PREMIÈRE PARTIE
CINÉMA D’ANIMATION,
FÉMINISMES ET ONF
CHAPITRE 1
La nature particulière du cinéma d’animation
Le cinéma d’animation couvre un champ cinématographique particulier et le définir est un exercice complexe. Trop souvent marginalisé au sein des études cinématographiques, il devrait y être intégré sans l’opposer aux prises de vues réelles. De par la pluralité de ses significations, l’étymologie d’«animation» ratisse large et peut s’appliquer à plusieurs médias. Il serait laborieux de tenter de retracer les avancées des techniques d’animation dans les divers pays où elle a évolué. Toutefois, puisque j’envisage le cinéma d’animation comme une pratique sociale avec des conditions d’émergence spécifiques, je rejette une définition purement technique.
L’artiste qui insuffle la vie aux éléments du film occupe une place centrale dans le cinéma d’animation. Paradoxalement, animer, c’est créer une série d’images fixes, puisque l’illusion du mouvement s’obtient uniquement au moment de la projection en continu des images laborieusement créées une à une. «Le métier de l’animateur consiste précisément à s’acharner sur chacune de ces parcelles d’insignifiance que sont les photogrammes» (Hébert, 2006, p. 22). Si les prises de vues réelles immortalisent le mouvement (enregistrement mécanique), le cinéma d’animation, lui, crée le mouvement. En construisant des mécanismes de fabrication d’images et des mouvements originaux, les animateurs échappent à ce qui est observable et changent la perception du réel. Il est impossible de dessiner le mouvement en soi et chaque animation crée le mouvement selon sa logique interne. Les erreurs techniques, les poussières ou les empreintes sont la trace du passage de l’artiste dans le film. La trace physique de l’animateur et sa façon d’inventer les mouvements s’inscrivent directement dans son œuvre.
André Martin souligne l’importance majeure de l’artiste dans l’animation, soutenue par «le talent et le tempérament des animateurs» (Martin, cité dans Clarens, 2000, p. 11). L’animateur est beaucoup plus qu’un artisan qui reproduit le mouvement. «Dans l’animation, il y a une âme. Entre le personnage et l’animateur, il n’y a pas seulement l’effort fourni pour lui donner le mouvement. Quelque chose reste de la chaleur qui a accompagné l’évolution» (Martin, cité dans Clarens, 2000, p. 32). Même constat du côté de Donald Crafton (2013) qui explique que le spectateur n’assiste pas à la prestation du personnage animé, mais plutôt à celle de la personne qui lui a insufflé la vie. En animation, l’artiste, le réel acteur, demeure dans l’ombre, même si la création image par image propose une plongée privilégiée dans l’imaginaire de son auteur. La subjectivité de la réalisation est inhérente au travail d’animation.
La métamorphose est un aspect fondamental du cinéma d’animation. Les possibilités de transformation des lignes et des formes sont sans fin. «En animation, la métamorphose est d’abord et avant tout une figure du temps, un effet du temps davantage que du mouvement» (Jean, 2006, p. 58). Beaucoup plus que de créer le mouvement, l’artiste peut le transformer selon son gré. Le cinéma d’animation est souvent un monde entièrement imaginaire qui ne souhaite pas reproduire la réalité; une dimension onirique lui est associée comme les rêves, les fantasmes ou les désirs. L’animation décuple les possibilités du langage cinématographique: elle autorise l’anthropomorphisme, l’immortalité, l’insoumission aux lois de la physique, la corporéité, etc. Dans le monde du cinéma image par image, c’est la relation entre l’humain et l’objet qui se trouve désaxée. L’anthropomorphisme défie les lois de la nature et fait abstraction des contraintes de la réalité. En animation, le recours à l’humanisation d’objets ou l’attribution de traits humains à des animaux est courant. Les éléments animés ne sont pas soumis aux lois de la logique. L’image animée propose au spectateur une expérience tout à fait unique car «il n’y a pas de distinction entre l’apparence et la réalité». En animation, ce que croit le spectateur, ce qui semble réel ou imaginaire, tout cela s’entrecroise. Évidemment, le cinéma d’animation n’est pas un genre en soi. Il pratique les mêmes genres que le cinéma traditionnel.
