Chapitre 1
Définitions & origines des crises cyber
Laurane Raimondo
Chercheure associée du Centre lyonnais
dâĂtudes de SĂ©curitĂ© internationale et de DĂ©fense, entrepreneure,
advisor du CyberCercle et membre de lâONG iCON
Les origines
â Lâinstinct de survie
Survivre. Lâhumain comme tout ĂȘtre vivant est « programmĂ© » pour survivre. De la bactĂ©rie aux mammifĂšres, tous sâadaptent Ă leur milieu, luttent pour leur vie et se reproduisent. Lâinstinct de survie est une pulsion inconsciente qui se rĂ©vĂšle bien souvent dans la difficultĂ©. La particularitĂ© humaine est quâau-delĂ de la survie, a Ă©mergĂ© la quĂȘte de lâimmortalitĂ©. Ătre immortel câest ne pas mourir. Un reflet de la peur de la mort, son rejet. Nos sociĂ©tĂ©s ne veulent plus la voir. Les abattoirs ont quittĂ© les cĆurs des villes non du fait de la seule odeur dĂ©sagrĂ©able que dĂ©gage la mort mais parce quâil fallait « cacher » ce que nous ne voulions ni ne pouvions plus voir ni savoir. Ceci au point dâavoir dĂ©veloppĂ© une dissonance cognitive : lâenfant qui refuse de manger le morceau de chair gisant dans son assiette se voit ĂȘtre forcĂ© et en grandissant, ne fait plus le lien entre lâanimal vivant avec ses Ă©motions et ce quâil mange. Les cimetiĂšres se sont Ă©cartĂ©s au possible. Le deuil est devenu invisible. Les seules personnes sans vie que lâon voit sont nos proches, maquillĂ©s comme sâils respiraient encore, dans un cercueil bientĂŽt enfoui ou brĂ»lĂ©. Toute mort croisĂ©e autrement lâest dĂ©sormais par accident, professions liĂ©es exceptĂ©es.
Ă craindre la mort, la notion du risque sâest modifiĂ©e. Il est peu tolĂ©rĂ©, mesurĂ©, Ă©tudiĂ© pour ĂȘtre Ă©loignĂ©. Or, pour mourir il faut vivre. Vivre est une volontĂ© inconsciente puissante dĂ©passant notre existence physique pour toucher Ă cette Ăąme attribuĂ©e aisĂ©ment au divin. De tout ĂȘtre vivant se dĂ©gage une vitalitĂ© incroyable que nous portons tous en nous, visible dans chaque molĂ©cule se traduisant par lâinstinct de survie. Cette volontĂ© de survivre, pour Jean-Pierre Marongiu, est « un systĂšme de sĂ©curitĂ© dâurgence en grande partie inconscient parce quâinhĂ©rent Ă nos fonctionnements rĂ©actifs et dĂ©fensifs. » Mais dans des sociĂ©tĂ©s oĂč le risque est rĂ©duit Ă son seuil minimal, oĂč la mort est presque absente et mal tolĂ©rĂ©e, nous ne sommes plus que rarement confrontĂ©s Ă des situations oĂč nous devons notre survie Ă cet instinct. Ă lâĂ©chelle de lâĂ©volution, ce nâest pas une bonne nouvelle. Cela signifie un Ă©tiolement malvenu et remettrait en cause notre capacitĂ© de rĂ©silience dĂ©jĂ mise Ă mal par lâĂ©loignement de lâacceptation du risque. Sâadapter Ă un nouvel environnement plus dangereux ou au contraire, plus sĂ©curitaire, produit des effets dans les deux sens. La question de la crise, dans son anticipation comme dans son acceptation est induite. Usuellement, elle dĂ©signe une situation inhabituelle, qualifiĂ©e de grave, exposant au danger avec un risque de mort (propre ou figurĂ©), le terme a Ă©voluĂ© en corrĂ©lation avec les Ă©lĂ©ments prĂ©citĂ©s. Câest donc devenu une situation indĂ©sirable Ă laquelle personne ne souhaite ĂȘtre confrontĂ© au point de rejeter son idĂ©e mĂȘme.
