LIVRE HUIT.
CHAPITRE PREMIER.
JusquâĂ prĂ©sent ma muse a marchĂ© dans un Ă©troit sentier, hĂ©rissĂ© de rochers, couvert de ronces et de broussailles : au milieu des tĂ©nĂšbres dont elle Ă©tait enveloppĂ©e, Ă peine pouvait-elle guider ses pas Ă la faible lueur de la voie lactĂ©e. JusquâĂ prĂ©sent des flots de sang nâont cessĂ© de couler, le carnage et la famine nâont laissĂ© personne Ă l'abri de leurs atteintes. Si quelquefois la fortune a souri Ă nos efforts, bientĂŽt le souffle envieux du malheur a tout emportĂ© au loin. Quels biens sont rĂ©sultĂ©s de la destruction des murs de NicĂ©e, de l'occupation de la ville dâAntiochus? Ceux-lĂ , sans doute, qui naissent dâun supplice, pour tout saint martyr qui a remportĂ© la victoire sur la mort; car si lâon Ă©prouve des calamitĂ©s dĂ©plorables, si lâon endure des souffrances au milieu des scĂšnes de carnage et de mort, ces douleurs enfantent des joies dans lâavenir. J'emprunterai donc les paroles du Psalmiste : Je me suis rĂ©joui lorsqu'on m'a dit : Nous irons en la maison du Seigneur. Voici, nos pieds pressent dĂ©jĂ les vestibules de Solyme et les parcourent en triomphe. Francs, recevez ici les rĂ©compenses de vos travaux, et ne vous affligez plus d'avoir endurĂ© de tristes Ă©preuves. Vous jouissez enfin de la vue tant dĂ©sirĂ©e du sĂ©pulcre ; la croix de la rĂ©demption a Ă©tĂ© baignĂ©e de vos larmes, nul cĆur n'Ă©prouve plus de souffrance. Cette ville, longtemps livrĂ©e comme une proie aux rois de la terre, Ă©tait foulĂ©e aux pieds pour ĂȘtre renversĂ©e de fond en comble. Pour dernier Ă©vĂ©nement, ĂŽ citĂ© bienheureuse, tu as obtenu de commander Ă jamais et d'attirer Ă toi tous les royaumes chrĂ©tiens! tu verras toutes les gloires du monde accourir vers toi et te rendre grĂąces comme Ă leur mĂšre. Jadis Esdras ni Judas MacchabĂ©e nâont, Ă la suite de tes maux, Ă©levĂ© ta fortune Ă un si haut degrĂ©. Adrien, qui reçut Ă cette occasion le surnom dâĂlie, n'a pu, en te relevant, te donner de si grands biens. Ce monde-ci combat pour toi et pour les tiens, et le siĂšcle presque tout entier est uniquement prĂ©occupĂ© de ce soin. Jadis, quand la JudĂ©e Ă©tait dans sa plus grande vigueur, elle brillait dâun Ă©clat semblable Ă celui-ci. Mais pourquoi les chevaliers s'entre-dĂ©chirent-ils dans leurs combats singuliers ? Soyez, je vous en supplie, oh! soyez le flĂ©au de la Perse et non le flĂ©au de vous-mĂȘmes; ce que vous faites tourne au dĂ©triment de JĂ©rusalem, attachez-vous Ă frapper uniquement le prince de Babylone, afin que les bons puissent atteindre Ă la croix de JĂ©sus et sâĂ©lever sur la colline sacrĂ©e du sĂ©pulcre. Pour moi, je m'Ă©crierai que notre temps a fait des choses telles que les fastes d'aucun siĂšcle n'en ont de pareilles Ă nous apprendre.
