Introduction
La psychanalyse sâĂ©rige comme maniĂšre radicalement nouvelle de penser lâhomme, ni mĂ©dicale ni philosophique. Cela, nous avons essayĂ© de le rappeler dans la partie prĂ©cĂ©dente, en dĂ©gageant en derniĂšre instance lâĂ©trange alliance que Freud et Lacan nouent avec la rationalitĂ© scientifique. Pour lâun comme pour lâautre, le dĂ©terminisme propre Ă la science exige, lorsquâil se trouve consciencieusement appliquĂ© Ă lâhomme, dâĂȘtre amendĂ© et Ă©tonnamment connectĂ© Ă une insondable responsabilitĂ©. La psychanalyse se propose donc dâachever la science, en Ă©tendant Ă lâhomme lui-mĂȘme, sa maniĂšre de concevoir le rĂ©el, mĂȘme si, ce faisant, elle en corrige le moteur explicatif. Elle se vit ainsi comme la discipline visant, ni plus ni moins, quâĂ dire la vĂ©ritĂ© sur lâĂȘtre parlant. Telle est son ambition.
Ă lâĂ©vidence gigantesque, on peut se poser la question de savoir si cette derniĂšre est tenable. Câest ce Ă quoi nous allons essayer de rĂ©pondre, en partie, dans cette deuxiĂšme partie. Comment Freud et Lacan sây prennent-ils pour relever un aussi incroyable dĂ©fi ? Quâinventent-ils pour oser croire quâenfin dire le vrai sur lâhomme devient possible ? Comment combinent-ils ces contraires, que sont le discours philosophique arguant de la spĂ©cificitĂ© humaine et le discours scientifique posant que le rĂ©el est sans exception ? Par quel miracle rendent-ils compatibles libertĂ© et dĂ©terminisme ? VoilĂ la question que nous allons maintenant affronter.
Pour ce faire, nous procĂ©derons en trois temps. Dâabord, nous rappellerons en quel sens la psychanalyse se dote dâune conception de lâinconscient inĂ©dite. Ensuite, Ă quel point cette thĂ©orisation singuliĂšre dâun terme quâelle nâa pas inventĂ© sâavĂšre insĂ©parable de celle du rĂȘve. Enfin, une fois rappelĂ© que la psychanalyse ne pose lâexistence dâun inconscient que pour promouvoir la possibilitĂ© dâun rĂ©veil subjectif, il ne nous restera plus quâĂ aborder son Ă©thique. Pratique qui ne sait que trop le poids du destin dans la vie de tout un chacun, la psychanalyse ne peut ĂȘtre Ă la hauteur de sa haute dâambition quâĂ la condition de travailler Ă lâavĂšnement dâune heureuse et inattendue mĂ©tamorphose intime. Entreprendre une analyse, câest parier quâil est encore possible de changer⊠mais quâest-ce que cela, concrĂštement, signifie ?
1. Psychanalyse et inconscient
Pour en savoir plus sur la maniĂšre dont la psychanalyse compte ĂȘtre Ă la hauteur de son ambition, câest-Ă -dire rĂ©ussir son pari dâentraĂźner une modification subjective, commençons par rappeler en consiste son concept principiel ; qui dit psychanalyse dit inconscient. Or, ce terme, bien sĂ»r, nâest pas inventĂ© par Freud â la psychanalyse nâen a pas le monopole. Quâil soit contestĂ© comme illusion ou supposĂ© comme Ă©vidence, il est au cĆur des rĂ©flexions philosophiques et scientifiques lorsque ces derniĂšres traitent de lâhomme. En quoi consiste sa version spĂ©cifiquement psychanalytique ? Pour Freud et Lacan, quâest-ce que donc lâinconscient ?
La critique de Sartre
Concept majeur, lâinconscient en psychanalyse nâest pas simple Ă dĂ©finir. Prenons le temps, pour commencer, par rappeler en quoi il put choquer ceux qui en entendirent pour la premiĂšre fois parler. Et, pour cela, rien de mieux que de rappeler la critique que Sartre lui adressa dans LâĂȘtre et le NĂ©ant. DĂ©laissons pour quelques instants Freud et Lacan, le dĂ©tour par la philosophie sartrienne nous permettra dâen bien saisir la radicale nouveautĂ©. Voyons donc pour commencer pourquoi, pour le philosophe français, lâinconscient freudien nâest rien dâautre quâune erreur, pire encore, une lĂąchetĂ©.
