Le neveu de Diderot
«Monsieur l’Intellectuel, vous êtes un beau faquin ! Pour ne pas dire plus. Et d’ailleurs je m’empresse de le dire, ce plus. Vous perpétuez en toute conscience béate le rôle du clerc médiéval, vous entretenez un mythe nourricier de délateurs et de persécuteurs. Vous participez, sous couvert de rigueur principielle, à la domination des faibles et des exploités. Béquille des nouveaux princes, vous gérez la langue du pouvoir et vous vous faites à leur profit définisseur de situations. Je n’invente rien. Regardez-vous : scribe, sophiste, rhéteur, humaniste, lettré, professionnel de l’intellect, préposé aux références, fonctionnaire de la mémoire, sphinx transsexuel, intellocrate tous azimuts ! Comment pouvez-vous sans honte vous asservir aux pouvoirs du moment ? Ne vous reste-t-il pas un soupçon d’honnêteté qui puisse vous dégoûter de votre bassesse et vous conseiller de mettre fin à cette fonction exorbitante ?
« Allez-vous continuer ainsi, à ronger comme les rats idéologiques ce qui subsiste de culture et de pensée ? Redressez-vous, Monsieur l’Intellectuel ! »
Pour une mercuriale, très chers, c’en était une carabinée. Mais, à la fin, que me voulait cet escogriffe ? J’étais au lit, enfoncé dans le sommeil de l’inconscient qui n’a rien à se reprocher – par définition. Soudain, en un mauvais rêve se jette sur moi l’ombre tonitruante de ce justicier à qui je n’avais même pas demandé l’heure. Et le plus salé, c’est que mon bonhomme se présente comme le neveu de Diderot ! Incroyable. Vrai, pourtant. Très chers, il faut que je vous explique.
Nous sommes dans la nuit du 31 juillet 1984. Voilà deux siècles mourut le Sieur Denis que j’aime tant. Ce bicentenaire, depuis des mois, on le célèbre à qui mieux mieux. Comment apporterais-je ma timide contribution au concert d’éloges où se bousculent et s’entre-obscurcissent les plus hautes lumières de notre siècle ? Je ne trouve rien et m’en désole. Donc, en cette nuit mémorable, je me couche, l’esprit froid et le cœur humide. Et j’en prends pour mon rhume. Un bipède d’un autre âge m’agresse oniriquement et me charge de tous les crimes de l’intelligentsia mondiale. Il dit se nommer François-Albert Diderot, fils de… hé là ! fils de qui donc ? Certes pas de « sœurette » Denise, « Diogène femelle » et qui n’avait nul besoin de s’embarrasser d’un homme. Je pencherais plutôt pour l’abbé, puis chanoine, Didier-Pierre, bigot intraitable, et dissimulateur en diable. Mais entre un penchant et une chute, il y a un espace souvent infranchissable. Non, je ne tomberai pas dans ce traquenard. Alors, de quelle armoire à fantômes surgit ce neveu vociférant ? L’hypothèse la plus vraisemblable se rattacherait à la période secrète de la vie de Diderot, soit entre 1732 et 1742. Notre futur encyclopédiste a beaucoup folâtré pendant ces dix années. Un fils naturel devenant neveu par bienséance… oui, c’est acceptable. Remarquez, très chers, que je me livrais à ces supputations historiques tout en dormant. Car je n’allais tout de même pas m’éveiller pour une simple algarade d’intellectuels !
Je me tournai incontinent vers l’oncle. Cet homme de passion et de lucidité, qui semble n’avoir pas de convictions parce qu’il n’adopte aucun système fixe, m’a enseigné, conjuguant connaissance et imagination, « la possibilité des choses ». Oui, j’adhère comme lui à l’enthousiasme de la matière :
J’arrête mes yeux sur l’amas général des corps ; je vois tout en action et en réaction ; tout se détruisant sous une forme ; tout se recomposant sous une autre ; des sublimations, des dissolutions, des combinaisons de toutes les espèces […] : d’où naît le mouvement ou plutôt la fermentation générale dans l’univers.
