Les filles de Romorantin
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Les filles de Romorantin

  1. 110 pages
  2. French
  3. ePUB (adapté aux mobiles)
  4. Disponible sur iOS et Android
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Les filles de Romorantin

À propos de ce livre

L'une est restée, l'autre est partie. C'est l'histoire de deux vies, l'histoire de deux France. Retournant dans la petite ville qui l'a vue naître, elle retrouve sa meilleure amie d'enfance, qui, elle, n'est jamais partie. Elle raconte l'histoire de deux filles. L'histoire de deux France. Durant tout son lycée, elle ne rêve que d'une chose; fuir sa petite ville de Province. Fille d'ouvriers d'origine marocaine, elle gravit les étapes une à une. Fait deux grandes écoles, devient journaliste, interview des décideurs, dirige un média. Mais au fond d'elle, naît une culpabilité; celle d'avoir abandonné sa ville, Romorantin, au moment où cette dernière avait le plus besoin de ses enfants – lorsque la crise était à son comble, que les usines fermaient. Alors, elle décide de revenir. En arpentant les rues, elle se rend compte avec désolation que la plupart des boutiques du centre ont mis la clef sous la porte. Elle essaye de comprendre. Pour cela, elle retrouve son amie d'enfance, Caroline est responsable de rayon au M. Bricolage de Romorantin. Engagée dans les gilets jaunes. Elle n'est jamais partie. Alors qu'elles sont nées au même endroit, leur vie n'a maintenant rien à voir. C'est alors l'occasion de peindre un portrait de la France à deux visages.