D’ailleurs, le cinéma d’animation présente des possibilités de création techniques illimitées. Encore de nos jours, on continue d’inventer de nouveaux procédés et les techniques d’animation sont innombrables: le dessin animé sur papier et sur celluloïd, l’animation sans caméra, la peinture, la retouche d’images photographiques et vidéo, les aquarelles (ou autres supports 2D), la marionnette animée, la pixellisation, l’écran d’épingles, l’animation de sable (ou tout autre support tridimensionnel) ainsi que l’animation produite par ordinateur (2D et 3D). Parfois, les techniques peuvent être mixtes: à la fois combinées sur la même image ou lors de différentes séquences. Chaque technique engendre une esthétique particulière et son choix est souvent guidé par le propos narratif. Le cinéma d’animation superpose plusieurs codes artistiques dans la même œuvre.
Mais les contraintes dans la production animée sont majeures, surtout en ce qui a trait aux frais engagés pour produire l’animation et au temps requis pour bâtir les séquences. «Il n’en reste pas moins que malgré une technique lourde (ou légère), le véritable auteur est bien entendu celui qui réussit à dépasser les contingences matérielles de l’image par image pour proposer une vision de cinéma directement liée à son imaginaire» (Denis, 2017, p. 6). Comme le fait remarquer Marco De Blois (2006), l’Association internationale du film d’animation (ASIFA), fondée à Annecy en 1960, ne fait aucunement mention du «cinéma» dans sa définition de l’animation: «L’art de l’animation est la création d’images en mouvements avec la manipulation d’une variété de techniques autres que celles des prises de vues réelles.» C’est en remontant aux origines du cinéma d’animation qu’on peut comprendre ce positionnement.
Une naissance plurielle à la paternité contestée
L’humanité a cherché, depuis la nuit des temps, à représenter l’homme et ses mouvements par divers médias. On peut remonter à la période préhistorique pour déceler la volonté humaine d’insuffler le mouvement aux dessins. Sur les parois des cavernes, des peintures montrent déjà la succession de mouvements de chevaux à la course ou de personnages à la chasse. Ces représentations sont peintes en séquences avec des altérations subtiles de mouvements (Poncet, 1952) comme si les images de la vie des hommes du Paléolithique voulaient s’animer. On retrouve une volonté de représenter la vie en mouvement sans doute à toutes les époques et dans toutes les civilisations: des suites sont peintes sur de la vaisselle, sculptées dans des bas-reliefs ou reproduites à travers divers artefacts. Dans l’Antiquité grecque, les sculptures du Parthénon par Phidias ont montré les différentes phases du mouvement d’un cavalier avec son cheval de course (Bendazzi, 2015).
Au cours du XIXe et du XXe siècle, une pluralité de jouets optiques sont inventés: zootrope, kaléidoscope, thaumatrope, phénakistiscope, disque stroboscopique, lanterne magique, etc. Cependant, ces différents jouets qui recréent l’illusion du mouvement n’ont pas encore absorbé les paramètres technologiques complexes de l’appareillage cinématographique. D’ailleurs, l’historien du cinéma d’animation Donald Crafton critique le réductionnisme qu’il y a à considérer de manière univoque les jouets optiques comme étant à l’origine du cinéma d’animation. Pour que l’animation soit cinématographique, elle doit être projetée avec l’appareillage technique du cinéma. Le jouet, plus accessible, engage physiquement la personne dans l’exploration visuelle de la succession des images, mais d’une manière aléatoire. La vitesse de déroulement varie d’une personne à l’autre et ne se conforme pas rigoureusement à la cadence de 24 images par seconde comme dans le dispositif de projection des salles de cinéma. Bref, si on retrouve une corrélation technique entre les jouets optiques et l’animation, elle exclut la dimension cinématographique.
L’influence de la recherche photographique sur la perception des mouvements à la fin du xixe siècle n’est pas non plus négligeable. Edward Muybridge, avec Étude sur le mouvement du cheval (Muybridge, 1878), réussit à prouver qu’un cheval de course a (à un moment précis) les quatre pattes dans les airs. Étienne-Jules Marey étudie aussi les mouvements des humains et des animaux avec des essais photographiques qui présentent simultanément la succession des mouvements comme dans Saut à la perche (Marey, 1887).