Matérialistes à la Lucrèce, nous nous entendons tous deux à balancer de l’un au multiple et inversement. Cela implique qu’on se fasse plutôt dialogueurs que discoureurs. Et passablement ludiques. « Imaginez l’univers sage et philosophe ; convenez qu’il serait diablement triste. » Les docteurs et les chargés de mission ne peuvent pas vivre à corps perdu. Ils se défoncent en ligne droite, bousculant sur leur passage toute contradiction. Ah ! très chers, si vous saviez comme je déteste les discours qu’on nous fait subir ou dont nous affligeons les autres.
Et je fus pris au piège le jour où on décida de me décorer. On allait m’épingler la médaille du mérite patriotique. Je ne pouvais pas refuser sans encourir le blâme attristé de certains amis dont l’affection m’était plus précieuse que mon amour-propre. Le jour de la cérémonie, le temps s’était alourdi ; il faisait une chaleur pesante, on se serait cru en Amazonie, chez les réducteurs de têtes. Je me retrouvai parmi les invités d’honneur, à côté d’un ministre, écoutant d’une oreille minuscule des orateurs qui n’en finissaient pas. Je commençais à voir rouge et cherchais un moyen de me tirer de là sans provoquer de scandale. Voici que s’avance au micro un discoureur à toute épreuve, ex-président de société nationaliste et qui depuis quarante ans n’a pas changé d’idée. Ce martyr de la phrase interminable tient dans ses mains une liasse de feuilles dont l’épaisseur est effrayante. Ma tête doit avoir la dimension d’une balle de golf. Près de moi, le ministre ruisselle comme une pluie de promesses électorales. Et c’est parti, mon kiki ! Notre aède déchaîne et développe son unique idée pour aussitôt l’enchaîner et l’envelopper afin de pouvoir ensuite revenir au déchaînement et au développement, etc. Je sens derrière mon dos un meuble qui bouge. Je tâte. On dirait un téléviseur sur roulettes. Tiens ! tiens ! Il suffirait de s’appuyer en douceur, pour reculer subrepticement avec le meuble et disparaître derrière les tentures. De là je pourrais à l’abri gagner le fond de la salle, aller boire, m’asseoir, me rafraîchir, me refaire une tête normale, et quand l’olibrius jactophone en serait à sa dix-huitième péroraison, je réapparaîtrais insensiblement, prêt à applaudir. Et à m’enfuir, cette fois pour de bon. Hélas ! mon voisin de ministre, devinant la manœuvre, a bloqué du pied l’une des roues. Il sourit, le traître ! Je lui glisse à l’oreille :
— Derrière les tentures, il y a de la place pour deux.
— Pas question. Mes chaussures débordent. On me suivrait à la trace.
— Il faut pourtant faire quelque chose. Cet animal va nous assassiner. Voyez, si vous le pouvez : j’ai la tête comme un pois chiche.
— Mon cher, c’est la rançon de la gloire. Pardonnez-moi si je fais des vagues.
— Il reste peut-être dans mon panier à malices un scorpion de bonne taille…
— Inutile, la pauvre bête préférerait se suicider.
— Je pourrais crier au feu ?
— Ah non ! Nous sommes tous liquéfiés. Ça ne ferait pas sérieux.
— En me grattant la tête d’épingle, j’aurai peut-être une pointe d’idée…
Ce fut tout à coup le silence. On me fit avancer. On me posa sur la poitrine un bouclier de plomb. On me pria de faire un discours. Je bredouillai trois phrases qui n’avaient ni verbes ni compléments, à peine un pronom. Le ministre ne dit mot, ce qui nous fit à tous l’effet d’une douche froide ; ce fin politique venait de se gagner l’approbation générale.