â Origines du terme « crise »
Face Ă une menace dĂ©sincarnĂ©e, corrĂ©lĂ©e Ă une surface dâattaque dĂ©cuplĂ©e conduisant Ă ce type de situation, la question des crises mĂ©rite dĂ©sormais une nouvelle approche, avec tout dâabord un retour Ă ses origines. Du grec ancien krisis au latin crisis, le sens initial du mot dĂ©signait lâaction de trier, sĂ©parer, distinguer diffĂ©rents ensembles de choses confondues, approchant le sens de « passer au crible ». Il sâagit bien dâune action, dâune rupture de la linĂ©aritĂ© dans la dĂ©cision et le jugement. Aujourdâhui, le terme est en perte de sens et en « quĂȘte dâune signification scientifique » mis en lumiĂšre par James Robinson en 1968 dans son article « Crisis » pour lâEncyclopĂ©die internationale des sciences sociales. Pour Thomas Meszaros, il nâexiste toujours pas de « dĂ©finition univoque du concept de crise. » Que ce soit en mĂ©decine, en thĂ©ologie, en droit ou en politique, les dĂ©finitions diffĂšrent, parfois loin de la portĂ©e nĂ©gative qui lui est donnĂ©e. Câest en regardant au-delĂ que lâon saisit sa capacitĂ© Ă produire des opportunitĂ©s. Les mots « critĂšre » et « critique » sont issus de la mĂȘme racine. Il ne serait donc pas dĂ©raisonnable de qualifier la crise comme un moment de rupture de la linĂ©aritĂ© impliquant une prise de dĂ©cision Ă mĂȘme de modifier durablement les mĂ©canismes sur lesquels fonctionne la personne, le groupe ou lâorganisation qui est en « crise ».
La « thĂ©orie des crises » ne doit pas ĂȘtre confondue avec « la » crise qui dĂ©signerait une situation particuliĂšre, spĂ©cifique. Il nâexiste pas une crise mais des crises. Il sâagit bien dâune notion polysĂ©mique dont il existe une abondante littĂ©rature amĂ©ricaine, mais principalement tournĂ©e vers les crises internationales en gĂ©nĂ©ral. En rĂ©alitĂ© peu dâouvrages existent sur le sujet, lâexplication tient au fait que « la gestion de crise [cyber] est une symĂ©trique des intrusions » pour Raafik Chabouni. Cette mouvance nâest pas initialement propre au cyber mais est tout particuliĂšrement accentuĂ©e par ses caractĂ©ristiques, car si le terme de crise a eu un essor considĂ©rable « au xviie siĂšcle dans les domaines politique et militaire puis au xixe siĂšcle en sociologie et en histoire oĂč il caractĂ©rise un moment critique plus ou moins violent de lâĂ©volution des sociĂ©tĂ©s ou des Ă©tats » selon Thomas Meszaros, il est prĂȘt Ă Ă©voluer de nouveau avec lâĂ©mergence des moyens cybernĂ©tiques.
â Origines du numĂ©rique
Depuis peu, un nouveau terme est apparu : le prĂ©fixe « cyber » accolĂ© Ă celui de « crise » vient bouleverser le concept de « thĂ©orie des crises », mĂȘme sâil ne sâagit pas dâun phĂ©nomĂšne nouveau. RapportĂ© au concept « numĂ©rique », qui renvoie Ă lâ« ensemble des procĂ©dĂ©s et techniques permettant de transformer nâimporte quel objet en ensemble de donnĂ©es binaires » (Dominique Vinck), il est devenu le fil conducteur de lâĂ©volution de nos sociĂ©tĂ©s aprĂšs 1940. Le terme vient du latin numerus, il renvoie au nombre et Ă la multitude. Nous sommes progressivement devenus une sociĂ©tĂ© du nombre. LâintĂ©rĂȘt pour la science des donnĂ©es et la marche forcĂ©e vers le dĂ©veloppement des nouvelles technologies issues des deux guerres mondiales auront Ă terme le dessus sur le raisonnement humain. Le numĂ©rique a cette particularitĂ© de nâĂȘtre « ni une technologie innovante ni une rĂ©volution technique mais une façon de fonctionner », selon le mot de Matthias Popoff ; il sâagit dâun « concept trĂšs Ă©vasif et Ă©volutif par nature ». Le concept est francophone ; les anglo-saxons parlent davantage de digital. Ce dernier se rapporte au traitement informatique, il fait donc partie du numĂ©rique sans ĂȘtre un synonyme. Lâinformatique avec lâĂ©lectronique et le rĂ©seau constituent les trois catĂ©gories du numĂ©rique qui peut se diviser ainsi dâun point de vue technique. On peut comparer cette division avec les diffĂ©rentes couches du cyberespace.
