Préface
de Danielle Tartakowsky{1}
Si Jean Bellanger m'a fait l'amitié de me demander d'introduire brièvement ces pages qui pourraient aisément se suffire à elles-mêmes, c'est au nom de vieux liens qui ont la solidité de ces histoires qui n'ont aucun besoin d'être contées pour être. Solide ancrage dans une histoire commune peuplée de visages demeurés chers. C'est sans doute aussi parce que mes travaux d'historienne m'ont valu de porter l'attention la plus grande aux luttes ouvrières et à leurs territoires, aux échelles de la lutte comme à leur mémoire, aux fins d'apprendre et de continuer à marcher. C'est peut-être encore parce que Saint-Denis, qui ne fut longtemps pour moi qu'un haut lieu que je connaissais avant tout par les livres, est devenue une ville pour et dans laquelle je déploie mon activité quotidienne, ville laboratoire d'une mutation qu'il convient de réussir ; à ce titre, stimulante s'il en est.
Chacun lira les pages qui suivent à sa manière. Ému d'y retrouver des noms et visages connus. Surpris par cette évocation d'une trajectoire qui conduit de la prêtrise à l'engagement syndicaliste et communiste, trajectoire comme il en est assurément d'autres mais qui, par là-même, complexifie comme il convient ce que fut l'histoire du mouvement ouvrier, plus complexe et composite qu'on ne l'écrit trop souvent, parfois jusqu'à la caricature.
Attentif à une histoire partagée ou au contraire ignorée mais d'autant plus nécessaire à qui veut s'inscrire ou se réinscrire dans le présent d'un territoire en recomposition, bouleversé par des crises de toutes espèces toutefois riche d'un devenir. Curieux de ces formes de luttes inédites que les Cazeneuve ont inventées ou mobilisées, où les femmes de travailleurs, les élus, les immigrés s'investissent sur des modes inattendus, propres à complexifier ce que les chercheurs qualifient de « répertoire d'action ».
Ce sont là des pages consacrées à ces temps sombres que fut la seconde moitié des années 1970. Temps difficiles que l'entrée dans la décennie quatre-vingt ne fit qu'amplifier au regard des problèmes ici posés. Perte des emplois mais au-delà, perte aussi des savoir-faire et, pour qui n'y prenait garde, des savoir-être et du sens, rendant le combat pour se redresser sur d'autres modes d'autant plus nécessaire.
Temps difficiles, marqués par une crise économique qui n'en était qu'à ses débuts, et par ses premières retombées sociales, caractérisées par l'essor rapide d'un chômage de masse dans les régions d'industrialisation traditionnelle en proie aux restructurations et au redéploiement – qu'il s'agisse de la Lorraine sidérurgique ou de la région parisienne – et par l'ampleur de la mobilisation populaire encadrée par les confédérations syndicales. De 1974 à 1980, le nombre des faillites industrielles augmente de 70 %, l'emploi industriel recule de 8,5 %, le seuil des 500 000 chômeurs est atteint en 1974 pour approcher le million un an plus tard. Ce retournement conjoncturel international, l'entrée dans un ralentissement économique général et l'instabilité économique et monétaire des années 1970 valent aux orientations libérales de Valéry Giscard d'Estaing et de Raymond Barre, devenu son Premier ministre en août 1976, de devoir se combiner avec des freinages destinés à colmater les dégâts opérés sur la situation de l'emploi tout en renouant, sur ce terrain, avec une politique plus répressive. Selon un mouvement complexe auquel le tournant de la rigueur de 1984 viendra mettre un terme.