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Informations

Éditeur
Iconoclaste
Année
2019
Imprimer l'ISBN
9782378801021

On ne vous a jamais vue ici, madame

Avec les gilets jaunes

Il est 18 heures et il fait déjà sombre, ce vendredi de janvier, à mon arrivée devant les portes encore fermées de l’Agora. Caroline n’a pas pu se libérer ce soir-là ; c’est son tour de garder son fils, ce week-end. Je suis venue seule, à vélo, mon gilet jaune de sécurité sur le dos. Je n’ai pas encore eu l’occasion de découvrir cette nouvelle salle du quartier Saint-Marc, l’un des deux quartiers d’habitat social de Romorantin. Construit en 2013 dans le cadre de l’opération de renouvellement urbain, l’édifice municipal respire encore le neuf. Un petit groupe de gilets jaunes se tient devant la porte d’entrée de ce bâtiment rose saumon. C’est aussi pour eux que je suis revenue à Romorantin. Il fallait que je les observe, que je les rencontre. J’avais évidemment suivi le mouvement au niveau national à travers le travail des consœurs et confrères, mais de quelle nature était ce tremblement populaire à Romo ? Qui étaient les gilets jaunes de Romorantin ? Je voulais connaître leur parcours collectif et, pourquoi pas, leurs histoires individuelles. Dans un message que j’avais publié sur leur page Facebook, j’avais prévenu de mon arrivée.
À Romo, les gilets jaunes tiennent réunion chaque semaine dans cette salle du quartier, située entre le café fréquenté par les habitants de la communauté franco-turque et les deux mosquées de la ville. Les oppositions de principe entre « types » d’habitants sont donc bien loin de la réalité. Même si, aux dires des commentateurs de télé ou des chroniqueurs radio, il existerait une sorte de frontière entre les « petits Blancs », comme on les appelle, et les habitants de ces quartiers populaires. N’entend-on pas certains qualifier régulièrement ces quartiers de « ghettos communautaires », de « zones de non-droit » qui seraient inaccessibles et hostiles aux gens n’y vivant pas ? Et pourtant ici, à quelques mètres, juste en face de la salle de réunion des gilets jaunes, sur la même rue Hubert-Fillay, les membres de l’association culturelle marocaine ont invité plusieurs personnalités locales à partager le repas de la fête de la fin de ramadan dans leur salle de prière, dont Nicolas Pelat, curé de la paroisse Saint-Étienne de Romorantin.
L’obscurité est maintenant tombée et, avec elle, la température devient glaciale. Les nuits d’hiver solognotes sont parmi les plus froides du pays. Daniel, 65 ans, fait entrer tout le monde. Ancien chef d’entreprise spécialisé dans la réfrigération et le chauffage, retraité depuis 2016, il est l’un des leaders du mouvement à Romorantin. C’est à lui que la mairie a confié les clés de l’Agora. Ce soir, une trentaine de personnes ont répondu présent. C’est bien moins qu’au début de la mobilisation, deux mois auparavant, lorsqu’un millier de personnes se retrouvaient sur les ronds-points de Romo. Chacun se met à déplier et installer les chaises, soigneusement rangées en fond de salle. Un peu machinalement, je fais comme eux. Les murs sont tapissés de dessins multicolores d’enfants, sur les tables une dizaine de jeux de société sont empilés et au beau milieu de la pièce trône un babyfoot. C’est ici que les enfants et les ados du quartier se retrouvent après la classe ou pendant les vacances scolaires. Dans quelques minutes, l’endroit résonnera des débats d’une trentaine d’adultes sur le référendum citoyen, le pouvoir d’achat ou l’impôt sur la fortune. Ici, chaque vendredi soir, les gilets jaunes de Romorantin tentent de réfléchir à la société que nous laisserons aux futures générations.
Tandis que Daniel commence la rencontre par la vente de pin’s « gilets jaunes » à 2 euros au profit de la cagnotte du mouvement, je perçois des chuchotements dans mon dos. En me retournant, je me rends compte qu’on me dévisage. Les regards sont très insistants. À ma gauche, quelques-uns épluchent mon profil sur les réseaux sociaux, certains se refilent leurs téléphones portables avec un petit sourire en coin. Je fais comme si de rien n’était. Après tout, je suis journaliste, mes comptes professionnels, mes posts, mes articles sont publics, consultables par tous.
J’attends que chacun se soit installé pour me présenter à tous. Mais Daniel dégaine plus vite que moi : « On ne vous a jamais vue ici, madame. Ce serait bien que vous vous présentiez car, nous, on aime bien savoir à qui on a affaire. »