Lâattaque en rĂšgle contre le freudisme se trouve exposĂ©e dans le deuxiĂšme chapitre de la premiĂšre partie de son ouvrage, mais pour y introduire le plus efficacement, le plus simple consiste peut-ĂȘtre Ă partir dâun autre texte, plus aisĂ©ment accessible de Sartre, Ă savoir sa trĂšs prĂ©cise dĂ©finition de ce quâest la libertĂ© humaine dans La libertĂ© cartĂ©sienne.
Dans ce court et trĂšs accessible texte, Sartre sâappuie sur Descartes, il le commente et identifie ce quâil considĂšre ĂȘtre sa faille. Dans le cartĂ©sianisme, le terme de libertĂ© possĂšde trois sens qui sont autant de degrĂ©s. Le plus bas niveau de libertĂ© est celle que Descartes Ă©pingle du terme dâindiffĂ©rence, il sâagit de la possibilitĂ© quâa lâhomme, quand bien mĂȘme il nâa aucune raison de prĂ©fĂ©rer une option Ă une autre, dâen sĂ©lectionner une. Pour lui, en effet, la facultĂ© de choisir quâest la volontĂ© commande toujours Ă lâentendement, facultĂ© de penser. Tel est le plus bas degrĂ© de la libertĂ©, choisir⊠sans avoir de raisons dĂ©terminantes de le faire.
Il est clair que cette thĂ©orisation du plus bas degrĂ© de la libertĂ© suppose quâil en existe un autre, supĂ©rieur, oĂč, au contraire, le choix est Ă©clairĂ©. La volontĂ© toujours dĂ©cide, lâentendement jamais ne lui commande. Dans le monde de Descartes, donc, nous sommes toujours libres⊠et nous pouvons nous dĂ©cider Ă dire que deux et deux font cinq, mais ce nâest pas lĂ lâoption la plus prĂ©fĂ©rable. Lâhomme vĂ©ritablement libre est celui qui choisit au mieux. Ă la libertĂ© dâindiffĂ©rence prĂ©fĂ©rons donc la libertĂ© Ă©clairĂ©e.
Autant la libertĂ© dâindiffĂ©rence comme plus bas degrĂ© de libertĂ© indique quâil en existe un autre, autant la libertĂ© Ă©clairĂ©e semble ne pas pouvoir ĂȘtre elle-mĂȘme dĂ©passĂ©e ; il semble ainsi quâil y a, dans le champ de la libertĂ©, un vaste spectre qui va du choix dans lâignorance au choix en connaissance de cause ; pourquoi donc Descartes ajouterait-il un troisiĂšme et dernier degrĂ© de libertĂ© ? Ă quoi ce dernier peut-il bien correspondre ? Si nous ne lâavions pas initialement dĂ©gagĂ©, câest parce quâil ne sâapplique en rĂ©alitĂ© quâĂ Dieu seul, quoiquâil rejaillisse aprĂšs-coup sur lâhomme et complĂšte sa juste saisie.
Dieu nâest pas libre comme lâest lâhomme ; car le Dieu de Descartes est dit, dans La lettre au pĂšre Mersenne du 15 avril 1630 crĂ©ateur des vĂ©ritĂ©s Ă©ternelles. Câest-Ă -dire que le Dieu de Descartes, monarque absolu en son royaume, a dĂ©cidĂ© de ce qui nous apparaĂźt, Ă nous hommes, absolument nĂ©cessaire. Le primat de la volontĂ© sur lâentendement, que nous constatons en nous, procĂšde de celui qui se trouve en Dieu lui-mĂȘme. Ainsi, a-t-il dĂ©cidĂ©, dans un geste qui reste pour nous Ă jamais inconnaissable, de dire que deux et deux font quatre ; Dieu a inventĂ© les vĂ©ritĂ©s Ă©ternelles ; câest lĂ sa suprĂȘme libertĂ©, une autre libertĂ© dâindiffĂ©rence en quelque sorte, mais dont le degrĂ© est par rapport Ă lâhomme, de valeur opposĂ©e. La libertĂ© dâindiffĂ©rence, choisir sans raison, est le plus bas degrĂ© de la libertĂ© en mĂȘme temps que le plus haut ; le plus bas pour lâhomme et le plus haut pour Dieu.
