Nous avons bien failli ne jamais exister.
Il ne restait que quelques milliers d’êtres humains, peut-être moins, cramponnés aux rivages de l’Afrique méridionale, déjà presque oubliés1. L’éruption catastrophique du mont Toba, à Sumatra, il y a quelque soixante-dix mille ans – nous n’avons rien connu de tel depuis –, avait rejeté dans l’atmosphère 2 800 kilomètres cubes de cendres qui s’étaient propagées de la mer d’Arabie, à l’ouest, jusqu’à la mer de Chine du Sud, à l’est, infligeant à la Terre l’équivalent de six années d’hiver nucléaire. « Pour certains scientifiques, [Toba] est considérée comme la pire catastrophe que l’espèce humaine ait connue2. » Homo sapiens était déjà en difficulté : au cours de nos cent trente mille ans d’histoire, nous avions acquis la maîtrise des outils et du feu, mais la Terre se trouvait alors dans une période de refroidissement qui avait éliminé une grande partie des moyens de subsistance. Et voilà que Toba aggravait encore la situation. Nous fouillions le sol à la recherche de tubercules et récoltions des coquillages dans les dernières enclaves africaines encore habitables. Une ou deux mauvaises nouvelles de plus et notre existence aurait pu s’arrêter là.
Telle est, en tout cas, une des théories soutenues par les anthropologues et les archéologues. D’autres pensent qu’à l’époque, les humains avaient déjà quitté l’Afrique et que l’on exagère les répercussions de l’éruption du volcan Toba3. Mais on a quelque peine à abandonner l’idée d’une humanité dépenaillée, au bord de l’extinction, nourrissant tant bien que mal ses derniers petits dans un environnement hostile avant que le ciel ne s’éclaircisse, que la terre ne s’ébroue et que le soleil ne réchauffe de nouveau la contrée.
Nous nous sommes déplacés lentement. Les hommes les plus braves de l’histoire ont peut-être traversé les détroits entre l’Asie du Sud-Est et l’Australie il y a cinquante mille ans. (De nouveaux éléments, toutefois, laissent penser que cette migration a pu être antérieure4.) Certains ont été poussés là par le hasard, d’autres ont certainement pris la mer à dessein, avec le ciel pour tout horizon, juste sur la foi de ce qu’ils avaient entendu de ceux qui étaient revenus sains et saufs du voyage5. L’actuelle Chine avait également été colonisée et, il y a quinze mille ans à peu près, des hommes traversèrent le pont de terre qui reliait la Sibérie et l’Alaska et entamèrent leur long périple vers le sud des Amériques. (Des dates elles aussi controversées6.)
Il y a environ douze mille ans, on fit au Proche-Orient, puis dans une autre région du monde, une découverte essentielle qui devait allonger notre durée de vie et augmenter notre effectif. On commença, en effet, à remarquer que les graines tombées de végétaux produisaient de nouvelles plantes l’année suivante. Au lieu de se déplacer continuellement, en chassant et en menant les troupeaux, en recueillant des fruits et des graines, il était donc plus avantageux de rester sur place, de planter, récolter et s’occuper du bétail. Comme on n’avait pas besoin de tous pour les travaux des champs, les tâches commencèrent à se spécialiser, ce qui rendit les choses plus compliquées et conduisit à établir un gouvernement et une économie organisée. Les chasseurs-cueilleurs disparurent peu à peu – il en subsiste quelques-uns dans des endroits reculés – pour laisser place à la civilisation. Sumer, l’Égypte, la dynastie Xia, la vallée de l’Indus, les Mayas.
L’évolution était soumise à de rudes aléas. L’essor et la chute des empires illustraient une tension permanente entre l’expansion et le déclin : réchauffement ou glaciation, destruction des récoltes, propagation de virus ou de bactéries… Les savoirs se perdaient et devaient être laborieusement réappris. Au début, l’Orient, colonisé plus tardivement, fut à la traîne de l’Occident. À l’époque du Christ, toutefois, l’Empire romain et l’Empire des Han se trouvaient à peu près sur un pied d’égalité – de sorte que chacun aurait pu provoquer la chute de l’autre. « Au cours des millénaires écoulés depuis les débuts de l’agriculture, les noyaux occidental, oriental et sud-asiatique avaient, chacun de leur côté, développé un assortiment unique de maladies mortelles et, jusqu’en 200 avant J.-C., celles-ci avaient prospéré séparément, presque comme si elles avaient évolué sur des planètes différentes. Mais, à mesure que des marchands et des nomades parcouraient les routes reliant ces noyaux, les foyers épidémiologiques se mêlèrent, libérant la malédiction pour tous les habitants7. »
Cela a toujours été la même histoire depuis l’aube de la civilisation en Mésopotamie et en Égypte, vers 3 200 ans avant notre ère, jusqu’aux débuts de la Renaissance, au XIVe siècle : une combinaison de facteurs géographiques, politiques et techniques donnait l’avantage à telle tribu ou tel peuple, qui se lançait dans un vaste mouvement de conquête. Une fois la paix rétablie, on construisait des routes, on améliorait les instruments de labour, on édictait des lois, on collectait l’impôt. Puis survenait quelque chose : mauvaises récoltes, épidémies, troubles éclatant aux marges de l’empire qui envoyaient des soldats en fuite ou en guerre de la périphérie vers le centre, lequel cédait sous leurs coups. Effondrement. Reconstruction. Répétition.