Au xixe siĂšcle, le numĂ©rique est principalement un courant de rĂ©flexion mathĂ©matique qui effectuera une mue Ă partir de la rĂ©volution industrielle, annonçant la montĂ©e en puissance progressive du chiffre au sein de la sociĂ©tĂ© : tout devient calculable. Les bouleversements politiques au xxe siĂšcle vont accĂ©lĂ©rer lâexpression dâun besoin de la rĂ©solution des problĂšmes socio-politiques Ă travers la maĂźtrise du « nombre ». International Business Machines Corporation (IBM) et Bull nĂ©es respectivement en 1911 et 1930 traduisent cette rĂ©alitĂ© : le premier ordinateur IBM est créé en 1952 aprĂšs la rĂ©ussite des calculateurs Ă©lectroniques ; Bull a Ă©tĂ© fondĂ©e pour exploiter les brevets dĂ©posĂ©s en 1919 par Frederik Rosen Bull, ingĂ©nieur norvĂ©gien, entrant directement en concurrence avec IBM. Le langage humain est lui aussi devenu « calculable » grĂące aux avancĂ©es en cryptologie notamment pendant la Seconde guerre mondiale. Les moyens mis en Ćuvre â initialement insuffisants â pour dĂ©coder la Die Chiffriermaschine Enigma aux 15 milliards de sĂ©quences dâencryptage possibles nĂ©cessitaient dâinnover. Alan Turing, persuadĂ© que face Ă une telle machine seule une autre machine pouvait lâemporter, a posĂ© les bases des premiers ordinateurs et de lâ« intelligence artificielle ». Ces moyens numĂ©riques ont insufflĂ© Ă la fois de nouvelles sciences et engagĂ© davantage de moyens Ă travers les laboratoires britanniques et amĂ©ricains, travaillant en Ă©troite collaboration avec les grandes universitĂ©s. Les bases scientifiques acquises avec lâeffort de guerre ont ensuite irradiĂ© le champ civil, notamment dans les technologies de la communication qui devient une nouvelle « religion ». Elle fait remonter Ă la surface lâidĂ©e quâelle est nĂ©cessaire Ă lâexpression de toute dĂ©mocratie. Avec la naissance de la cybernĂ©tique et le dĂ©veloppement du mouvement littĂ©raire cyberpunk, lâidĂ©e dâune rĂ©volution numĂ©rique se forme dans les esprits, une rĂ©volution qui a « entraĂźnĂ© un bouleversement profond des pratiques sociales, Ă©conomiques et politiques des sociĂ©tĂ©s humaines, plus important encore que les ruptures engendrĂ©es par lâinvention de lâĂ©criture et de lâimprimerie » selon FrĂ©dĂ©rick Douzet.
DĂ©finitions dâun nouvel « espace » et dâun nouveau phĂ©nomĂšne
â Cyberespace et rĂ©volution numĂ©rique
Le numĂ©rique nâest pas une rĂ©volution ; le numĂ©rique nâest pas une nouvelle technologie ; la naissance et la dĂ©mocratisation de la communication en rĂ©seau en sont une. Au sens figurĂ© et rĂ©ducteur cependant, il est possible de parler de rĂ©volution numĂ©rique Ă travers la dĂ©mocratisation massive des outils de communication quâont Ă©tĂ© les tĂ©lĂ©phones mobiles puis les ordinateurs. AprĂšs le tournant de la Seconde guerre mondiale mĂȘlant traumatismes et progrĂšs technologiques, des angoisses se rĂ©veillent, celles dâun monde chaotique oĂč les machines ont dĂ©passĂ© lâhumain, quand il nâest pas traquĂ© par elles. La cybernĂ©tique, « science de lâaction orientĂ©e vers un but, fondĂ©e sur lâĂ©tude des processus de commande et de communication chez les ĂȘtres vivants, dans les machines et les systĂšmes sociologiques et Ă©conomiques » selon le Larousse, est inventĂ©e par le mathĂ©maticien Norbert Wiener en 1948. Pour la nommer, il sâinspire du grec kubernetes signifiant « pilote de navire » (dâoĂč sont Ă©galement originaires les termes de gouvernail et gouvernement, entre autres). Le prĂ©fixe « cyber » sera repris par William Gibson, nĂ© en 1948 et auteur du Neuromancien publiĂ© en 1984, Ćuvre de science-fiction dĂ©veloppant une premiĂšre allĂ©gorie du cyberespace et sa premiĂšre dĂ©finition, peut-ĂȘtre la seule perdurant dans le temps. Tandis que le personnage principal, Case, allume une console pour se connecter au cyberespace, un petit documentaire synthĂ©tique apparaĂźt : « Le Cyberespace. Une hallucination consentie vĂ©cue chaque jour en toute lĂ©galitĂ© par des millions dâusagers, dans chaque pays, par des enfants qui apprennent les concepts mathĂ©matiques⊠Une reprĂ©sentation graphique des donnĂ©es extraites des mĂ©moires de tous les ordinateurs de lâhumanitĂ©. Des lignes lumineuses ordonnĂ©es dans le non-espace de lâesprit, des amas et des constellations de donnĂ©es. Comme des lumiĂšres de villes, au loin⊠». Lâamie du personnage principal lui demande alors de quoi il sâagit, Case rĂ©pond que câest « un programme pour les gosses. » DiffĂ©rentes Ćuvres artistiques telles que 1984 dâOrwell publiĂ© en 1949, le film Tron sorti en 1982, suivi par WarGames en 1983 et Terminator en 1984, la mĂȘme annĂ©e oĂč apparaĂźt pour la premiĂšre fois le terme de cyberespace dans le Neuromancien de Gibson aura marquĂ© les gĂ©nĂ©rations de la deuxiĂšme moitiĂ© du xxe siĂšcle.
Le cyberespace imaginĂ© par Gibson va cependant sâapprocher dâune rĂ©alitĂ© que ...