœur gros, toi qui avais un gros cœur. Merci, mon Julien, nous ne te décevrons pas. Nous resterons dans ton sillage. À jamais.
1936 L’échappée belle
Il y a 80 ans, le Front populaire votait les congés payés, et des millions de Français partaient en vacances.
Le petit Julien n’en revient pas. Il a « pris dix ans » voilà quatre mois, il est en âge de comprendre. Il dort toujours dans cette espèce d’alcôve qui, ouverte sur la cuisine, fait office de chambre. C’est que le logement de Jean et Marie est étroit, un petit deux-pièces dans le XIIe arrondissement. Fils unique, Julien ne peut partager sa joie avec aucun frère et sœur. Ce matin du 11 juin 1936, lorsqu’il regarde par la fenêtre qui donne sur la cour, il découvre, fasciné, une forêt de drapeaux rouges. La joie se propage d’une famille à l’autre, d’un logement à l’autre, d’un immeuble à l’autre. La loi accordant les 40 heures et les congés payés vient d’être votée. Elle va changer la vie de millions de Français.
Julien, comme beaucoup de petits Parisiens, n’est jamais parti en vacances. Mais il a de la chance, son père est cheminot. Alors, à plusieurs reprises, Jean a pris son gamin sous le bras et l’a emmené hors la capitale, rendre visite à la famille, à l’autre bout de la France. Jean Lauprêtre n’est pas un simple ouvrier. Il fait partie de ceux qui ont créé la CGT cheminots, qui ont mené le combat pour faire avancer les droits des travailleurs. Il n’est pas rare que le deux-pièces se transforme en lieu de réunion syndicale. Julien a grandi dans cette atmosphère de la lutte engagée dans des volutes de fumée. Quand ce n’est pas à la maison qu’on refait le monde, c’est rue de Bercy, au siège de la CGT cheminots. Ou encore dans les manifestations, en brandissant des pancartes. « J’étais vraiment tout jeune quand cela a donné lieu à une dispute entre mes parents. Mon père arrive du travail et prévient ma mère qu’il doit s’absenter », raconte Julien Lauprêtre. Elle a du caractère, la Marie. Elle rétorque : « Puisque c’est comme ça, je sors aussi. » « Il a dû m’emmener avec lui à une manifestation… Je me suis pris un coup de pied aux fesses d’un… policier ! Je m’en souviens encore. »
Le vote de la loi a une incidence immédiate pour le petit garçon. Ses premières vacances, fichtre ! Jean l’a inscrit à une colonie du Secours ouvrier international, l’ancêtre du Secours populaire. Le mois d’août arrive. Ses parents l’accompagnent à la gare. Sur le quai du métro, une petite fille de 9 ans le repère, elle a le même baluchon. Le père est sidérurgiste syndicaliste, la mère gardienne d’immeuble. Les deux couples se lient d’amitié. « Et la petite Jeannette deviendra ma femme », glisse dans un sourire attendri Julien Lauprêtre quelque quatre-vingts ans plus tard. C’est dire si le Front populaire a changé sa vie. Comme lui, cette année-là, des milliers de gamins découvrent la mer. Le ...