Toutefois, tout ne se perdait pas. Lorsque l’Orient, l’Occident ou le Sud déclinait, ailleurs la situation s’améliorait. Les savoirs que l’Empire romain emporta dans sa chute se maintinrent dans les terres de l’Islam, tandis que l’Inde inventait le zéro. La dernière pandémie de peste a entraîné la production d’anticorps permettant de résister à la maladie. En Eurasie, en tout cas, l’immunité a constitué un important facteur de progrès.
La population mondiale passa des quelques milliers auxquels elle avait été réduite après l’éruption du volcan Toba à une fourchette de 5 à 10 millions au cours de la première révolution agricole. En l’an 1 de notre ère, elle était peut-être de 300 millions. Au début du XIVe siècle, avec la Chine unifiée, éduquée et modernisée par la dynastie Song, l’Islam, s’étendant de l’Inde à l’Espagne, et l’Europe, qui émergeait enfin de son Âge sombre post-romain, le monde comptait dans les 400 millions d’habitants8. C’est alors qu’il se passa une chose terrible.
Yersinia pestis, la bactérie responsable de la peste bubonique, nous accompagne de longue date. Selon une théorie, les terres situées entre la mer Noire et la Chine constitueraient un « réservoir de la peste », où le bacille a longtemps été présent et l’est toujours. (À l’heure actuelle, on recense encore des cas épisodiques dans la région9.) Cette maladie ne touche pas les humains au premier chef, c’est plutôt « une pathologie des rats dont les humains sont partie prenante10 ». Les rats sont infectés par des puces porteuses de la bactérie. Lorsque le rat meurt, la puce se cherche un nouvel hôte et, si un humain se trouve à proximité, le tour est joué. Le temps d’incubation étant de trois à cinq jours, cela laisse toute latitude à la personne infectée pour en contaminer d’autres, l’affection pouvant se transmettre par d’infimes gouttelettes en suspension dans l’air11.
Les pandémies de peste sont attestées depuis des temps très anciens. Le premier épisode à avoir fait l’objet de témoignages historiques, la peste de Justinien, s’est déclenché en 541 de notre ère, mettant un terme à l’espoir de l’empereur byzantin de reconquérir les territoires perdus de l’Empire romain12. Mais ce ne fut rien comparé à la Peste noire, comme on la désigna par la suite. Il s’agissait très probablement d’une souche extrêmement virulente de peste bubonique qui se propagea de la Chine ou des steppes russes jusqu’en Crimée et arriva en 1346. Selon un récit historique, lors du siège de Caffa, sur les bords de la mer Noire, les soldats mongols jetèrent les cadavres de victimes de la peste par-dessus les murs de la ville, ce qui constitue peut-être le premier exemple de guerre biologique13. Quoi qu’il en soit, la maladie fut apportée par bateau des ports de la Crimée à ceux de la Méditerranée.
L’Europe était alors particulièrement vulnérable. Une période de refroidissement général avait durement affecté l’agriculture, les gens souffraient de la faim et étaient physiquement affaiblis. À quoi s’ajoutaient les guerres. Pourtant, en dépit de tout cela, l’économie et la population de l’Europe médiévale connaissaient une croissance rapide après l’Âge sombre, avec un développement sans précédent des voyages et du commerce entre les villes et les régions. Dès lors, l’épidémie se répandit rapidement – à raison de deux kilomètres par jour sur les axes principaux –, les navires permettant aux puces infectées de se livrer à une sorte de marelle dans le nord de l’Europe. En l’espace de trois ans, tout le continent fut contaminé.
Les personnes atteintes mouraient dans 80 % des cas, en général dans la semaine qui suivait l’apparition des premiers symptômes. Une célèbre comptine anglaise décrit l’évolution de la maladie :
Faites la ronde autour de la rose : les bubons – un gonflement des ganglions lymphatiques à l’aine, à l’aisselle ou dans le cou – étaient de forme circulaire et roses en leur milieu. Ils constituaient un signe avéré de la maladie.
Des petits bouquets plein la poche : avec la progression de l’affection, le corps se mettait à pourrir de l’intérieur. L’odeur était si épouvantable que les gens ne se déplaçaient pas sans de petits sachets de fleurs en guise de désodorisants.
At-choum ! At-choum ! (ou autres variantes régionales) : les malades souffraient aussi de migraines, d’éruptions cutanées rouge foncé, de fièvre, de vomissements. Ils éternuaient et avaient du mal à respirer.
On tombe tous par terre : la mort14.
