Banquier
Le jockey des fortunés
« On a un super président, qui est capable de réformer la France. » Ce matin, sur Europe 1, votre ami Xavier Niel vous a défendu mordicus, « même si ce n’est pas à la mode » : « Il est en train de faire des lois fantastiques ! » Depuis votre rencontre, à l’automne 2010, le PDG de Free ne cache pas sa flamme : « Je découvre un banquier super cool. Intelligent, bonne dynamique, bonne pêche, vachement sympa. Des dents longues – ce qui est une qualité – il a le don de s’adapter à son interlocuteur. On est devenus copains. »
Vous passez à un autre niveau, là. Du papy millionnaire, sentimentalo-intello, au multimilliardaire, requin des affaires, 10e fortune du pays (d’après Challenges), 159e mondiale (d’après Forbes). Cette France, je la connais mal, forcément, et il me faut tâtonner, deviner, lire entre les lignes des articles et des biographies. « Un ami commun vous a présentés », d’après Capital. Pascal Houzelot, semble-t-il. Un entremetteur du PAF, lui, l’ancien bras droit d’Étienne Mougeotte à TF1, ensuite créateur de Pink TV, une chaîne du câble gay friendly (avec TF1, M6, Canal +, Lagardère, comme actionnaires). À cette époque, il cherche à renouveler l’opération, avec un canal sur la TNT, Numéro 23, et réunit, pour un tour de table, Bernard Arnault, François-Henri Pinault et Xavier Niel donc. Son but, avec ce nouveau média ? « Montrer la diversité comme une source de richesse et de progrès pour la société française », déclare-t-il. Ému par cette noble cause, le CSA lui offre la fréquence, gratuitement. En guise de « diversité », Numéro 23 diffusera à pleins tubes de vieilles séries américaines, pour une audience limitée, sinon inexistante. Mais qu’importe.
Car l’enjeu est ailleurs, plus sonnant et trébuchant, moins ronflant que les flonflons de la diversité. Deux ans et huit mois plus tard, Pascal Houzelot revend sa chaîne au groupe NextRadioTV, propriété de Patrick Drahi. Pour cent millions d’euros, environ. Cent millions à partager, donc, avec les milliardaires Arnault, Pinault et Niel. Cent millions, sans effort, grâce au marchandage d’un bien public rare, une fréquence ; une fréquence qui aurait pu servir à la diversité pour de bon, au pluralisme, à la démocratie. Des dents grincent au CSA : « L’unique objectif des porteurs de ce projet était de planifier une belle opération financière », dénonce Rachid Arhab. Le président du CSA lui-même, Olivier Schrameck, dit éprouver « des sentiments de stupeur et de consternation ». Qu’importe : cent millions.
Je m’attarde sur ce petit coup, un peu longuement peut-être, mais pour peindre les mœurs de vos nouveaux amis. Comment, par chez vous, chez ces malins, on grossit sa pelote.
Vous êtes banquier, alors, et pour votre propre compte, sans commande de Rothschild, sans demande de personne, vous allez tripoter dans le pot des médias, vous y plongez vos doigts, très volontiers, de votre plein gré, dans les affaires de Lagardère, dans Le Monde surtout, copinant avec la société des journalistes, les trahissant pour Alain Minc, poussant une offre de Orange… Vous devinez que c’est le nerf de la guerre, la presse, que votre avenir se joue là. En cette fin 2010, donc, au moment de votre « coup de foudre », votre copain Xavier Niel s’associe à Pierre Bergé et Matthieu Pigasse. Ensemble, ils rachètent le groupe Le Monde – qui édite aussi Télérama, Courrier international, La Vie, Le Monde diplomatique, etc. Le trio BNP, Bergé-Niel-Pigasse, participera également au lancement du Huffington Post. Ensemble, ils prendront le contrôle de L’Obs. « Quand les journalistes m’emmerdent, déclare Niel, je prends une participation dans leur canard et ensuite ils me foutent la paix. » Et sans doute foutent-ils aussi la paix aux « copains »…
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La même année, en 2010, je suis monté au plateau des Glières, en Haute-Savoie. C’est un lieu « martyr de la Résistance », comme vous savez, et chaque printemps s’y tient un rassemblement, sous la houlette de mon ami le réalisateur Gilles Perret, avec pour parrains le déporté Walter Bassan (décédé depuis) et Stéphane Hessel (idem).
« François Ruffin, vous êtes reporter, me présente Florence devant la foule. Depuis votre sortie du Centre de formation des journalistes, école fondée par d’anciens résistants, d’ailleurs, en 1946, vous avez publié un livre, Les Petits Soldats du journalisme, et vous dénoncez les dérives de la presse-produit… »
Il fait froid, de la neige tombe, en cette fin mai. C’est un endroit solennel, surtout. Sous notre petite tribune est peint un grand panneau : « Paroles de résistances », et ce titre me paraît usurpé : j’ai dormi à l’hôtel, douche à l’eau chaude, petit-déjeuner compris. Quel rapport avec les maquisards qui se sont fait pilonner ici ? Avec les gars fusillés par paquets, envoyés à Dachau, abattus sur place par l’armée allemande et la Milice ?
Enfin, allons-y.
