La porte du Mercantour
Il était neuf heures lorsque Valentin coupa le moteur de son pick-up devant l’hôtel du Pont Vieux à Sospel. Il avait été convenu la veille qu’il viendrait chercher Jill pour l’emmener à Moulinet. Le jeune homme regarda sa montre : neuf heures dix et toujours pas de Jill.
Il descendit de sa voiture et entra dans le hall du petit hôtel sospellois.
— Val ? Dis-moi, ça fait un bail qu’on t’a pas vu par ici. Je pensais que tu allais passer le reste de tes jours avec tes chèvres, là-haut dans les alpages.
La remarque de son ami hôtelier lui arracha un sourire.
— Bonjour, Roland, comment vas-tu ?
— Bien, et toi ? Je suppose que tu viens pour la dame de Paris. Belle femme, mais fichu caractère. Alors, il est revenu le Gabriel ?
— Je te raconte pas la journée d’hier entre les journalistes, les photographes, les présentateurs de télé… un cauchemar.
— C’est sûr que dans Moulinet ça devait pas être trop commode. Pourquoi il est pas revenu à Sospel le Gabriel, ça nous aurait fait une sacrée publicité ! On dit qu’il y avait même des gens des États-Unis, c’est vrai ?
— Tu sais, j’ai fait que passer pendant la conférence de presse. Je ne me suis pas attardé sur les nationalités des journalistes. Une chose est certaine : ça a été le bazar !
— Je te crois bien ! Ta dame n’a pas l’air d’être prête, veux-tu un café ?
— Oui, je veux bien, merci.
Valentin et son ami se dirigèrent vers le restaurant de l’hôtel, là où l’on servait les petits déjeuners. La salle était simple mais jolie avec une belle vue sur le Pont Vieux qui enjambait la Bévéra.
— Alors, parle-moi un peu de Gabriel. Comment l’as-tu trouvé ?
Valentin fut surpris pas cette question à laquelle il ne s’attendait pas. Les yeux rivés sur les pierres grises du vieux gardien qui se dressait là depuis le treizième siècle, il tenta d’évincer la question.
— On avait dit neuf heures et ça fait déjà un quart d’heure que je l’attends.
— Ces femmes-là, elles ont l’habitude de se faire désirer, répondit Roland en riant.
— Bon sang, j’ai pas que ça à faire !
L’écho de pas leur parvint depuis le hall. Roland se leva, imité par Valentin. Jill posa son téléphone portable sur le comptoir.
— Combien vous dois-je pour la nuit ? dit-elle sans même faire cas de Valentin.
— Vous nous quittez déjà ? s’exclama gaiement Roland.
— Ce soir, je dormirai dans un palace monégasque où mes malles m’attendent déjà.
— En attendant, Madame voudra bien me suivre car Madame a rendez-vous avec celui qui a fait de Madame une riche manager. Valentin venait d’intervenir.
— On dit agent, le corrigea-t-elle fermement.
Le téléphone sonna. Elle le saisit d’une main tandis qu’elle présentait sa carte bancaire à l’hôtelier de son autre main libre. Valentin salua son ami d’un signe de tête puis il se dirigea vers sa voiture. Enfin Jill sortit, son téléphone toujours à la main, tirant une valise derrière elle. Valentin soupira puis sortit de sa voiture afin de se porter au-devant de la jeune femme.
— Je vais prendre votre valise, lui dit-il gentiment.
— Merci, répondit Jill avec un sourire.
Tous deux s’installèrent à l’avant du pick-up. Valentin démarra puis s’éloigna de l’hôtel dans un parfait silence. S’il y avait bien une situation que Jill détestait et dont elle n’était pas habituée, c’était bien un moment de silence. Elle décida de le briser.
— J’ai promis à Gabriel de passer cette journée avec lui, cela avait l’air de lui tenir à cœur de me montrer son village natal. Ensuite, je prendrai quelques jours de vacances à l’hôtel de Paris puis je rentrerai à mes bureaux parisiens. J’ai un certain nombre de candidatures à examiner.
Valentin hocha la tête, les yeux rivés sur la route. Jill poursuivit son monologue.
— Gabriel prenant sa retraite, il va me falloir trouver un autre modèle.
Le téléphone sonna. Jill prit l’appel qui se déroula en langue anglaise. Au bout de quelques minutes, elle raccrocha.
— Excusez-moi, dit-elle sans vraiment le penser, le travail…
— Vous allez donc remplacer Gabriel ? Valentin se décidait enfin à dire quelques mots.
— Gabriel est irremplaçable, répondit-elle avec sincérité. Il a ce petit quelque chose qui le met au-dessus des autres. Déjà, il est très beau, les traits de son visage sont parfaits mais plus encore, il émane de lui une sorte d’envoûtement. Ce n’est pas pour rien que la presse internationale l’a élu « Most Handsome Man of the World ». Vous savez ce que cela signifie ?
Le niveau d’anglais de Valentin n’était pas mauvais et il hocha la tête. Ce début du mois de juillet était chaud et agréable et le jeune homme roulait tranquillement la vitre baissée, une main sur le volant, l’autre appuyée nonchalamment sur la portière.
— Il a toujours été joli, dit-il finalement. Quand nous étions enfants, c’était toujours lui qui attirait les regards. Moi, j’étais assez rondouillard, plutôt maladroit et commun, lui il était grand, mince avec des traits d’une grande finesse. Il était l’étoile et moi j’étais son ombre, ajouta Valentin d’un ton presque gêné.