Me voilà debout, face aux trente gilets jaunes, que je prends soin de regarder un par un, droit dans les yeux. Ce moment est important pour moi : c’est la première fois que je présente mon enquête actuelle à une petite assemblée, et je le fais devant les gilets jaunes de ma ville de naissance. En face de moi, des travailleurs, deux ados, des jeunes actifs, des mères et pères de famille, des retraités, quelques demandeurs d’emploi… J’évoque mon enfance à Romorantin, je raconte mon attachement à cette ville. Je résume brièvement ma carrière, insistant sur le livre que je suis en train d’écrire : le récit de mon retour à Romorantin et des retrouvailles avec ceux aux côtés de qui j’ai grandi. On m’écoute, les regards sont attentifs, les visages concentrés. Ni animosité ni méfiance apparentes. Plus je parle, plus je les sens réceptifs. Puis Daniel intervient : « On va soumettre votre présence au vote. » J’étais à mille lieues d’imaginer une telle décision… Tout au plus, je m’attendais à devoir convaincre, rassurer sur mes intentions. C’est devenu si fréquent dans l’exercice de notre métier aujourd’hui, je m’y suis habituée. « Vous ne travaillez pas pour BFM ? » renchérit quelqu’un. « Vous êtes indépendante, ça veut dire quoi ? » m’interroge-t-on. « Pour qui travaillez-vous ? » me lance un autre. Je prends le temps de répondre aux questions, et Daniel s’avance : « Alors, est-ce que vous votez contre la présence de madame la journaliste à notre réunion ? » Ma gorge se serre. Je n’ose pas imaginer que les participants vont voter contre moi, la fille du coin. Je leur confie ma stupéfaction. Ils rient. Je crois avoir décelé, dans la moue de certains, du scepticisme. Finalement, personne ne lèvera la main pour voter mon éviction. Je suis soulagée. Je ressens comme une petite victoire – c’est dire si nous, professionnels des médias, avons intégré cette méfiance. Quelques minutes plus tard toutefois, Charlie, 18 ans, le plus jeune des gilets jaunes de Romorantin, prend la parole. « Faites attention ! Il se peut qu’il y ait des micros ici. Personne ne peut dire qu’on n’est pas surveillés. Je vous le dis, moi je n’ai pas confiance en tout le monde ici. » Autour, si certains sont interrogatifs, la plupart acquiescent. De nouveau, quelques regards lourds se posent sur moi.
À Romorantin, les gilets jaunes ont entre 25 et 65 ans. Ils se nomment Ségolène, Daniel, Cindy, Jean-François, Caroline, David, Élise, Lilian, Béatrice, Bruno, Pilar, Isabelle, Patrick, Murielle… Autant de femmes que d’hommes. Ils ne se connaissaient pas auparavant, ne s’étaient jamais engagés. Les voilà désormais qui battent le pavé plusieurs fois par mois, animent le collectif sur leurs réseaux sociaux, occupent le rond-point menant à l’A85, argumentent. Bref, ils font de la politique concrète, eux qui, pour beaucoup, ont pourtant déserté les urnes depuis des années, dégoûtés des trahisons successives et des promesses non tenues. Leurs revendications ? Celles que l’on entend chaque samedi depuis le 17 novembre 2018, dans les villes de France : hausse des petits salaires, justice fiscale, maintien des services publics, meilleure participation des citoyens au processus démocratique. La taxe carbone, c’est, disent-ils, « la goutte d’essence de trop qui nous a réveillés et qui a tout fait déborder ». Car ils n’ont pas d’autre choix que d’utiliser leur voiture pour aller travailler, conduire leurs enfants à l’école ou aller faire leurs courses au centre commercial. Ces gilets jaunes viennent de Romorantin, mais aussi de villages alentour que je connais bien, situés dans un rayon d’une cinquantaine de kilomètres : Saint-Loup-sur-Cher, Montrichard, Gièvres, Salbris, Villefranche-sur-Cher, Châtres-sur-Cher… Chaque jour, beaucoup sont forcés de faire vingt, trente, cinquante kilomètres en voiture, parfois plus, sur un territoire non desservi par les transports en commun.
Ils en ont assez d’être décrits comme des pollueurs insensibles à la cause écologique. « La voiture, ce n’est pas un luxe pour nous, c’est un outil de survie. Sans elle, on ne bosse pas. On fait comment ? » réagissait l’un des gilets jaunes de Romo lors d’une réunion. « Et la pollution par le kérosène non taxé des jets privés et des gros avions de tous ces donneurs de leçons, c’est peut-être nous aussi ? » lançait un autre, excédé de voir toujours les mêmes – les pauvres – pointés du doigt.
Depuis leurs bleds de ce sud du Loir-et-Cher où ils ont grandi, fondé une famille, tous se sentent abandonnés, incompris par les élites. Traités comme une misère qu’on cache sous le tapis. Ils n’ont pas de mots assez durs contre ceux qui produisent des décisions « déconnectées » de leur quotidien. Le pouvoir, ils l’exècrent. À chacune de leurs réunions, dans les cortèges des manifestations, sur le rond-point qu’ils occupent près de l’entrée de l’autoroute, ils expriment une colère noire contre les élites, les institutions, les médias aussi, les entreprises du CAC 40 « qui s’en mettent plein les poches pendant que les ouvriers triment pour trois francs six sous ». Ils en veulent profondément à ces gens d’en haut qui, « au lieu de servir le peuple, ne font que le toiser, le mépriser et lui distribuer les miettes d’un gâteau qu’ils se sont partagé au préalable », « qui pérorent avec leurs formules républicaines toutes faites mais considèrent leurs semblables comme des gueux, des bouseux, des moins-que-rien ». Ces élites, ils les vomissent, littéralement. Le président de la République, Emmanuel Macron, avec ses petites phrases assassines contre les plus faibles, concentre à lui seul l’expression de cette rancœur. « Fumier », « enculé », « connard », les insultes fusent à sa seule évocation.
