Lexique
Agitation démocratique : Dans la deuxième partie du second volume de De la Démocratie en Amérique, Tocqueville nous fait part de son étonnement. La démocratie, régime définitivement paradoxal, ne rend pas nécessairement les hommes heureux. Le sentiment de la brièveté de la vie – que l’on peut retrouver chez Pascal, que Tocqueville connaît très bien – pousse les hommes vers une quête effrénée du bonheur, dans le temps qui leur est imparti.
S’ensuit une agitation désordonnée qui confine parfois au délire, à la recherche de ce qui pourrait leur échapper : « Indépendamment des biens qu’il possède, il en imagine à chaque instant mille autres que la mort l’empêchera de goûter s’il ne se hâte. Cette pensée le remplit de trouble, de craintes et de regrets, et maintient son âme dans une sorte de trépidation incessante qui le porte à changer à tout moment de desseins et de lieux. »
Tel est défini l’homme démocratique qui, dans des temps d’abondance confond désir et besoin. Notre société de consommation est là. Continuellement stimulés par la publicité, les désirs de l’individu sont décuplés. Selon l’historien américain Richard Hofstadter, la démocratie fait place à un « consensus de la cupidité » qui pousse les citoyens à s’enrichir et à vouloir s’enrichir éternellement. Tocqueville ajoute : « Si au goût du bien-être matériel vient se joindre un état social dans lequel ni la loi ni la coutume ne retiennent plus personne à sa place, ceci est une grande excitation de plus pour cette inquiétude d’esprit : on verra alors les hommes changer continuellement de route, de peur de manquer le plus court chemin qui doit les conduire au bonheur ».
Aujourd’hui comme hier, ainsi vont les vies en démocratie, toujours insatisfaites, toujours en quête de ces objets parfois hors de portée. Les citoyens, jamais pleinement comblés, happés par ce trouble permanent, habitent une démocratie qui ne laisse plus de place à l’ennui, pourtant parfois si fécond.
Tocqueville, dans le même esprit, déplore « L’agitation permanente, [ce] petit mouvement incommode, une sorte de roulement incessant des hommes les uns sur les autres, qui trouble et distrait l’esprit sans l’animer ni l’élever. » Cette agitation permanente qui n’invite pas au progrès mais qui peut atrophier la liberté ; installer et faire demeurer les hommes des temps démocratiques dans la médiocrité.
Amérique : « Nous partons dans l’intention d’examiner en détail et aussi scientifiquement que possible tous les ressorts de cette vaste société américaine dont chacun parle et que personne ne connaît », écrit Tocqueville à Eugène Stöffels le 21 février 1831.
Tocqueville séjourne aux États-Unis à un moment précis de l’Histoire. Et c’est cette Amérique qu’il dépeint. Sur le plan institutionnel, en 1831, le suffrage universel masculin blanc est en vigueur dans la majorité des États. Le modèle « présidentiel », selon la catégorisation canonique de la science politique, donne au chef de l’État de vastes prérogatives. Élu, comme aujourd’hui, au suffrage universel indirect, il jouit d’un prestige immense.
Mais l’Amérique de Tocqueville est aussi celle qui pratique l’esclavage. L’égalisation des conditions, dont Tocqueville fait son concept tutélaire, se heurte ici à la réalité sociale de son temps. C’est seulement à l’issue de la guerre de Sécession, en 1865, que le Congrès abolit cette pratique. Par la suite, les Afro-Américains obtiendront le droit de vote, après des décennies de lutte. En 1830, les Indiens sont eux aussi exclus de la démocratie américaine. Ces « nations domestiques dépendantes » comme les qualifie alors la Cour suprême, n’ont pas accès à la citoyenneté et sont victimes depuis la fin du XVIIIe et l’expansion vers l’Ouest, de terribles massacres et déportations.
L’Amérique du XXIe siècle n’est pas celle de Tocqueville. Les guerres et les crises l’ont depuis éprouvé et façonné. Mais on peut considérer qu’elle n’a pas fondamentalement changé. Ses idéaux, ses valeurs, ses principes sont restés intacts. Et si d’aucuns cherchaient à définir l’esprit américain d’aujourd’hui, force serait de constater qu’il correspond peu ou prou à celui dont Tocqueville nous parlait.
