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The Farm
« Si tu veux comprendre la Silicon Valley, il faut comprendre Stanford », me lance de but en blanc Jean-Claude Latombe, sans attendre d’avoir trempé ses lèvres dans son cappuccino fumant, servi à la terrasse d’un café à la française, dans une des zones commerciales de Palo Alto. Jean-Claude Latombe a rejoint la Silicon Valley dans les années 1980, troquant les laboratoires français pour le soleil californien, « un atout indéniable », précise-t-il, alerte et fringant dans sa tenue de sport. C’est un expert en intelligence artificielle et il a passé quasiment toute sa carrière à l’université Stanford. Il fait partie des milliers de Français de la Silicon Valley. Le chiffre est sujet à caution, mais on évalue aujourd’hui à de plus de 70 000 le nombre de Frenchies installés dans la région, tous travaillant dans le champ technologique.
Mes amis sont milliardaires
Hewlett-Packard a vu le jour à Stanford, Google a vu le jour à Stanford, Yahoo! aussi, et les exemples sont nombreux, explique Jean-Claude Latombe. Pour moi, c’est la meilleure université du monde. Ici, tout est fait pour mettre les chercheurs dans de bonnes conditions et, entre collègues, on collabore plus qu’on est en compétition. On participe tous à la réussite et au prestige de l’université. Je me suis retrouvé avec les meilleurs universitaires du monde, avec très peu de charges administratives et de l’argent à profusion, facile à trouver. Un an seulement après être arrivé ici, j’avais déjà un million et demi de dollars pour mes recherches, essentiellement en provenance du gouvernement fédéral et du secteur privé. C’était impensable en France.
Jean-Claude Latombe pointe là ce qui constitue le cœur du modèle de l’université Stanford, à savoir ce lien étroit entre monde universitaire, État américain et entreprises.
Stanford encourage la création d’entreprises, c’est dans son ADN, poursuit-il. Dans cette optique, Stanford est très libérale sur la question des brevets. Le fameux algorithme de Google par exemple, le page rank, a été inventé dans les murs de l’université. Mais quand ses créateurs Larry Page et Sergueï Brin ont voulu en faire une exploitation commerciale, Stanford les a laissés libres de le faire. La stratégie de Stanford, c’est de se dire qu’à terme ils récupéreront encore plus d’argent, en donations notamment.
En réalité, l’université a monnayé la licence contre des stock-options de Google. Un deal qui lui a rapporté la coquette somme de 336 millions de dollars.
La stratégie de Stanford a en tout cas prouvé son efficacité. Elle est aujourd’hui la deuxième université la plus riche du pays, derrière sa rivale de la côte Est, Harvard. Elle a enfanté, de manière directe ou indirecte, une quantité vertigineuse de multinationales du numérique. À ce titre, une enquête de 2013, menée par le magazine en ligne TechCrunch, a pu souligner qu’une « licorne » sur trois a été fondée par un ancien de Stanford. « Je n’ai pas fait fortune mais bon nombre de mes anciens collègues sont immensément riches, milliardaires pour certains, ils ont tous, ou presque, créé des entreprises », constate Jean-Claude Latombe. On surnomme parfois Stanford la « Get Rich U » (l’université pour devenir riche). CQFD.
LE HARVARD DE L’OUEST
S’il faut trouver un point de départ à l’histoire de la Silicon Valley, la création de Stanford, en 1891, s’impose comme une évidence. « À l’époque, toutes les grandes universités étaient sur la côte Est et se focalisaient sur les humanités et les arts, rappelle Deborah Perry Piscione. Stanford a fait le choix de privilégier les sciences dures, d’en faire son avant-garde. » Stanford, c’est le cœur battant de la Silicon Valley. Installée à Palo Alto, à mi-chemin entre San Francisco et San José, elle s’étend sur cinq kilomètres carrés, havre de verdure et concentré de matière grise. Une ville dans la ville, avec ses logements, ses restaurants, ses boutiques, son hôpital. Autonome et richissime. En parcourant ses jardins et ses parcs verdoyants, on peut admirer des sculptures de Rodin. C’est un modèle d’université à l’américaine récompensée par une vingtaine de prix Nobel.
Leland Stanford, son fondateur, est né en 1862, dans l’État de New York. Avocat de formation, il a suivi ses cinq frères sur la côte Ouest lors de la ruée vers l’or. Après des débuts modestes, il fait fortune en vendant du matériel pour les mineurs, installé avec sa femme Jane à Sacramento. Mais c’est son investissement dans la compagnie ferroviaire Central Pacific Railroad qui fait de lui un homme d’importance. Le chemin de fer en est alors à ses débuts. C’est une révolution et un pari risqué qui ne sourit qu’aux audacieux, voire aux ruffians. Le chemin de fer américain se développe au prix du sang, celui des migrants, souvent asiatiques, en charge de sa construction. Imposant physiquement, charismatique, le regard dur, Leland Stanford sera considéré comme un homme sans pitié et vite associé aux « barons voleurs », expression visant dès 1859 l’un des pionniers du chemin de fer, Cornelius Vanderbilt. L’expression dénonce un capitalisme sauvage, des entrepreneurs cupides aux méthodes douteuses, ainsi que la corruption du personnel politique. Du reste, peut-on noter, le développement des chemins de fer sera accompagné dans le même temps de l’essor des réseaux de communication, au rang desquels le télégramme et les premiers ordinateurs ou « machines de bureau », figures annonciatrices – bien qu’encore lointaines – de l’informatique moderne et d’Internet.