Les restructurations industrielles touchent plus particulièrement les industries de petite taille à dimension familiale en précipitant la fin d'une certaine figure du patronat familial, ancré dans un territoire, dans le secteur de la machine-outil affecté par le plan d'Ornano de la fin 1976 en premier lieu. Le séisme rejaillit presque aussitôt sur les organisations ouvrières et les formes de lutte. Les effectifs syndicaux, en croissance depuis l'après-1968, s'infléchissent à la baisse à partir de 1977 avant de s'effondrer. Le nombre de grèves, de grévistes et de jours de grève connaît une évolution similaire qui n'exclut pas une succession de luttes dures et souvent longues, en rupture avec les formes d'action caractéristiques des Trente Glorieuses, dont celle du Parisien libéré qui durera près de deux ans. Luttes souvent spectaculaires confrontées à la violence patronale et à la répression. Rateau, Neogravure, Chaix, le Parisien libéré, Manufrance pour ne rien dire des Cazeneuve au cœur de l'ouvrage de Jean Bellanger, hier fleurons des entreprises de presse ou de la machine-outil, deviennent emblématiques de combats propres à forger des identités nouvelles, qui bénéficieront d'une solidarité large, dans les territoires que ces entreprises structuraient comme au-delà, mais qui tous se soldent par autant de défaites, avant que l'ultime combat des sidérurgistes ne semble clore une longue histoire de conflictualité ouvrière. Pour un temps.
Temps sombres, marqués par des difficultés politiques d'une autre sorte mais non moins violentes pour des militants animés par plusieurs décennies de lutte pour l'unité politique et syndicale. Les négociations engagées pour la réactualisation du programme commun se soldent en septembre 1977 par une rupture et la poursuite des journées d'action unitaire menées de conserve par la CGT et la CFDT parfois associées à d'autres contre le plan Barre et ses effets (forum ouvrier des entreprises en lutte sous la tour Eiffel, juillet 1975, manifestation pour l'emploi des jeunes, octobre 1975, rallye des bradés qui conduit les entreprises menacées de Paris jusqu'à Chamalières, avril 1976, etc.) n'excluent pas que les rapports entre la CFDT recentrée et la CGT se distendent jusqu'à la rupture, quand même les contradictions qu'évoque ici Jean Bellanger relèvent de causes spécifiques à l'entreprise concernée.
Toutes les régions n'ont pas été frappées au même titre par les effets des politiques de reconversion et de restructuration alors engagées. La Seine-Saint-Denis qui constituait, avec le Val-de-Marne, un des fleurons de la machine-outil, caractérisée par un tissu de petites entreprises à dimension familiale, voit ses entreprises de renom frappées les unes après les autres : Ratier, Chausson, Dufour, Languepin, La Chapelle d'Arblay, Pouyet, Cazeneuve où la lutte commence en décembre 1976 après l'annonce de 420 licenciements et tant d'autres encore... Comme une longue litanie qui paraît n'avoir de cesse. Jusqu'à ce que la Plaine Saint-Denis qui concentrait hier bien des espoirs de l'industrie française devienne une des plus grandes friches industrielles d'Europe, cimetière d'usines hier prestigieuses revêtant soudain des allures fantomatiques. Avant que la reconquête amorcée à partir de 1985 ne restitue à ce territoire un devenir à la hauteur de ses savoir-faire.
Le récit de Jean Bellanger donne à voir la force des liens qui se sont noués, dans les temps d'essor comme dans les temps de crises, entre le territoire et les entreprises qu'il abrite, et plus spécifiquement ici avec les « Cazeneuve », terme familier qui dit à la fois la force des identités construites au cœur de l'entreprise par et dans le travail et les luttes, facettes d'un même combat. Territoire peuplé d'immigrés venus de partout, avec lesquels Jean Bellanger a noué de longue date des liens militants de toutes espèces et des amitiés durables, de femmes dont il décrit les luttes originales, aux côtés de leurs époux. Territoire riche de ses associations et de ses organisations de classe, où la mairie communiste s'investit dans le combat syndical devenu le combat d'une ville entière, pour l'emploi et pour la dignité, ce maître mot de tout récit de grève, de tout récit de lutte, dont l'omniprésence devrait interpeller quiconque tendrait à l'ignorer.