Comme, en mĂȘme temps qu'on sâoccupait des affaires temporelles qui devaient, de l'avis des ChrĂ©tiens, ĂȘtre dirigĂ©es par une administration royale, il ne fallait pas non plus nĂ©gliger les intĂ©rĂȘts qui se rapportaient aux fonctions du sacerdoce, aprĂšs avoir, aussi bien quâil leur fut possible, pourvu Ă lâĂ©lection dâun roi, les fidĂšles s'occupĂšrent aussitĂŽt du choix d'un patriarche. Il y avait alors un clerc, parvenu je ne sais Ă quel degrĂ©, qui se nommait Arnoul. Cet homme, qui nâĂ©tait nullement dĂ©pourvu de science en logique, et qui Ă©tait connu pour ne point ignorer les Ă©lĂ©ments de la grammaire, avait longtemps donnĂ© des leçons Ă la fille du roi des Anglais, cette religieuse dont jâai dĂ©jĂ parlĂ©, et le comte de Normandie avait promis Ă celle-ci, par l'intermĂ©diaire de sa sĆur, dâaccorder Ă Arnoul les honneurs de lâĂ©piscopat, dĂšs que lâun de ses Ă©vĂȘques viendrait Ă mourir. Cependant, lorsquâil commença Ă ĂȘtre question de lâexpĂ©dition de JĂ©rusalem, lâĂ©vĂȘque de Bayeux, nommĂ© Eudes, homme qui possĂ©dait de grandes richesses, fit vĆu dâentreprendre ce voyage. Il Ă©tait frĂšre du roi des Anglais, Guillaume l'ancien, et, en outre de sa dignitĂ© de pontife, il possĂ©dait en Angleterre le comtĂ© de Kent. Comptant sur ses immenses trĂ©sors, il osa Ă©lever ses vues jusqu'Ă prĂ©tendre Ă sâemparer du royaume de son propre frĂšre. Mais le roi l'ayant prĂ©venu, lâenferma dans une prison, et l'y retint jusqu'au moment de sa mort. A cette Ă©poque, lâĂ©vĂȘque retrouva sa libertĂ© et ses honneurs, et, comme je viens de le dire, la renommĂ©e publiant partout l'expĂ©dition de JĂ©rusalem, Eudes, suivi dâune multitude de gens de sa nation, et emportant dâinnombrables trĂ©sors, se disposa Ă partir. Arnoul se rĂ©unit Ă son escorte, et l'Ă©vĂȘque Ă©tant mort, si je ne me trompe, en deçà mĂȘme des frontiĂšres de la Romanie, lĂ©gua Ă Arnoul, de prĂ©fĂ©rence Ă tout autre, la plus grande partie des biens et des richesses quâil laissait aprĂšs lui. Ses connaissances dans les lettres lui donnaient une grande autoritĂ©; il ne manquait mĂȘme pas d'Ă©loquence ; et dĂšs que l'accroissement de sa fortune lâeut fait mieux connaĂźtre, il se mit en devoir d'adresser trĂšs frĂ©quemment des discours aux hommes de notre expĂ©dition, et ces harangues augmentĂšrent encore sa rĂ©putation. Il nây avait que fort peu d'hommes lettrĂ©s, ce qui donna une nouvelle illustration Ă Arnoul ; et comme on recherchait le talent de la parole plus qu'on nâexaminait la vie d'un homme, il parvint par ce moyen Ă ĂȘtre appelĂ© au patriarcat de JĂ©rusalem. Il fut donc pendant quelque temps pontife, seulement de nom, et il sut par ses discours faire respecter sa nouvelle dignitĂ©.