« Florence l’a dit, mon école était issue de la Résistance mais jamais, durant mes deux années là-bas, jamais on n’a évoqué le programme du Conseil national de la Résistance, jamais on n’a cité ces deux lignes : “assurer la liberté de la presse, son honneur et son indépendance à l’égard de l’État, des puissances d’argent et des influences étrangères…” Au contraire, je dirais. On nous a enseigné l’inverse : que – je cite – la “part de marché des politiques, des médias, des soft-drinks, c’est pareil”, que “on est dans l’univers de l’information donc de la marchandise”, que “dans les médias, on est dans la même logique que le PDG de Procter”, que “Le Monde est une marque et une marque forte”, etc. Après ces leçons théoriques, il était temps de passer à la pratique. Nous avons alors fait reparaître un titre glorieux, Combat, issu là aussi de la Résistance, dont Camus fut un rédacteur en chef. Nous l’avons relancé pour cette raison, énoncée par le directeur : “Combat, ça va nous donner une visibilité dans la profession.” Et de fait, les anciens élèves assurèrent notre “visibilité” : du Monde au 20 heures de PPDA, en passant par i-TV, France Inter, Arte, Libération, France Culture, tous annoncèrent cette “bonne nouvelle, la reparution du journal Combat…”. Ce quotidien s’inscrivait tellement dans la Résistance, qu’il était accompagné par “Accor, Vivendi, Glaxo Wellcome”, etc. Au final, peu de ventes, mais un “bilan globalement positif”, estime la direction : “Le premier objectif, c’était de faire parler de nous… Au-delà de la vente, au-delà de l’info, c’est positif, on est amenés à créer l’événement autour d’un produit.”
» Un seul souci, au milieu de cet “événement”, des vieux, des grincheux, les “vieux de Combat”, ont rouspété auprès de l’école : “Vous utilisez notre titre comme ça ? Qui vous a permis ?” Pour les amadouer, nous leur avons consacré un article, avec des souvenirs tragiques à la clé : “Le 17 juin 1944, l’imprimerie à Lyon est encerclée par la milice. Imprudence ou délation, on ne saura jamais. Un journaliste est abattu. ‘Je ne veux pas être pris vivant’, souffle l’imprimeur à Marie Guezennec. Il se tire une balle dans la poitrine. Marie l’imite. La balle la blesse grièvement. Elle s’évadera de l’hôpital.” Quant au résistant Pierre Benelli, il témoigne simplement : “Pour moi, Combat, c’est treize mois à Mauthausen.”
» Il y a là, je pense, cinquante années de presse, en raccourci : d’un côté, des hommes et des femmes qui croient à la force des mots, qui les impriment avec courage, qui les diffusent en contrebande, luttant pour leur liberté, pour des idées, pour davantage de justice. De l’autre côté, de jeunes techniciens de l’écrit, rédigeant un journal conformiste, sans risque ni audace, marchands de papiers qui “créent l’événement autour d’un produit”, comme on vend de l’eau minérale ou des yaourts. »
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« C’est un beau compliment de voir mes créations portées par Brigitte Macron, une femme d’esprit aux goûts confirmés. » Nicolas Ghesquière, le directeur artistique de Louis Vuitton, célèbre votre épouse. Et il poursuit : « J’aime son style et son sens de la mode. » C’est dans Gala, tout ça, du temps où vous étiez ministre. Et le magazine s’extasie : « Hier encore, elle nous intriguait. Aujourd’hui, l’épouse du présidentiable ministre de l’Économie séduit. Une First Lady est peut-être née. »
Votre petit monde nous est fermé, et nous n’y accédons qu’ainsi, par des potins, par des indiscrétions, comme à travers le trou d’une serrure. Il nous faut deviner le reste du tableau. Dans le magazine, une photo montre votre compagne à un défilé Vuitton : elle est assise « au premier rang au côté de l’homme d’affaires Bernard Arnault ». C’est que Xavier Niel a pour compagne Delphine Arnault, fille de Bernard. Vous êtes « copains ». Vos femmes sont devenues « copines ». Vos deux couples se voient, s’invitent, à Paris, sur la Côte d’Azur comme à Los Angeles. Delphine, directrice générale adjointe de Louis Vuitton, conseille Madame pour ses tenues, lui fournit des robes à 15 000 euros…
« Début 2016, les Macron, il est vrai, dînaient chaque semaine, ou presque, chez Bernard Arnault, propriétaire de LVMH. » C’est une biographie glamour, Les Macron, qui nous apprend ça. Juste une incise. Un détail. Au fait, on avait oublié de vous dire… Bernard Arnault, propriétaire, également, du Parisien et des Échos, et aussi principal actionnaire de Carrefour, financeur de L’Opinion, de l’institut de sondage Odoxa. Donc, « chaque semaine, ou presque », le ministre de l’Économie (d’un gouvernement socialiste, mais passons), bientôt candidat à l’élection présidentielle, futur chef de l’État, dîne chez l’homme le plus riche de France. Chez la quatrième fortune mondiale. Et vous bavardez de quoi ? Sans doute de chiffons ? Ou de Frédéric et Jean, les fils jumeaux de Bernard, dont Brigitte fut la professeure de français au lycée Saint-Louis-de-Gonzague ? Ou de piano, de Chopin, de Bach ? Mais sûrement pas de politique, ah non, ça non, sûrement pas de la campagne à financer, sûrement pas des journalistes à attendrir, encore moins de l’impôt sur la fortune, de la flat tax, de l’exit tax, de ces bassesses.
Vous faites votre cour, « chaque semaine, ou presque ». Votre éternel métier, selon vos confidences au Wall Street Journal : « séduire, comme une prostituée ».
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Ou alors, échangiez-vous sur Merci patron ! ? Ça m’amuse, bien sûr. Car c’est au même moment, début 2016, que sort mon film sur Bernard et moi. Depuis des années, entre nous deux, une idylle s’est nouée, faite d’intox et de contre-intox. Le PDG a même, d’après L’Obs, envoyé un espion à notre rédaction, ...