Jill ne put retenir un sourire. Son téléphone sonna de nouveau. Elle prit l’appel en s’excusant. La discussion prit fin.
— Encore une proposition de contrat pour Gabriel, dit-elle en soupirant. Ils n’ont donc pas compris que tout était terminé.
Le téléphone sonna une fois encore, une fois de trop pour Valentin. Il arrêta la voiture sur un petit dégagement à l’ombre des arbres.
— Jill, je vais être direct : soit vous éteignez ce téléphone, soit je le jette par la fenêtre !
La jeune femme n’avait pas l’habitude qu’on lui parle sur ce ton et elle resta un moment interdite. Au fond, elle savait que Valentin avait raison.
— Très bien, je vais l’éteindre, conclut-elle avant de le ranger dans son sac.
— Merci.
La voiture redémarra et ils poursuivirent leur route en direction du village de Moulinet. Aujourd’hui qu’elle se retrouvait passagère, Jill pouvait mieux apprécier le paysage qui s’offrait à elle. Soudain, une immense tache jaune et ocre apparut sur sa droite. C’était comme si la montagne s’était ouverte.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle curieuse.
— Un glissement de terrain. Toute cette partie de la montagne, juste sous le village de Sainte-Sabine, a glissé dans la Bévéra.
— C’est impressionnant !
— Des milliers de mètres cubes de roche, de sable, de végétaux ont obstrué le torrent, faisant un barrage soudain. Il a fallu des jours et pas mal de bulldozers pour dégager la Bévéra. À l’époque, les habitants des villages de Sainte-Sabine et de Berolf avaient dû être évacués dans le cas où un autre glissement de terrain viendrait à se produire.
— Quelle idée de vivre dans des endroits pareils.
— Certains n’avaient pas voulu partir malgré les risques. J’ai des amis dont la maison se situe juste au-dessus de l’effondrement qui sont restés à Sainte-Sabine. Pour leurs courses, ils devaient se rendre à Sospel à pied à travers la montagne. Aujourd’hui, une autre route a été tracée mais ça a demandé pas mal de temps. Ici, les montagnes bougent.
Jill ne répondit pas, se contentant de regarder la large ouverture dans le flanc de la montagne.
Ils poursuivirent leur route et atteignirent bientôt les premiers contreforts des gorges de la Bévéra. Autant lors de sa première venue, Jill avait été profondément angoissée par ces tournants en épingle, autant aujourd’hui elle découvrait avec émerveillement ces roches érodées et ces falaises abruptes.
— C’est sculptural, dit-elle les yeux levés vers le sommet de la falaise opposée à la route.
— Cette route part de Sospel et va ainsi jusqu’au Col de Turini.
— Le Rallye de Monte Carlo ?
— Oui, chaque année le rallye de Monte Carlo passe par le col. Quelques fois son tracé le conduit au Moulinet, c’est notre petite fierté.
— Il se passe donc des choses à Moulinet ! dit-elle en souriant.
Le jeune homme ne répondit pas. Jill voulait à tout prix éviter ces moments de silence qui lui pesaient tant.
— Vous êtes berger, n’est-ce pas ?
Valentin sourit sans détourner les yeux de la route.
— Chevrier, je suis chevrier. J’élève des chèvres, pas des moutons.
— J’ignorais la différence. Pour être franche, je ne savais même pas que ce métier existait.
La voiture dépassa un camping-car qui roulait à vitesse réduite dans les lacets.
— Êtes-vous sûr d’avoir assez de visibilité ? s’inquiéta Jill en sentant la brusque accélération du pick-up.
Valentin ne répondit pas, quelques kilomètres plus loin, il se gara tout contre le mur de soutènement de la route, tutoyant le vide. Face à lui, une voiture descendait à vive allure. Jill pâlit.
— Mais il veut se tuer celui-là ! dit-elle en se cramponnant à la portière. Elle baissa son regard et s’aperçut que tout le côté passager du pick-up, son côté, était pratiquement suspendu dans le vide.
Valentin engagea sa vitesse et donna un léger coup d’accélération ; la voiture retourna sur la route.
— Mais vous êtes fou ! s’écria Jill, vous avez failli nous mettre dans le vide !
Le jeune homme regarda dans son rétroviseur et s’arrêta.
— Que se passe-t-il encore ? demanda Jill énervée.
— J’attends le camping-car. Le type qui descendait ne contrôlait plus sa vitesse.
— Et alors ?
— Et alors je doute fort que le vieux monsieur qui conduisait son camping-car ait assez de réflexe pour l’éviter.
Au bout de quelques minutes, le camping-car apparut sur le lacet inférieur.
— Vous voyez, remarqua Jill amusée, il a survécu.
— Sur cette route, certains se prennent pour des pilotes de rallye, d’autres ne se rendent pas compte du danger que représente leur vitesse. Une seconde d’inattention et c’est direction les gorges de la Bévéra. J’ai déjà aidé la police à des désincarcérations en bas, et c’est pas beau à voir.
— Elles m’ont l’air profondes ces gorges, on n’aperçoit même pas le torrent au fond.
— En ce moment, la Bévéra est au plus bas, mais il suffit d’un gros orage sur l’Authion pour qu’elle devienne dangereuse.
— L’Authion ...