Nous avons peu d’éléments nous permettant de déterminer le nombre de victimes causées par la peste en Chine et en Inde15. En Europe, en revanche, nous savons qu’un tiers au moins de la population fut anéanti en l’espace de quelques années – certains parlent même de 60 %16. « Les citoyens ne faisaient presque plus que transporter les cadavres pour les enterrer », écrit un chroniqueur de Florence, où la moitié des habitants périt en quelques mois. Les morts étaient jetés dans des fosses, lesquelles n’étaient pas toujours assez profondes : il arrivait que les chiens déterrent les corps et les rongent17. La peste mettait à mal les gouvernements en place, sapait l’autorité de l’Église catholique, nourrissait l’inflation en raison des pénuries provoquées par le dérèglement du commerce et encourageait les excès hédonistes chez les survivants. Dans certaines régions, il fallut aux populations plusieurs siècles pour se reconstituer18.
Cependant, même si cela paraît difficile à croire, la magna pestilencia eut aussi des conséquences positives. La pénurie de main-d’œuvre distendit les liens entre serfs et seigneurs, renforçant la mobilité et les droits des travailleurs et stimulant la productivité. De manière générale, la paie augmentait plus vite que l’inflation. Le féodalisme finit par s’effondrer, les propriétaires terriens faisant désormais appel à des ouvriers payés. Les Européens avaient évité les longs voyages maritimes, coûteux en vies humaines. Mais à présent que l’on mourait en masse sur la terre ferme, les risques ne paraissaient plus dissuasifs. La peste a pu contribuer à ouvrir en Europe l’ère de l’exploration et de la colonisation19.
Or la colonisation se traduisit dans le Nouveau Monde par des pertes humaines encore plus terribles. Les explorateurs, pillards, puis colons européens, en effet, amenaient avec eux leurs maladies, qui frappèrent durement les populations indigènes vulnérables du centre, du sud et du nord de l’Amérique. Là aussi, il est difficile d’évaluer l’ampleur des pertes, mais 50 % au moins de la population américaine mourut des suites de l’arrivée des Européens20, ce qui constitua peut-être « la plus grande catastrophe démographique de toute l’histoire de l’humanité21 ». Certaines études font état de plus de 90 % de morts22. La variole, notamment, fit des ravages.
Peste, famine et guerre s’associèrent pour limiter la croissance de la population mondiale entre 1300 et 1700. S’il y avait environ 400 millions de personnes sur terre en 1300, elles n’étaient guère plus de 600 millions en 170023. Le monde était coincé dans la première phase du modèle de la transition démographique développé en 1929 par l’Américain Warren Thompson. Dans cette phase, qui englobe toute l’humanité depuis les commencements de l’espèce jusqu’au XVIIIe siècle, les taux de natalité et de mortalité étaient élevés et la croissance de la population, lente et fluctuante. Une partie du problème tenait à la famine et aux maladies : dans l’Europe médiévale, représentative de la phase 1, environ un tiers des enfants mouraient avant 5 ans. Ceux qui parvenaient à l’âge adulte, souffrant de malnutrition chronique, avaient toutes les chances d’être emportés par la maladie à la cinquantaine.
Dans le cas où ils mouraient de mort naturelle. Dans les sociétés préindustrielles, guerres et crimes représentaient une menace constante. Pour ne rien dire de la préhistoire. Steven Pinker a noté que presque tous les spécimens humains préhistoriques retrouvés dans les tourbières, la banquise et autres lieux similaires portaient des signes de mort violente. « Quelle est cette curieuse manière des Anciens de ne pas laisser un cadavre intéressant à la postérité sans qu’un acte criminel puisse lui être associé24 ? » s’étonnait-il. Rien de surprenant, dès lors, si, de nos débuts jusqu’aux Lumières, que ce soit en Chine, dans les Amériques, en Europe ou ailleurs, la population a crû lentement, voire pas du tout.
Mais dans l’Europe du XVIIIe siècle, la courbe a commencé à grimper. Au tournant du XIXe siècle, la population mondiale avait dépassé le milliard. En un siècle, elle avait connu une augmentation plus forte qu’au cours des quatre siècles précédents. L’Europe était passée de la première à la deuxième phase de la transition démographique : un taux de natalité élevé et un taux de mortalité en diminution progressive. Pourquoi vivait-on plus longtemps ?
Pour une part, les épidémies de peste se faisaient moins fréquentes et moins meurtrières en raison des progrès de la productivité agricole, lesquels amélioraient l’alimentation et rendaient l’organisme plus résistant aux maladies. (Nous reviendrons sur ce point.) Avec la fin de l’effroyable guerre de Trente Ans, en 1648, l’Europe entra dans une période de calme relatif qui allait durer plus d’un siècle. La paix fut l’occasion de développer les infrastructures, par exemple en aménageant des canaux, au bénéfice du commerce et du niveau de vie. Le maïs, la pomme de terre et la tomate, importés du Nouveau Mon...