Mais au bout de quelque temps, et lorsque la nouvelle de son Ă©lection fut parvenue au siĂšge apostolique, le pape Pascal chargea l'archevĂȘque de Pise, Daimbert, de remplacer lâĂ©vĂȘque du Puy dans ses fonctions de lĂ©gat, et d'aller en son nom prendre soin de lâarmĂ©e du Seigneur. Il arriva Ă JĂ©rusalem avec une nombreuse flotte, lorsque la ville Ă©tait dĂ©jĂ occupĂ©e, et le roi Ă©levĂ© sur le trĂŽne, et bientĂŽt, ayant examinĂ© lâĂ©lection dâArnoul, il jugea quâelle devait ĂȘtre annulĂ©e, en vertu du droit canonique. En faisant des recherches sur l'origine de cet homme, on reconnut quâil Ă©tait fils de prĂȘtre; ce qui non seulement devait le faire exclure des Ordres sacrĂ©s, mais le soumettait en outre, d'aprĂšs les dĂ©cisions du concile de TolĂšde, Ă demeurer Ă jamais esclave de lâEglise, qui se trouvait dĂ©shonorĂ©e par une telle naissance. Il fut donc, par cette sentence, rejetĂ© de lâEglise, malgrĂ© tous les efforts qu'il fit pour se dĂ©fendre. Les grands, voulant trouver quelque moyen de le consoler un peu de lâaffront quâil recevait, lui demandĂšrent sur qui ils devaient faire tomber leur choix. Jaloux, selon le penchant de sa nature dĂ©pravĂ©e, de ses Ă©gaux et mĂȘme de ses infĂ©rieurs : Prenez, leur dit-il, pour patriarche ce mĂȘme archevĂȘque de Pise, qui remplit ici les fonctions de lĂ©gat. CĂ©dant Ă ces conseils, les princes enlevĂšrent l'archevĂȘque au siĂšge quâil possĂ©dait, presque sans lui demander son consentement, et lâinstituĂšrent eux-mĂȘmes dans leur Ă©glise. BientĂŽt aprĂšs, lorsque l'illustre roi Godefroi fut mort, et sous le rĂšgne de son frĂšre Baudouin, qui avait gouvernĂ© Edesse, les princes accusĂšrent le patriarche d'une prĂ©tendue trahison, et, le condamnant comme pour un crime avĂ©rĂ©, ils dĂ©pouillĂšrent du patriarcat celui qu'ils avaient enlevĂ© Ă un siĂšge mĂ©tropolitain.
Alors on sâoccupa, de nouveau, de lâĂ©lection d'un autre pontife. Arnoul voulant, dans sa prĂ©voyance, en faire nommer un qui ne cherchĂąt point Ă rĂ©sister Ă son influence, favorisa, de tous ses moyens, le choix dâun de ses collĂšgues, nommĂ© Ebremar, homme simple et illettrĂ©, quâil espĂ©rait soumettre en toutes choses Ă ses volontĂ©s. Mais comme, dans la suite, celui-ci se conduisit religieusement et ne voulut point, Ă ce que j'ai lieu de croire, satisfaire en toute occasion aux dĂ©sirs dâArnoul, on finit par lâaccuser auprĂšs du siĂšge apostolique, et cette accusation Ă©choua le plus honteusement possible. Aussi Arnoul, et ses complices qui l'avaient appuyĂ© dans cette accusation, encoururent-ils la haine du roi, Ă tel point que ce prince ĂŽta Ă Arnoul la garde du sĂ©pulcre, et le chassa mĂȘme de la ville. Le patriarche, rentrĂ© en faveur par la souveraine dĂ©cision du siĂšge apostolique, retourna Ă JĂ©rusalem, Ă lâextrĂȘme confusion de ses persĂ©cuteurs. Il suffit de ce que je viens de dire au sujet de lâĂ©lection et du rejet de ce fantĂŽme de patriarche. Cette Ă©lection, qui devait ĂȘtre nulle au jugement de tous les hommes de bien, eut lieu le jour de la fĂȘte de Saint-Pierre-aux-Liens, mais comme elle n'Ă©tait soutenue par aucun tĂ©moignage dâune vie vertueuse, elle sâĂ©vanouit promptement. La ville de JĂ©rusalem fut prise par les France le quinze du mois de juillet, le vendredi, Ă peu prĂšs Ă lâheure que le Christ avait Ă©tĂ© attachĂ© sur la croix.
CHAPITRE II.