Il y a cette colère assumée et ce qu’ils décident d’en faire, la manière dont ils la transforment en argumentaires politiques. Pendant toutes ces semaines d’observation de leur mouvement, j’ai vu comment les gilets jaunes de Romorantin savaient se saisir de sources et d’informations précises pour analyser, étayer leurs propos. Au même moment, certaines figures nationales du mouvement étaient accusées de propager des intox sur les réseaux sociaux et d’encourager les thèses complotistes. À Romorantin, rien de tout ça : je les ai vus, lors de la première réunion du grand débat national notamment, convoquer les chiffres des résultats financiers des grandes entreprises, ceux des dividendes versés aux actionnaires, de l’évasion fiscale, notes à la main, pour défendre avec sérieux et précision leur position face aux militants locaux de la majorité macroniste. Des échanges d’une remarquable qualité. Mais ils en étaient persuadés : le gouvernement « les prenait pour des cons », ce grand débat ne servirait qu’à faire gagner du temps aux autorités, à en profiter pour faire campagne en vue des européennes sans questionner les privilèges ni le partage des richesses. Profondément en colère, très déterminés mais paradoxalement tout à fait résignés.
Chaque vendredi soir, je me suis postée dans cette salle de l’Agora, le plus discrètement possible, petit micro dirigé vers eux, carnet de notes et stylo à la main, appareil photo autour du cou. J’écoutais attentivement, j’observais, toujours en retrait. Je notais tout. Au fil de ces semaines auprès d’eux, j’ai vu parfois certains visages se tourner vers moi, avec des sourires gênés quand les critiques envers les médias fusaient ou quand les propos de certains dérapaient. Un sentiment ambivalent m’envahissait. L’impression d’être en dehors et en dedans du mouvement. Je suis « en dehors », du fait de mon métier de reporter, ce positionnement particulier de celle qui est là pour les raconter, transmettre leur histoire, sans intervenir, sans parti pris, sans jugement. En dehors aussi, parce que, désormais journaliste et parisienne, je fais partie à leurs yeux de ces élites qu’ils haïssent, je suis passée de l’autre côté, j’ai traversé la frontière qui les sépare du monde des décideurs, ceux qui façonnent leur destin par des actes et des mots sans leur demander leur avis. Mais au même moment, je me sens profondément « en dedans », avec eux, parce que je suis romorantinaise de naissance et de cœur, que j’ai grandi sur cette même terre de Sologne. Parce que ces ressentiments profonds qu’ils expriment, cette colère, ce sentiment d’être mal né, marginalisé, laissé pour compte, je les connais trop bien.
Comme eux, moi aussi, j’ai souvent eu l’impression de ne pas appartenir à la bonne catégorie, de faire partie de ces gens qu’on ne veut pas voir, qui ne comptent pas, condamnés à rester invisibles dans ce « trou du cul du monde », à ne jamais pouvoir s’élever, à devoir refuser l’ambition ; résignés à rester à nos places de pauvres, de prolétaires, de basanés, de bouseux. J’étais donc des leurs sans l’être. J’étais avec eux mais, à leurs yeux, j’étais devenue une de leurs adversaires.
Eux aussi, les gilets jaunes, vis-à-vis de moi, étaient tiraillés entre deux attitudes. Je n’étais pas la seule à devoir composer avec cette double considération. À leurs yeux, j’étais souvent « les médias », « les journalistes », sans distinction. Le reproche le plus persistant avait trait à la médiatisation du mouvement des gilets jaunes sur les chaînes d’info, avec en ligne de mire BFM-TV. « Sensationnalisme », « partialité », « mensonges », « omissions », « désinformation », « propagande » étaient les termes qui revenaient le plus dans leur bouche pour caractériser le traitement éditorial de la chaîne. Ils en voulaient à BFM d’avoir minimisé le nombre de manifestants défilant dans les rues le samedi, privilégiant le comptage du ministère de l’Intérieur, et d’avoir diffusé en boucle des images de scènes de casse et de chaos sur les Champs-Élysées tandis qu’eux manifestaient pacifiquement en région. Je donnais des explications sur la pratique du métier, sur la différence entre reporters et éditorialistes, sur l’économie générale de ces chaînes d’info, mais c’était peine perdue.