Bureaucratie : Dans le roman inachevé, Le château de Franz Kafka, la bureaucratie est décrite de manière assez cavalière : « Les fonctionnaires sont des gens très capables, mais dans une seule spécialité ; quand une question est de leur ressort, il leur suffit d’un mot pour saisir toute une série de pensées, mais s’il s’agit d’une chose qui sort de leur rayon, on peut passer des heures à la leur expliquer, ils remuent la tête poliment mais ils ne comprennent pas un mot. »
Considéré dans son sens péjoratif, la bureaucratie, le « pouvoir des bureaux », désigne l’appareil administratif presque déconnecté du réel qui soumet sans cesse le peuple à des formalités abusives. La bureaucratie se veut un système d’organisation rationnel, calculable, efficace, mais aussi impersonnel. Elle constitue tous les visages de l’État mais leur multiplicité le rend indiscernable.
L’État bureaucratique moderne, cet « absolutisme administratif », qui existait pour Tocqueville dès l’Ancien Régime et qui a aisément survécu à la Révolution, contraint le citoyen à se plier à des « petites règles compliquées, minutieuses et uniformes ». Sa présence se fait sentir à tous les instants de la vie, nul ne peut lui échapper : « il gêne, il comprime, il énerve, il éteint, il hébète » ; ses règlements ne sont compréhensibles que par les initiés et le citoyen profane n’a d’autre choix que de se soumettre à des procédures technocratiques qu’il ne maîtrise pas. La multiplicité des échelons administratifs, avec une hiérarchie dans laquelle les responsabilités sont diluées, ajoute encore à l’opacité du système pour le grand public.
La bureaucratie a fait l’objet d’études ultérieures, notamment chez Max Weber, Michel Crozier ou Hannah Arendt mais tous s’appuient en partie sur les travaux initiaux de Tocqueville. La philosophe américaine a notamment souligné la domination sans partage de ce pouvoir sans visage : « dans une bureaucratie pleinement développée, il ne reste plus personne avec qui l’on puisse discuter, à qui l’on puisse présenter des griefs, sur qui les pressions du pouvoir pourraient être exercées. »
Citoyenneté : Comme l’indique Jean-Claude Lamberti dans Tocqueville et les deux démocraties, on peut considérer que le but de toute l’œuvre de Tocqueville est de faire de l’individu moderne un véritable citoyen. Selon la tradition, la citoyenneté implique « la jouissance des droits civiques et politiques, notamment le droit de vote et l’exercice des libertés publiques qui sont directement attachés à la nationalité. » La citoyenneté apparaît de ce point de vue, essentiellement formelle, presque statique. Il faut au contraire, pour Tocqueville, que le citoyen soit dynamique, prenne en main son pouvoir politique, se responsabilise, et fasse preuve, dans un langage plus contemporain, de sens civique, pour ne pas laisser la démocratie « inachevée » comme l’a déploré Pierre Rosanvallon.
Hors de question donc, pour Tocqueville, de déléguer le pouvoir à un État administratif tout-puissant, enclin à abuser de son hégémonie. Tocqueville enjoint donc chaque individu à devenir un citoyen agissant, conscient de la responsabilité qui lui incombe. Voter, faire voter, cultiver la démocratie sous toutes ses formes, participer à la vie associative, à la politique locale ou nationale, tels sont les viatiques pour que la citoyenneté ne succombe pas sous les assauts de la recherche béate du bien-être ou de la prospérité économique.
Et Tocqueville de militer pour la « décentralisation » et la politique à l’échelle locale, notamment municipale : « Les affaires générales d’un pays n’occupent que les principaux citoyens. Ceux-là ne se rassemblent que de loin en loin dans les mêmes lieux ; et, comme il arrive souvent qu’ensuite ils se perdent de vue, il ne s’établit pas entre eux de liens durables. Mais, quand il s’agit de faire régler les affaires particulières d’un canton par les hommes qui l’habitent, les mêmes individus sont toujours en contact, et ils sont en quelque sorte forcés de se connaître et de se complaire. […]
C’est donc en chargeant les citoyens de l’administration des petites affaires, bien plus qu’en leur livrant le gouvernement des grandes, qu’on les intéresse au bien public et qu’on leur fait voir le besoin qu’ils ont sans cesse les uns des autres pour le produire. »
Une véritable éducation civique permettra donc, pour Tocqueville, de connaître et d’assumer son rôle dans la société démocratique. Parce qu’elle est porteuse de valeurs, la souveraineté du peuple ne doit pas rester un idéal lointain et hors de portée mais doit devenir une pratique inconditionnelle ancrée dans les esprits. C’est là le meilleur rempart contre la démagogie et son expression contemporaine, le populisme.