Peu de temps ou plutĂŽt trĂšs peu de jours aprĂšs, des dĂ©putĂ©s de la ville de Naplouse, anciennement appelĂ©e Sichern ou Samarie, se rendirent auprĂšs de TancrĂšde et du comte Eustache, frĂšre du duc devenu roi tout rĂ©cemment, tous deux hommes considĂ©rables et remplis de force, les invitant a prendre avec eux une nombreuse troupe et Ă marcher vers cette ville, qui leur serait livrĂ©e sans aucun doute, et qu'ils soumettraient Ă leur juridiction. Ils partirent donc, emmenant avec eux beaucoup de chevaliers, ainsi qu'un grand nombre d'hommes de pied. Ils arrivĂšrent aux faubourgs de la ville, les habitants leur ouvrirent aussitĂŽt leur porte, et se remirent volontairement entre leurs mains. Dâautres messagers vinrent ensuite annoncer au roi Godefroi que lâempereur dâEgypte se prĂ©parait Ă lui faire la guerre avec de grandes armĂ©es. AussitĂŽt le roi, animĂ© dâune nouvelle ardeur, manda Ă son frĂšre Eustache et Ă TancrĂšde ce qu'on venait de lui apprendre, les supplia instamment, et leur prescrivit mĂȘme par ses messagers de revenir en toute hĂąte Ă JĂ©rusalem, leur faisant savoir en outre que les environs dâAscalon Ă©taient le lieu dĂ©signĂ© pour la bataille. InformĂ©s de ces faits, ces, hommes invincibles se rendirent le plus rapidement possible sur les montagnes, comptant rencontrer les Sarrasins au milieu de leur marche, mais ils ne les virent point, et allĂšrent ensuite Ă CĂ©sarĂ©e de Palestine.
De lĂ Ă©tant partis pour la ville de Rama, dont jâai dĂ©jĂ parlĂ©, cĂ©lĂšbre par le souvenir du bienheureux Georges, et situĂ©e sur les bords de la mer, ils revinrent sur leurs pas, et rencontrĂšrent un grand nombre dâArabes, prĂ©curseurs de lâannĂ©e qui devait leur livrer bataille. AussitĂŽt quâils les eurent reconnus, les nĂŽtres, rĂ©unissant leurs forces, les attaquĂšrent tous Ă la fois, les mirent bientĂŽt en fuite, et leur enlevĂšrent un grand nombre de prisonniers, par lesquels ils apprirent toutes les dispositions quâavaient faites leurs ennemis pour la guerre, le lieu ou dĂ©jĂ leur armĂ©e sâĂ©tait rassemblĂ©e, la force de cette armĂ©e, et jusquâau champ de bataille quâelle avait rĂ©solu de prendre, TancrĂšde, dĂšs quâil eut recueilli ces renseignements, les transmit au roi Godefroi par des messagers quâil lui envoya tout exprĂšs. Il manda aussi ces nouvelles Ă Arnoul, illustrĂ© par sa nomination comme patriarche, et Ă tous les autres grands. Une guerre terrible vous attend, leur fit-il dire, et comme il est certain qu'elle est trĂšs prochaine, hĂątez-vous de venir Ă Ascalon, avec toutes les forces que vous aurez pu rassembler par voire habiletĂ©. Le roi, plein de confiance en Dieu, et que nul ne surpassait en intelligence, convoqua tous les chevaliers du Dieu vivant avec une grande autoritĂ©, et dĂ©signa Ascalon comme le lieu oĂč tous les ChrĂ©tiens devaient se rendre pour sâopposer aux entreprises des ennemis. Lui-mĂȘme partit de la ville, le mardi, avec celui quâon avait appelĂ© patriarche et le comte Robert de Flandre.
Le comte de Saint-Gilles et le comte de Normandie dĂ©clarĂšrent au Roi quâils ne voulaient pas se porter plus loin, avant de savoir d'une maniĂšre bien certaine si la guerre Ă©tait imminente; quâils allaient en consĂ©quence retourner Ă JĂ©rusalem, promettant en mĂȘme temps de nâĂȘtre point en retard dĂšs que leur prĂ©sence deviendrait nĂ©cessaire. Le roi sâen alla donc, et bientĂŽt ayant reconnu de loin les ennemis, et rĂ©solu dâen transmettre promptement l'avis Ă ceux qui Ă©taient demeurĂ©s Ă JĂ©rusalem, il fit aussitĂŽt appeler un Ă©vĂȘque pour lâenvoyer Ă la ville, afin de conjurer tous ses frĂšres de se rĂ©unir sans le moindre retard, pour faire face aux nĂ©cessitĂ©s du moment. Le mercredi, tous les princes rassemblĂšrent les troupes du Seigneur et transportĂšrent leur camp hors de la citĂ© sainte. LâĂ©vĂȘque qui avait portĂ© les paroles du roi Ă ceux qui Ă©taient demeurĂ©s Ă JĂ©rusalem se hĂąta de retourner auprĂšs de lui ; mais les Sarrasins le rencontrĂšrent et le prirent, et lâon ne sait pas s'il a succombĂ© sous leurs coups, ou sâil fut emmenĂ© en captivitĂ©.