Le récit, qui n'enjolive rien, laisse parfois percer le reproche envers ceux qui n'entendirent pas toujours les exigences des Cazeneuve ou du moins pas assez bien, adversaires mais parfois alliés naturels, sans jamais céder du moins à l'acrimonie d'aucune sorte. Car ce récit des temps difficiles se veut avant tout chargé d'humanité, traversé par ces moments où se nouent des amitiés solides, forgées dans des combats communs qui, par-delà la défaite, disent la capacité d'agir ensemble et de porter haut des compétences et des savoirs forgés dans le travail et les luttes. Héritage à transmettre comme à réincorporer, facteur d'une cohésion sociale et politique à reconstruire au quotidien...
Préface de Joël Biard{2}
L'histoire de la lutte des Cazeneuve pour le maintien et le devenir de la machine-outil s'inscrit dans un contexte social, économique et politique bien singulier. L'éviction des activités de fabrication, aux conséquences très lourdes pour la Seine-Saint-Denis, est le trait principal de cette époque mouvementée. Après les grèves de 1968, sous l'égide du capitalisme et de l'État, le remodelage en profondeur de la région parisienne s'est accéléré. Le capital va se redéployer, exporter ses capitaux, délocaliser ses productions et investir de plus en plus dans la finance au nom de la rentabilité et de la concurrence. Ce choix prioritaire accordé à la finance l'emporte sur l'investissement dans la production et l'emploi.
L'industrie de la machine-outil, qui a joué un rôle structurant dans le département, est une des premières victimes de cette offensive. La région parisienne paie le prix fort de cette politique d'abandon industriel avec une baisse de ses effectifs de 40 % et une diminution de ses capacités de production de 24 % entre 1976 et 1980. L'industrie de la machine-outil joue pourtant un rôle décisif pour l'indépendance de la France. La Seine-Saint-Denis, « berceau » de la machine-outil, compte plus de 10 % des effectifs nationaux en 1975. Elle est le moteur de ce secteur vital, central et stratégique pour le développement de l'ensemble du tissu industriel régional et national.
La plupart des entreprises de ce territoire (Cazeneuve, Huré, Lis, Mécano, Languepin, Dufour, Bombled, Électromagnétique, Les Constructions de Clichy, Promecan...) bénéficient d'un très haut niveau technologique. Elles sont reconnues pour leurs compétences. Elles ont élaboré des produits très concurrentiels avec des salariés bien formés et très performants. En 2012, près de 40 ans après l'abandon de la machine-outil, redisons-le, cette situation n'était pas fatale ! En Seine-Saint-Denis, toutes les conditions étaient réunies pour maintenir une puissante industrie de la machine-outil. L'emploi, la recherche et la formation professionnelle constituaient la force de ce territoire. Mais les orientations patronales et gouvernementales de l'époque ont précipité la disparition de la machine-outil. La baisse des investissements du patronat, le refus de l'État d'accepter et de concevoir une autre politique, l'abandon par le grand capital de notre machine-outil au profit de la République fédérale allemande et du Japon ont eu des conséquences irréversibles condamnant au déclin ce secteur productif qui faisait la fierté de ses salariés.
Cette stratégie du capitalisme touchera aussi les autres industries départementales. Tous les secteurs mécaniques de haut niveau à la vitalité économique formidable, des plus modernes aux plus performantes fabrications, seront concernés. En Seine-Saint-Denis, ce sont des turbines, des radars, des missiles, des équipements pour faisceau hertzien, des fraiseuses à banc fixe, des robots à souder, des équipements aéronautiques, des ordinateurs, des armoires d'énergie. C'est le tri postal automatique, les transformateurs pour centrales nucléaires, les pompes à injection, le matériel radiologique, l'industrie pharmaceutique etc., à destination de toutes les métropoles européennes et mondiales.