Ainsi, dans le cartĂ©sianisme, en derniĂšre instance, nous sommes dâautant plus libres que nous marchons dans les pas de Dieu ; la libertĂ© Ă©clairĂ©e, Ă©clairĂ©e par cette lumiĂšre naturelle quâest notre raison, conduit et ramĂšne Ă Dieu. Cela ne choque en rien en Descartes ; cela insupporte Sartre. Câest cela quâil condamne dans le cartĂ©sianisme, il rejette lâidĂ©e dâun Dieu crĂ©ateur des vĂ©ritĂ©s Ă©ternelles⊠et ose dire quâĂ lâhomme revient la suprĂȘme libertĂ© dâindiffĂ©rence logiquement rĂ©servĂ©e Ă Dieu.
« Ainsi Descartes finit par rejoindre et par expliciter, dans sa description de la libertĂ© divine, son intuition premiĂšre de sa propre libertĂ© ». Pour Sartre, quand Descartes parle de la libertĂ© divine, il traite ainsi, sans le savoir, de la libertĂ© humaine. Et câest prĂ©cisĂ©ment en vertu de cette audacieuse conception dâune libertĂ© humaine absolue quâil va sâautoriser Ă rejeter la dĂ©couverte freudienne de lâinconscient. Poursuivons donc.
Comment est-ce que Sartre peut-il bien sây prendre pour oser soutenir que lâhomme est infiniment libre ? Le dire de Dieu est une chose, le dire de lâhomme en est une autre ; Ă lâĂ©vidence nous ne crĂ©ons pas lâunivers ! Certes, mais câest nous, et nous seuls, qui lui donnons son sens. VoilĂ lâargument sartrien. On peut le rĂ©ceptionner en nây voyant quâune simple reprise de lâancienne leçon stoĂŻcienne, on peut lâenvisager au contraire comme son authentique intensification. Le rocher au milieu du chemin, obstacle ou opportunitĂ© ? Sartre nâest pas le premier Ă se poser la question.
Ce quâil invente, toutefois, est lâanalyse inĂ©dite de la mauvaise foi, Ă savoir le fait, pour le sujet, de se dĂ©fausser de sa responsabilitĂ© en prĂ©textant lâimmixtion en son sein du dĂ©terminisme naturel. Dans le monde de Sartre, nous sommes toujours libres ; et nous le savons, nous savons quâen tant que conscience, nous Ă©clairons lâunivers Ă la lumiĂšre de nos projets⊠et cela, bien Ă©videmment, nous angoisse.
Comment en pourrait-il ĂȘtre autrement, attendu que nous sommes Ă jamais responsables non pas seulement de la maniĂšre dont nous rĂ©agissons aux Ă©vĂ©nements qui nous arrivent, mais aussi et surtout Ă la maniĂšre dont nous les percevons ? LĂ est le vĂ©ritable sens de la critique sartrienne de la libertĂ© cartĂ©sienne : certes, nous ne sommes pas Dieu, nous ne crĂ©ons pas lâunivers, mais nous le co-fabriquons toutefois dây injecter le sens.
Câest donc se tromper du tout au tout que de rĂ©duire la libertĂ© Ă lâexamen de la maniĂšre dont nous rĂ©pondons Ă ce qui nous arrive, notre vĂ©ritable libertĂ© en rĂ©alitĂ© nous prĂ©cĂšde. La libertĂ© que Descartes pense ĂȘtre celle de lâhomme nâest en rĂ©alitĂ© quâune libertĂ© seconde, rĂ©flĂ©chie, dĂ©rivĂ©e ; lâauthentique est antĂ©rieure. La libertĂ©, la vraie, est dans lâĂ©clairage du rĂ©el par le projet qui nous anime, ce que Sartre appelle situation. Ainsi, pour lui, nous sommes tous, toujours, entiĂšrement libres.
CondamnĂ©s Ă ĂȘtre libres, nous fuyons cette Ă©crasante responsabilitĂ© en rĂȘvant de nous dĂ©partir de la transcendance inhĂ©rente Ă la conscience, de par cette mauvaise foi oĂč nous nous pensons chose, et non pas homme. En termes sartriens, lâhomme, conscience, câest-Ă -dire pour-soi, se cache sa vĂ©ritable nature, en se prenant pour une chose, en-soi. Ătre de mauvaise de foi, câest prĂ©texter du dĂ©terminisme de lâen-soi afin de masquer la responsabilitĂ© du pour-soi. Cette ligne de raisonnement, qui se rĂ©sume dans lâaffirmation suivante : « Il peut y avoir conscience de loi, non loi de la conscience. » sâachĂšve dans le refus catĂ©gorique de prendre en compte lâinconscient freudien, sournoise injection au cĆur du pour-soi de lâen-soi. Pour Sartre, la conscience est transcendance, lâhomme nâest pas une ...