Pierre l'Ermite, constant coopĂ©rateur de cette pieuse entreprise, demeura Ă JĂ©rusalem avec les clercs, tant Grecs que Latins, dirigeant les processions, rĂ©glant les litanies, prĂȘchant des sermons et recommandant la distribution des aumĂŽnes, afin que Dieu daignĂąt mettre le comble Ă ses bienfaits, en donnant Ă son peuple cette derniĂšre victoire. Tous les ecclĂ©siastiques qui se trouvaient Ă JĂ©rusalem, revĂȘtus des ornements consacrĂ©s pour la cĂ©lĂ©bration des saints mystĂšres, conduisaient les hommes et les femmes au temple du Seigneur, cĂ©lĂ©braient la messe, et prononçaient des priĂšres du fond de leur cĆur, demandant Ă Dieu de sauver ses enfants exilĂ©s. Cependant celui qu'on avait appelĂ© patriarche, et les autres pontifes qui purent ĂȘtre prĂ©sents, se rassemblĂšrent autour des piscines, auprĂšs du fleuve qui coule, comme on sait, en deçà dâAscalon. LĂ , les Gentils avaient artificieusement mis en avant des milliers dâanimaux et dâimmenses troupeaux de bĆufs, de chameaux et de moutons; les chefs chrĂ©tiens ayant appris que ces animaux nâĂ©taient ainsi placĂ©s que pour engager les nĂŽtres Ă rechercher du butin, envoyĂšrent des hĂ©rauts dans tout le camp, pour dĂ©fendre Ă qui que ce soit dâavoir dans sa tente plus de bĂ©tail quâil ne serait reconnu nĂ©cessaire pour suffire aux besoins du moment. Pendant ce temps, trois cents Arabes vinrent se prĂ©senter Ă la vue des nĂŽtres, qui les poursuivirent aussitĂŽt avec une telle ardeur que, les ayant mis en fuite, ils leur enlevĂšrent deux cents hommes, et repoussĂšrent les autres jusque dans leur camp.
Vers le soir de cette mĂȘme journĂ©e, celui qui remplissait les fonctions de patriarche fit proclamer que tous eussent Ă se prĂ©parer au combat pour le lendemain dĂšs le point du jour, dĂ©fendant en outre Ă chacun, sous peine dâanathĂšme, de s'attacher Ă enlever des dĂ©pouilles pendant le combat, et leur prescrivant de rĂ©primer leur ardeur pour le butin jusqu'aprĂšs l'issue de la bataille. En mĂȘme temps il supplia tous les ChrĂ©tiens de sâoccuper uniquement Ă massacrer les ennemis, de ne se laisser distraire sur aucun point par l'espoir dâun honteux profit, de peur que la cupiditĂ© de quelques uns ne fit perdre les fruits de la victoire, au moment oĂč lâon commencerait Ă l'obtenir.
Le jour du vendredi sâĂ©tait levĂ©. Notre armĂ©e se portant en avant arriva dans une belle vallĂ©e, et lĂ , dans une plaine voisine du rivage de la mer, les ChrĂ©tiens sâoccupĂšrent d'abord de sĂ©parer leurs divers corps. Le duc devenu roi, le comte de Flandre et le comte de Normandie, le comte de Saint-Gilles, Eustache de Boulogne, TancrĂšde et Gaston, se mirent Ă la tĂȘte des corps ainsi organisĂ©s, quelques uns commandant seuls, quelques autres sâĂ©tant associĂ©s deux Ă deux. Les hommes de pied, archers et lanciers qui devaient marcher en avant des chevaliers, se rangĂšrent en bataille : le roi Godefroi prit la gauche avec les troupes qui le suivaient; le comte de Saint-Gilles prit position sur les bords de la tuer ; le comte de Flandre et le comte de Normandie, chevauchĂšrent sur la droite; TancrĂšde et les autres princes sâavancĂšrent par le centre.
