LIVRE I
La Femme de César
I
LâORGUEIL DE LA SURVIE DYNASTIQUE
DĂšs que JosĂ©phine est reconnue stĂ©rile, que lâEmpereur est certain que ce nâest point par elle que sa postĂ©ritĂ© sera maĂźtresse de lâavenir, lâidĂ©e du divorce prend racine, grandit et devient irrĂ©vocable. En 1807, câest chose arrĂȘtĂ©e. Les guerres, les circonstances, tout cela conspire Ă en retarder lâexĂ©cution, mais peu importe. LâEmpereur divorcera.
Dix-huit princesses sont offertes Ă son choix. Avec leurs filiations, Ăąges et religions, elles sont portĂ©es sur un tableau en tĂȘte duquel figure Marie-Louise, archiduchesse dâAutriche, ĂągĂ©e de seize ans. Il en est de plus jeunes, Anne-Paulowna, par exemple, sĆur de lâEmpereur de Russie, ĂągĂ©e de douze ans et onze mois, et Marie-AmĂ©lie-FrĂ©dĂ©rique-Augusta, niĂšce du Roi de Saxe, qui a, Ă peine, atteint ses treize ans et huit mois. Toutes les maisons souveraines figurent lĂ , la BaviĂšre avec lâEspagne, le Portugal et la Russie, les quatre Saxe, le Danemark, et, perdue parmi elles, la maison princiĂšre dâAnhalt-Dessau1.
Dans tout cela, dans cette corbeille de jeunesses roses et blanches, qui choisir ? Sans doute, il ne saurait ĂȘtre question ici dâaffaires de cĆur. LâintĂ©rĂȘt seul du grand Empire doit rĂ©gler le choix de lâEmpereur. Sans cela, nâest-il point en France, mĂȘme, de familles dignes de fournir au trĂŽne lâĂ©pouse souveraine ? A lâheure oĂč il est le maĂźtre du destin de dix monarchies, la question ne se pose point pour NapolĂ©on. Il aspire plus haut quâĂ une mĂ©diocre union. Celle de la veuve Beauharnais a donnĂ© des fruits trop amers. Il se sent donc instinctivement, et par une tare de son gĂ©nie miraculeux, portĂ© vers les noblesses de haute lignĂ©e, les noblesses dynastiques Ă©trangĂšres, puisque, cette alliance, ainsi que le dit MĂ©neval, doit calmer lâ« inquiĂ©tude des puissances » effrayĂ©es par la propagande rĂ©volutionnaire, et quâelle sera le « gage dâune paix durable2 ». NapolĂ©on, en cet instant, semble donc oublier quâil est, vivant et puissant, cette propagande mĂȘme, quâEmpereur sacrĂ© par le Pape, il ne demeure pas moins lâEmpereur de la RĂ©volution rentrĂ©e dans ses voies naturelles, canalisĂ©e, disciplinĂ©e. Il va, pendant quatre ans, tenter lâexpĂ©rience, la redoutable et funeste expĂ©rience de la noblesse.
Trop tard â et ce sera 1814, et ce sera 1815 â il reviendra Ă ce peuple dont il est sorti, aux couches rĂ©volutionnaires dont il tient sa puissance et dont il est lâexpression. Pour le prĂ©sent, il va Ă ces familles, quâil trouve de « belle race », ainsi quâil le dit Ă Larrey, et qui se sont montrĂ©es souvent si lamentablement plates devant lui3. « Il se laissa glisser Ă cette illusion fatale, que, par la puissance, on peut supplĂ©er Ă lâinĂ©galitĂ© de la naissance4. » Mieux encore, cette illusion, il la veut tangible, imposĂ©e, acceptĂ©e, naturelle pour tous. Depuis le sacre, il nâest plus dâĂ©tonnements pour la France.
Puisque le mariage doit constituer en mĂȘme temps une alliance politique, câest vers celle-lĂ qui lui semble la meilleure pour lâEmpire quâil se tourne. A vrai dire, il nâen est que deux pour son choix : celle de la Russie et celle de lâAutriche. Câest pour la premiĂšre quâopinent les conseils extraordinaires quâil a rĂ©uni pour en discuter5. Les raisons de cette unanimitĂ© sont certainement diverses et contradictoires. Pour lâEmpereur, lâalliance avec la Russie constituait assurĂ©ment lâĂ©quilibre de sa puissance. A lâOccident, lui ; Ă lâOrient, le tzar ; entre eux, lâEurope, quasi-vasale de leur double souverainetĂ©. Pour les ministres, CambacĂ©rĂšs entre autres, le mariage russe paraissait un gage de paix prudente. « Nous aurons inĂ©vitablement la guerre, disait-il, avec le souverain dont nous nâaurons pas Ă©pousĂ© la fille ou la sĆur, et la guerre avec lâAutriche mâeffrayerait moins quâavec la Russie6. » Dans ces paroles, la part de devination Ă©galait la part de justesse pratique. « Un systĂšme dâalliance, Ă©crit M. FrĂ©dĂ©ric Masson, si resserrĂ© quâon lâimagine par les liens de famille, est mort-nĂ© sâil nâa pas pour base les intĂ©rĂȘts propres et permanents des nations associĂ©es7. » Dans le principe de la politique napolĂ©onienne, lâintĂ©rĂȘt de la Russie Ă©tait Ă©vident et nâĂ©chappait point Ă lâĆil de lâEmpereur. Et, approuvĂ© dans son dessein, par les lucides intelligences de ses conseils extraordinaires, il donna ordre, Ă Caulaincourt, son ambassadeur Ă PĂ©tersbourg, de commencer la « causerie ».