À force d’être présente, « tu as fini par faire partie du décor », m’a un jour confié Daniel. C’est vrai, on ne m’a refusé l’entrée à aucune réunion. Néanmoins, en plus d’être journaliste, je m’appelle Nassira, je suis d’origine marocaine – et cela en dérangeait quelques-uns, même s’ils se gardaient bien de le dire expressément. Les remarques xénophobes ont été minoritaires lors de la dizaine de réunions auxquelles j’ai participé et lors des manifestations que j’ai couvertes, mais elles ont bien existé. Comme cette fois où un gilet jaune, au cours d’une réunion hebdomadaire, a affirmé que « lorsque des Turcs de Romo se prennent des amendes, c’est la mairie qui paye » et, quelques minutes plus tard, que « les deux mosquées des Turcs et des Arabes ont été financées par la mairie ». Ce qui n’a pas manqué de susciter tollé et réactions indignées d’une partie des autres gilets jaunes présents, qui se sont immédiatement tournés vers moi, comme pour se désolidariser de ces propos. « Attention à ne pas colporter des rumeurs », a averti Daniel.
L’un des leaders du groupe, se définissant lui-même comme « patriote », s’amusait à surnommer « Bamako » tous les Noirs dont il parlait. Sans que cela fasse sourciller quiconque au sein de l’assemblée. Un autre, pour se moquer des Turcs de la mosquée d’à côté, s’est agenouillé en pleine réunion, feignant de se prosterner comme le font les musulmans en prière… Sans compter les commentaires lors des réunions ou de l’une des séances du fameux grand débat, certains assumés, d’autres discrètement prononcés, sur ces « immigrés à qui on donne tout et qui volent le travail des Français » ou « ces étrangers qui foutent la merde ». Je crois que le point d’orgue de mon malaise a été atteint à la mi-janvier 2019. Guillaume Peltier, le député Les Républicains du Loir-et-Cher, avait donné rendez-vous aux Romorantinais pour ses vœux de début d’année dans la salle de spectacles La Pyramide, à quelques minutes à pied de chez ma mère. Dans le public étaient présents une dizaine de gilets jaunes dont j’avais commencé à faire la connaissance. Lorsque le parlementaire, ancien du mouvement des jeunes du FN, s’est mis à fustiger « les étrangers et les aides sociales qui leur sont attribuées », j’ai vu les gilets jaunes, debout, l’applaudir vivement. « Il a dit des choses sensées », m’a ensuite lancé l’un d’eux pour se justifier.
Romorantin a placé Marine Le Pen en tête au premier tour de la dernière élection présidentielle de 2017, quatre points devant Emmanuel Macron (avec 26,39 % des suffrages exprimés contre 22,33 % pour le candidat En Marche !). À l’échelle nationale, elle comptabilisait cinq points de moins. Quelques mois après, en novembre 2017, la présidente du FN a choisi Romorantin pour être l’une des villes du « tour de France de refondation » de son parti. Son meeting s’est tenu à la Fabrique Normant, le tout récent centre culturel créé par la ville en lieu et place de feu l’usine Matra Automobiles où ont trimé tant d’ouvriers, notamment immigrés comme mon père. Dans notre paisible Sologne, l’extrême droite a tranquillement, subrepticement, sans bruit, fait son nid sur les cendres de la désindustrialisation. Et désormais, la voilà bien installée. En mai 2019, les électeurs de Romorantin ont de nouveau placé en tête le Rassemblement national lors des élections européennes, avec 28 % des voix, soit cinq points de plus qu’à l’échelle nationale. Il est loin le temps où, lycéens, nous protestions le 23 avril 2002 contre Jean-Marie Le Pen, arrivé au second tour de la présidentielle. Quatre cents élèves dans les rues de la ville au cri de « Liberté, égalité, fraternité », brandissant des pancartes réalisées avec les moyens du bord. Moi, poings levés, au premier plan de la manif, comme me l’a rappelé une ancienne camarade en m’envoyant l’article publié à l’époque par La Nouvelle République.
Quand j’ai abordé le sujet avec Daniel, le chef d’entreprise retraité, qui se décrit comme...

Table des matières

  1. Couverture
  2. Copyright
  3. Titre
  4. Prologue - Retour à Romorantin
  5. Y arriver - Dans le Blanc-Argent
  6. La révolte - Caroline
  7. Nos belles années - Hamid
  8. On ne vous a jamais vue ici, madame - Avec les gilets jaunes
  9. Deux filles du quartier Saint-Marc - Najat et Karima
  10. Romo, c’est mort - Plus personne en centre-ville
  11. Monsieur le maire - Jeanny Lorgeoux, vers un septième mandat
  12. L’invitation à déjeuner - Femmes de ménage à Center Parcs
  13. Lucia - Une revanche
  14. Otmane - La mémoire oubliée
  15. Matra - L’amie retrouvée
  16. Épilogue - Repartir
  17. Remerciements
  18. Achevé