Leland Stanford est loin d’être un personnage sympathique. Défenseur de la race blanche, relais d’un racisme frontal envers la main-d’œuvre chinoise, il ne croit aucunement en la redistribution des richesses et reste fidèle à la mythologie du self-made man. La création de l’université, elle, relève d’une autre histoire, plus intime. Elle est sans doute sa plus grande œuvre. Leland Stanford et sa femme Jane ont un enfant unique, Leland Junior, qui meurt de la typhoïde à 16 ans, lors d’un voyage en Italie. Pour lui rendre hommage, le couple décide de fonder une université. « Les enfants de Californie doivent tous être nos enfants », déclarent les parents endeuillés. Leur projet est clair : ils veulent créer le Harvard de l’Ouest. L’université peut déjà être considérée comme une forme de start-up, la première de la région, financée par les Stanford. Ils l’installent sur le terrain de leur ancienne ferme, la Palo Alto Stock Farm, qui prendra rapidement le surnom de The Farm (La Ferme). Stanford va s’affirmer, littéralement, comme une ferme à talents et ingénieurs. Un vivier pour les entreprises qui viendront s’installer dans la région.
Ses premières années s’écrivent au rythme des progrès technologiques de l’époque. En premier lieu, le téléphone et la radio. En 1841, Samuel Morse a inventé le télégraphe. En 1874, Graham Bell, lui, créé le téléphone. En 1893, c’est Nikola Tesla qui expérimente la première communication radiophonique. Le physicien italien Guglielmo Marconi poursuit le travail et donne naissance au radiotélégraphe en 1895. Il est souvent considéré comme l’inventeur de la radio, au détriment de Tesla.
Il s’agit donc à l’époque de perfectionner ces techniques. Un cap est franchi lorsqu’un ingénieur de Chicago, diplômé de Yale, dénommé Lee De Forest, parvient à améliorer la technologie du « tube à vide » utilisée par Tesla puis Marconi pour amplifier un signal électrique et lui permettre ainsi de parcourir de plus longues distances. Le dispositif inventé par Lee De Forest se nomme « Audion » et va donner naissance à une véritable industrie radio-électronique. Dès 1906, le président de Stanford, David Starr Jordan, entrevoit son caractère révolutionnaire et mise sur le projet. En 1910, De Forest rejoint la Californie et se rapproche de Stanford. Pour la petite histoire, quelque temps auparavant, De Forest a signé un coup d’éclat en réalisant la toute première diffusion radio depuis New York. Il s’agit alors d’un opéra interprété par le ténor napolitain Enrico Caruso, qui devient par ailleurs la première véritable vedette de l’industrie phonographique naissante.
Lee De Forest rejoint une jeune société créée à Palo Alto par un ancien élève de Stanford, la Federal Telegraph Company (FTC). La naissance de la FTC, en 1909, est un jalon crucial. C’est la première entreprise phare de ce qui deviendra la Silicon Valley. Ses avancées sur la radiotélégraphie sont notables et rapidement profitables, notamment en raison des besoins de la marine nationale. Lee De Forest et la FTC perfectionnent ensemble la technologie du tube à vide. Il est désormais possible de passer de la transmission radio d’impulsions – les messages en code Morse – à celle de la voix. Les premiers clients ne tardent pas à poindre, en premier lieu la marine et l’armée. Car la Californie est déjà un haut lieu de la recherche à des fins militaires. En 1912, l’entreprise Loughead Aircraft Manufacturing est ainsi créée à San Francisco. Spécialisée dans l’aviation, elle deviendra célèbre sous le nom de Lockheed et sera l’un des plus gros employeurs de la région. Il s’esquisse déjà une relation étroite entre monde universitaire, gouvernement fédéral et entreprises.
L’invention de De Forest, elle, sera au cœur de nombreux nouveaux produits électroniques : télévisions, radios, amplificateurs hifi, radars, satellites ou bien encore micro-ondes. « Lee De Forest est à mettre sur le même plan que Thomas Edison, rien de moins », affirme Dan Kottke, un des premiers employés d’Apple. De Forest a par ailleurs vendu son brevet à AT&T, l’entreprise de Graham Bell. AT&T utilise l’invention de De Forest pour mettre en place la première ligne téléphonique coast-to-coast, traversant les États-Unis d’une côte à l’autre, en 1915. L’industrie des télécommunications prend son envol. Et la baie de San Francisco en devient l’épicentre.
La FTC se divise en une multitude de spin-offs, ou nouvelles entreprises, exploitant la technologie du tube...