L’illusionnisme est au cœur des premières expériences des pionniers du cinéma qui, comme par magie, donnent la vie aux choses inertes. Par des trucages, du montage ou de la manipulation de l’image, les réalisateurs se font prestidigitateurs. Ces pionniers enregistrent les images une à une et, entre certaines d’entre elles, effectuent des altérations dans la position des objets. Lorsque ces photographies sont projetées les unes à la suite des autres, le mouvement semble s’opérer comme par «magie» puisqu’il n’y a pas d’enregistrement visuel de la trace humaine qui a provoqué le déplacement de ces objets. Ces cinéastes élaborent les bases de l’art des effets spéciaux, ces innovations produisent des trucages et non pas des films animés. Ce n’est donc pas d’animation dont il est ici question mais plutôt d’expérimentations poussant les créateurs à prendre conscience de l’importance des changements qui s’opèrent entre les interstices des photogrammes.
Précurseur du cinéma d’animation, Reynaud est l’inventeur du praxinoscope, un jouet optique vendu partout en Europe au début des années 1870. En modifiant son dispositif technique, Reynaud crée le «théâtre optique» et présente une première œuvre sur grand écran devant un auditoire: Un bon bock (Reynaud, 1888). Malencontreusement, le «théâtre optique» est d’une fragilité extrême, ce qui limite sa distribution. De plus, Reynaud signe un contrat d’exclusivité avec le Musée Grévin, ce qui l’empêche de présenter sa découverte ailleurs, en Europe ou à l’étranger. L’inventeur passe plusieurs années à créer ses «pantomimes lumineuses» dont Le clown et ses chiens (Reynaud, 1892), Pauvre Pierrot! (Reynaud, 1892) et Autour d’une cabine (Reynaud, 1894). Plus de 500 000 personnes ont assisté aux projections des «pantomimes lumineuses» de Reynaud entre 1890 et 1900 (Bendazzi, 2015).
La technique de Reynaud, qui consiste à peindre individuellement chacun des photogrammes, est difficile à reproduire: laborieusement, il redessine toutes les images du film pour effacer complètement les traces de la prise de vue réelle. Puisqu’il n’existe qu’un seul exemplaire de chaque œuvre (les procédés de reproduction mécaniques du cinéma ne sont pas encore inventés), cela limite énormément ses possibilités de distribution dans une société qui, déjà, valorise la production de masse. Désabusé, en fin de vie, Reynaud détruit ses trois «théâtres optiques» et jette toutes ses «pantomimes lumineuses» dans la Seine. Seules deux bobines subsistent de son œuvre: Pauvre Pierrot! et Autour d’une cabine.
La création d’une première œuvre de cinéma d’animation revient à Émile Cohl avec son court-métrage Fantasmagorie (Cohl, 1908). Cohl vient de la caricature politique, où il a atteint une certaine notoriété. C’est à titre de scénariste chez Gaumont qu’il débute dans le cinéma où, parallèlement, il dessine toutes les images de Fantasmagorie. Il faut plus de 700 dessins pour créer ce film de deux minutes. Cohl photographie individuellement chacun des dessins sur de la pellicule cinématographique: lorsque ses dessins sont projetés les uns à la suite des autres, ils se mettent à bouger. La première présentation du film a lieu en 1908 à Paris et il obtient un succès international immédiat.
Dans ce film, Cohl exploite les qualités intrinsèques de l’animation: les actions sont irrationnelles et aucunement préoccupées par la représentation du monde réel. Cohl enregistre les images en se mettant lui-même en scène: c’est avec la main de l’artiste qui crée que le film débute et se termine. Fantasmagorie et cette idée de l’artiste qui se met lui-même en scène influencent plusieurs pionniers du cinéma d’animation. La main de Blackton insuffle la vie aux dessins dans Humorous Phases of Funny Faces (Blackton, 1906) et Winsor McCay se met en scène dans Gertie the Dinosaure (McCay, 1914). Il existe un rapport de force entre l’animateur et le personnage qu’il anime. Si la main de l’artiste peut donner la vie à son personnage, elle peut la reprendre tout aussi facilement.
De l’animation commerciale et d’avant-garde
Le passage d’une création artisanale individuelle à un travail d’équipe favorise la production de masse et marque la naissance d’une animation commerciale aux États-Unis. Le cartoon, comme on l’appelle, est souvent associé au monde de la bande dessinée et de la caricature. Plusieurs artistes qui travaillent dans ces domaines voudraient insuffler la vie à leurs dessins et font donc le saut dans le monde de l’animation. Cependant, l’influ...