Dans ses Souvenirs, Tocqueville relate, avec beaucoup de sincérité, l’épisode de son élection comme député en 1848 : « Arrivés au haut de la colline qui domine Tocqueville, on s’arrêta un moment ; je sus qu’on désirait que je parlasse. Je grimpai donc sur le revers d’un fossé, on fit cercle autour de moi et je dis quelques mots que la circonstance m’inspira. Je rappelai à ces braves gens la gravité et l’importance de l’acte qu’ils allaient faire ; je leur recommandai de ne point se laisser accoster ni détourner par les gens qui, à notre arrivée au bourg, pourraient chercher à les tromper ; mais de marcher sans se désunir et de rester ensemble, chacun à son rang, jusqu’à ce qu’on eût voté. “Que personne, dis-je, n’entre dans une maison pour prendre de la nourriture ou se sécher (il pleuvait ce jour-là) avant d’avoir accompli son devoir.” Ils crièrent qu’ainsi ils feraient et ainsi ils firent. »
Classe moyenne : Dans l’analyse de Tocqueville, les classes sociales sont une préoccupation permanente, « elles seules doivent occuper l’histoire. » insistera-t-il. Le régime démocratique implique une homogénéisation des modes de vie, une aspiration permanente au bien-être et une « moyennisation » de l’ensemble de la société. Le salariat se généralise et une classe « moyenne », « médiocre » au sens antique et latin du terme, (« qui tient le milieu »), apparaît.
Même si Tocqueville craint souvent un nivellement par le bas dans la modernité démocratique, il considère, malgré des réserves initiales, que la classe moyenne a les capacités pour gérer, bon an mal an, une société démocratique : « Il y a une chose que démontre invinciblement l’Amérique et dont j’avais douté jusqu’à présent : c’est que les classes moyennes peuvent gouverner un État. Je ne sais si elles se tireraient à leur honneur de situations politiques bien difficiles. Mais elles suffisent au train ordinaire de la société. Malgré leurs petites passions, leur éducation incomplète, leurs mœurs vulgaires, elles peuvent évidemment fournir l’intelligence pratique, et cela se trouve suffisant. »
Cette nouvelle classe moyenne salariée, que le sociologue Georg Simmel s’efforcera de définir dans l’Allemagne de la fin du XIXe siècle, peut, chez Tocqueville, gérer « les affaires courantes » d’une société démocratique, mais il déplore qu’en délaissant la grandeur de la nation, elle se laisse aller à l’étroitesse des réussites individuelles : « Si l’objet principal du gouvernement n’est point de donner au corps entier de la nation le plus de force ou le plus de gloire possible, mais de procurer à chacun des individus qui le composent le plus de bien-être et de lui éviter le plus de misère ; alors égalisez les conditions et constituez le gouvernement de la démocratie. »
Cette classe moyenne est la plus nombreuse en démocratie et c’est elle qui est aussi la plus concernée par le goût du bien-être : « La passion du bien-être matériel est essentiellement une passion de classe moyenne ; elle grandit et s’étend avec cette classe ; elle devient prépondérante avec elle. »
Classe politique : Dans son analyse de la démocratie outre-Atlantique, Tocqueville ne ménage pas la classe politique américaine : « Bien des gens, en Europe, croient sans le dire, qu’un des grands avantages du vote universel est d’appeler à la direction des affaires des hommes dignes de la confiance publique… Pour moi, je dois le dire, ce que j’ai vu en Amérique ne m’autorise point à penser qu’il en soit ainsi. À mon arrivée aux États-Unis, je fus frappé de surprise e...