Les nĂŽtres donc se portĂšrent en avant lentement vers les rangs de lâarmĂ©e ennemie, et pendant ce temps les Gentils, si prĂ©parant aussi au combat, demeuraient immobiles dans leurs positions. Vous les eussiez vus portant suspendus Ă leurs Ă©paules des vases qu'ils remplissaient dâune eau fraĂźche, puisĂ©e dans leurs petites outres, afin de pouvoir boire, lorsqu'ils se lanceraient Ă la poursuite des nĂŽtres, aprĂšs les avoir mis en fuite. Mais Dieu en ordonna autrement que nâavait prĂ©vu cette race ennemie. Le comte de Normandie, ayant reconnu de loin la tente du prince de lâarmĂ©e Ă©gyptienne, toute couverte et resplendissante d'argent, et dont le sommet arrondi Ă©tait ornĂ© d'une masse d'or, pressa son cheval rapide de ses Ă©perons, attaqua avec impĂ©tuositĂ© le prince, qui portait une lance ornĂ©e dâun Ă©tendard, et lui porta une horrible blessure. D'un autre cĂŽtĂ© le comte de Flandre, rendant les rĂȘnes Ă son cheval, se jeta au plus Ă©pais des rangs ennemis; TancrĂšde se prĂ©cipita aussi sur eux avec une grande vigueur. De tous cĂŽtĂ©s nos escadrons marchant sur les traces de leurs chefs se livrent Ă toute leur fureur; bientĂŽt le rivage et la plaine sont inondĂ©s de sang, les ennemis ne peuvent soutenir longtemps une si rude mĂȘlĂ©e, et, rĂ©duits au dĂ©sespoir, ils ne tardent pas Ă prendre la fuite. Et comme le nombre des Gentils Ă©tait incalculable, de mĂȘme, et par une consĂ©quence nĂ©cessaire, on en fit un carnage prodigieux. Les flots de la mer avaient Ă©tĂ© soulevĂ©s Ă une grande hauteur, mais le Seigneur se montra plus admirable encore dans sa sublime Ă©lĂ©vation. Aussi, et afin quâil fĂ»t Ă©vident que Dieu, et non la main des hommes, dirigeait une si grande bataille, voyait-on de tous cĂŽtĂ©s les ennemis fuir en aveugles, et se prĂ©cipiter au milieu des bataillons armĂ©s, tandis qu'ils cherchaient uniquement Ă Ă©chapper Ă leurs coups. Ne trouvant aucun lieu de refuge, plusieurs voulurent se faire un asile sur des arbres Ă©levĂ©s ; mais ils ne purent Ă©chapper aux flĂšches des nĂŽtres, et atteints de leurs traits, ils Ă©taient prĂ©cipitĂ©s, et tombaient comme de vastes ruines. Tous ceux que la fuite ne mettait pas Ă couvert succombaient, morts ou mourants, sous les traits ou le glaive des ChrĂ©tiens, qui les abattaient comme des troupeaux sans dĂ©fense. Le comte de Saint-Gilles qui avait occupĂ© le rivage sablonneux de la mer, ayant lancĂ© son corps d'armĂ©e contre les ennemis, les attaqua avec une impĂ©tuositĂ© pareille Ă celle de la tempĂȘte, en sorte quâun grand nombre dâentre eux, cherchant Ă fuir le fer qui les menaçait, sâenfoncĂšrent volontairement dans les abĂźmes de la mer.
CHAPITRE III.