Cependant, le neveu ne lâchait pas prise. Très chers, je ne vous ai donné de mon rêve que la prémisse. Le personnage modifiait son apparence au gré de sa fantaisie. Il n’avait pas cessé sa harangue, vitupérant « le couple maudit du pouvoir et du savoir », projetant ses sarcasmes sur l’image du bon sauvage qui donne à concevoir une société sans État où tous seraient rois et analphabètes. Il me semblait qu’il y avait un vice dans son argumentation, mais je n’arrivais pas à me dépêtrer d’un sentiment coupable. Ainsi donc, j’avais épousé le destin d’un intellectuel ? Et mon tourmenteur de poursuivre : « Les intellectuels ne produisent pas. Ils se prennent pour une élite appelée à juger de tout, ce qu’ils font avec un allègre dogmatisme. Ayant acquis quelque notoriété par des travaux qui relèvent de l’intelligence (science exacte ou appliquée, droit, histoire, etc.), ils abusent de cette notoriété pour sortir de leur domaine et critiquer la société ou le gouvernement au nom d’une conception globale (vague ou précise, moraliste ou progressiste) de l’homme. Techniciens du savoir pratique, ils travaillent pour la classe même qui les a produits ou choisis. » J’en demeurais bouche bée. Mon esprit paralysé percevait cependant que ces propos, je les avais déjà entendus quelque part. J’aurais voulu donner la réplique, mais plus je m’efforçais et plus je restais en panne. Le souvenir d’un malheureux discoureur se surimpose à la figure glapissante qui m’accablait. On avait fait venir de Paris, lors d’un colloque sur Nelligan, un spécialiste en démence littéraire. Devant un amphithéâtre médusé, l’explicateur déclamait sur la folie et ses composantes selon la linguistique intégrale et infinitésimale par quoi il appert qu’un manque qui ment est un manquement, compte tenu d’autant plus que les pulsions grammaticalement catégorisées… bref, il s’efforçait de finir sa phrase ou son paragraphe, en vain, pédalant de la jambe droite par l’effet d’un tic sans doute nerveux qui lui donnait l’allure d’un motocycliste incapable de faire démarrer son moteur. Les déclarations pétaradantes se suivaient tandis que je songeais en mon for intérieur que le pseudo-savoir mène tôt ou tard à la bêtise. Quant au neveu, il y avait longtemps que son moulin à discours tournait à plein régime. Il me donnait maintenant de « l’intellectuel organique » (ne pas confondre avec « l’intellectuel spécifique ») et m’entretenait de ma carrière mandarinale. Je m’étais donc fourvoyé depuis le début ? Aujourd’hui, très chers, que je vous rapporte ce cauchemar, toute honte bue, je suis en mesure de douter de ce qui alors me chagrinait. Une page de l’oncle, qui ferait sans doute rugir le neveu, me réconcilie avec mes velléités inavouables :
S’il était permis à quelques auteurs d’être obscurs, dût-on m’accuser de faire ici mon apologie, j’oserais dire que c’est aux seuls métaphysiciens proprement dits. Les grandes abstractions ne comportent qu’une lueur sombre. L’acte de la généralisation tend à dépouiller les concepts de tout ce qu’ils ont de sensible. À mesure que cet acte s’avance, les spectres corporels s’évanouissent ; les notions se retirent peu à peu de l’imagination vers l’entendement et les idées deviennent purement intellectuelles. Alors le philosophe spéculatif ressemble à celui qui regarde du haut de ces montagnes dont les sommets se perdent dans les nues ; les objets de la plaine ont disparu devant lui ; il ne lui reste plus que le spectacle de ses pensées et que la conscience de la hauteur à laquelle il s’est élevé et où il n’est peut-être pas donné à tous de le suivre et de respirer.
Là-dessus : « Allons, Monsieur l’intellectuel, ne vous laissez pas défaillir. Là-haut, il fait froid et seul. Ce peuple que vous êtes chargé d’éclairer, il vous attend tout en bas, dans la poussière et la fange que mon oncle avait fini par mépriser. Depuis, nous avons connu quelque progrès et nous n’ignorons pas que la notion d’intellectuel est bâtarde. Il faut choisir, bien que le choix soit difficile. De quel côté serez-vous ? Ne répondez pas trop vite ! L’intellectuel témoigne de sociétés déchirées parce qu’il a intério...