Le duc de Vicence, négociateur du mariage russe.
On y attendait, au surplus, des ouvertures. A Erfurth, Alexandre nâavait-il pas parlĂ© en ce sens Ă NapolĂ©on8 ? De cette alliance nây avait-on pas discutĂ© les prĂ©liminaires ? La condition tacite du tzar nâavait-elle pas Ă©tĂ©, autant quâon peut le deviner Ă travers les rĂ©ticences et les contradictions, la renonciation de NapolĂ©on aux affaires de Pologne ? On peut le croire, Ă la rĂ©ponse de lâEmpereur, le 3 aoĂ»t 1809, Ă la dĂ©putation de Galicie : « Vous sentez que le rĂ©tablissement de Pologne dans ce moment-ci est impossible pour la France... Je ne veux pas faire la guerre Ă la Russie9. » Les jalons ainsi posĂ©s, la besogne Ă©tait simplifiĂ©e Ă Caulaincourt.
La marche Ă suivre lui fut nettement et sommairement indiquĂ©e. « Dans toutes vos combinaisons, partez du principe que ce sont des enfants quâon veut », lui Ă©crivait Champagny, le 13 dĂ©cembre 180910, au moment oĂč la nouvelle du mariage de NapolĂ©on avec une princesse russe commençait Ă filtrer dans le public11. CâĂ©tait lĂ la confirmation des instructions donnĂ©es, moins dâun mois auparavant, le 22 novembre : « Il vous restera Ă nous faire connaĂźtre les qualitĂ©s de la jeune princesse, et surtout lâĂ©poque oĂč elle peut ĂȘtre mĂšre, car dans les calculs actuels, six mois de diffĂ©rence sont un objet12. » Ainsi, par les dĂ©pĂȘches de Champagny, se confirment les causes premiĂšres du divorce impĂ©rial.
Caulaincourt exĂ©cuta Ă la lettre ces instructions et procĂ©da Ă une enquĂȘte attentive sur la future fiancĂ©e. De la grande-duchesse Anne, le prince de Schwarzenberg13 faisait le portrait le plus flatteur. « Elle nâa pas quinze ans, disait-il, nâest point formĂ©e et est encore trĂšs petite, mais elle annonce devoir ĂȘtre un jour jolie... la forme de son visage nâa rien de lâair kalmouk de la famille14. » Les renseignements de Caulaincourt, naturellement, sont plus prĂ©cis et abondants. Le 5 janvier 1810, il Ă©crit Ă Champagny une longue dĂ©pĂȘche oĂč il dit de la grande duchesse :
V.E. sait par lâAlmanach de la cour que Mme la grande-duchesse Anne nâentre dans sa seiziĂšme annĂ©e que demain, 7 janvier. Câest exact. Elle est grande pour son Ăąge, et plus prĂ©coce quâon ne lâest ordinairement ici ; car, au dire des gens qui vont Ă la cour de sa mĂšre, elle est formĂ©e depuis cinq mois ; sa taille, sa poitrine, tout lâannonce aussi. Elle est grande pour son Ăąge, elle a de beaux yeux, une physionomie douce, un extĂ©rieur prĂ©venant et agrĂ©able, sans ĂȘtre belle, et un regard plein de bontĂ©. Son caractĂšre est calme, on la dit fort douce, on vante plus sa bontĂ© que son esprit. Elle diffĂšre entiĂšrement, sous ce rapport, de sa sĆur, qui passait pour impĂ©rieuse et dĂ©cidĂ©e15. Comme toutes les grandes-duchesses, elle est bien Ă©levĂ©e, instruite, elle a dĂ©jĂ le maintien dâune princesse et le ton et lâaplomb nĂ©cessaire pour tenir sa cour16.
Ces dĂ©tails sâĂ©taient, vraisemblablement, fait trop longtemps attendre, car, parallĂšlement Ă Caulaincourt, Savary, cet « admirable chef de gendarmerie17 » menait une enquĂȘte trop peu discrĂšte Ă Paris. Venu aux renseignements chez Labinski, le consul gĂ©nĂ©ral de Russie, Ă Paris18, il avait laissĂ© deviner son jeu. Le consul en Ă©crivit Ă PĂ©tersbourg. « LâEmpereur, mande Caulaincourt Ă Champagny, le 15 janvier 1810, lâEmpereur mâa dit que M. le duc de Rovigo avait Ă©tĂ© faire une visite Ă Labinski, chez qui, ajoute-t-on, il nâallai...