La victoire Ă©tant ainsi demeurĂ©e aux ChrĂ©tiens par la puissance de Dieu, le prince de lâarmĂ©e de Babylone, que les hommes de son pays appellent Ă©mir dans leur langue, confus et ne pouvant assez, s'Ă©tonner de la catastrophe qu'il venait d'Ă©prouver, se rĂ©pandit en plaintes amĂšres. D'un cĂŽtĂ© il pensait aux troupes innombrables qu'il avait menĂ©es Ă sa suite, et Ă cette jeunesse brillante et joyeuse qui portait des armes remarquables par leur force et leur qualitĂ©: il calculait les richesses de ses compagnons d'armes, qui faisaient, pour ainsi dire, de leur armĂ©e une armĂ©e de chevaliers ; enfin il remarquait un fait propre Ă donner la plus grande sĂ©curitĂ© aux esprits mĂȘme les plus timides, savoir, que ses troupes avaient combattu dans leur propre pays, prĂšs des portes mĂȘmes de leur ville, dans laquelle elles eussent du trouver un refuge assurĂ© : d'un autre cĂŽtĂ© il voyait l'armĂ©e des Francs infĂ©rieure Ă la sienne sous tous les rapports, une jeunesse dĂ©jĂ abattue par une longue disette, de petites armes, des Ă©pĂ©es rouillĂ©es, des lances toute noircies entre les mains de chevaliers dĂ©nuĂ©s de forces ; ceux qui paraissaient s'Ă©lever au dessus des autres, dĂ©vorĂ©s eux-mĂȘmes d'une cruelle misĂšre, n'ayant que des chevaux extĂ©nuĂ©s de fatigue et rongĂ©s de maladie; pour tout dire en un mot, il ne pouvait comprendre que les plus pauvres des hommes, une troupe dâexilĂ©s eussent battu les innombrables armĂ©es de son pays, et que les hommes les plus vils eussent renversĂ© la gloire de tout lâOrient. Une circonstance qui aida beaucoup Ă la victoire des nĂŽtres fut que, lorsquâon eut commencĂ© Ă croire dans lâarmĂ©e ennemie qu'il fallait prendre la fuite, lâĂ©mir qui commandait Ă Ascalon ayant vu le prince de Babylone tourner aussi le dos Ă nos ChrĂ©tiens, donna lui-mĂȘme lâordre d'empĂȘcher les fuyards dâentrer dans sa ville, et de leur fermer les portes. Enfin ce qui avait mis le comble Ă lâĂ©tonnement des Gentils avait Ă©tĂ© de voir que les Francs n'eussent pas prĂ©fĂ©rĂ© combattre sous les murs mĂȘme de JĂ©rusalem, pour avoir derriĂšre eux un point dâappui, et qu'ils se fussent avancĂ©s Ă leur rencontre presque Ă deux journĂ©es de marche.
Tandis que les Francs rendaient Ă Dieu, comme il Ă©tait juste, mille actions de grĂąces pour une si grande victoire, et sâen rĂ©jouissaient avec transport, le comte de Normandie, qui ne renonça jamais Ă son extrĂȘme munificence, mĂȘme au milieu des misĂšres de lâexil, acheta, pour vingt marcs dâargent, de lâhomme qui lâavait enlevĂ©e, cette lance recouverte en argent dont jâai dĂ©jĂ parlĂ©, et qui Ă©tait portĂ©e comme une espĂšce de banniĂšre en avant du prince de Babylone ; aprĂšs lâavoir achetĂ©e, le comte la remit Ă Arnoul, que lâon avait appelĂ© patriarche, pour qu'elle fĂ»t dĂ©posĂ©e, en tĂ©moignage de cette grande victoire, auprĂšs du sĂ©pulcre du Seigneur. Un autre, Ă ce qu'on assure, acheta pour soixante et dix byzantins lâĂ©pĂ©e qui avait appartenu Ă ce mĂȘme prince. Une trĂšs grande flotte avait suivi la marche de l'armĂ©e Ă©gyptienne et abordĂ© au port dâAscalon, afin de pouvoir, lorsque les Francs auraient Ă©tĂ© vaincus et rĂ©duits en captivitĂ©, les acheter des vainqueurs et les transporter pour les vendre dans les royaumes les plus reculĂ©s de lâOrient. Mais lorsque les gens de cette flotte virent les Egyptiens sâenfuyant honteusement, ils mirent eux-mĂȘmes Ă la voile sans le moindre dĂ©lai, et partirent pour retourner par mer dans les pays de lâintĂ©rieur.
AprĂšs avoir fait une horrible boucherie des Sarrasins, et plus particuliĂšrement des Ăthiopiens, les Francs revinrent sur leurs pas, pĂ©nĂ©trĂšrent dans les tentes solitaires de leurs ennemis, et y enlevĂšrent des dĂ©pouilles d'une valeur inapprĂ©ciable. Ils y...