Face à l'abandon de son potentiel industriel et de sa classe ouvrière, avec ses forces syndicales et politiques, la Seine-Saint-Denis va se rassembler et lutter pour son devenir. Ces résistances et ces mobilisations sociales de la fin des années 1960 au début des années 1980 contribueront à l'élection de François Mitterrand à la présidence de la République et à l'arrivée de la gauche au gouvernement en 1981. Durant cette période de combat pour le changement, la CGT formula toute une série de propositions permettant de maintenir et de développer la machine-outil, cette industrie essentielle pour l'avenir de notre pays, son dynamisme économique et ses emplois.
Au début des années 1980, la campagne de la CGT 93 pour la création d'un centre régional et national de la machine-outil à la Plaine Saint-Denis va contribuer à une très forte mobilisation. Plusieurs dizaines de milliers de cartes-pétitions sont signées et adressées au Premier ministre de l'époque. Une rencontre régionale de la machine-outil, à l'initiative du conseil général de la Seine-Saint-Denis, se réunit le 5 février 1983 à Paris avec la participation du ministère de l'Industrie et de la Recherche, d'élus, d'organisations syndicales et patronales, de comités d'entreprise, de l'Université Paris 13... L'objectif est de mettre en place le centre régional et national de la machine-outil. Mais ces luttes, ces espoirs, ces propositions vont se heurter à trois réalités :
1. Le patronat continue à se désengager de ce secteur de plus en plus dépendant de l'étranger ;
2. Le projet de centre régional de la machine-outil n'est pas pris en compte par les instances régionales et les pouvoirs publics ;
3. Le ministère de l'Industrie laisse se détériorer la situation des entreprises en refusant les solutions et les propositions de la CGT.
Le plan de la machine-outil de 1983 et ses perspectives de relance de ce secteur allaient, par manque de volonté politique, s'effondrer accélérant ainsi le cortège de licenciements et de fermetures d'entreprise de ce secteur.
La lutte des salariés et de la population de la Seine-Saint-Denis pour la dignité, l'emploi, la formation, le maintien des industries a façonné ce territoire aux solidarités multiples et intenses. Le livre de mon ami Jean Bellanger est le témoignage vivant d'une riche expérience sociale et syndicale au parcours remarquable profondément militant et humaniste. Cet ouvrage permet de comprendre, de découvrir, de connaître, un ensemble d'enjeux de classe indispensables pour se situer, assumer le passé et maîtriser l'avenir.
Préface et souvenirs
de Didier Paillard{3}
Le tour, et notamment le tour à métaux, a joué un rôle de premier plan au cours de la révolution industrielle. C'est la machine élémentaire de la mécanique industrielle, celle sans laquelle aucune autre machine ne peut voir le jour. Cazeneuve, entreprise située rue des Fruitiers à la Plaine, était l'emblème de cette technologie sur notre territoire, comme le souligne mon ami Jean Bellanger. Les ajusteurs, tourneurs, fraiseurs étaient les aristocrates de la classe ouvrière. Ils étaient formés au collège technique Lénine de Saint-Denis et trouvaient du travail dès l'obtention de leur diplôme. La lutte menée par ses ouvriers pour défendre, de 1976 à 1979, leur outil de travail, a marqué l'histoire de Saint-Denis. Le témoignage de Jean Bellanger est important pour rappeler l'esprit de combat et de solidarité qui animait ces femmes et ces hommes « debout ». Leur conscience professionnelle et l'estime d'eux-mêmes furent ébranlées par les décisions abusives du grand Capital et des politiques libérales de l'époque, mais jamais leur conviction que « l'humain doit rester au centre de tout ». Leur combat était synonyme de résistance et peut s'apparenter à celui mené aujourd'hui à travers toute l'Europe par les « indignés » contre les injustices sociales dont la société tout entière est victime. Pour avoir vécu cet épisode de l'histoire dionysienne, je remercie tous les protagonistes de cet ouvrage que je conseillerai aux jeunes générations de lire. À l'heure où les acquis sociaux, issus du Conseil national de la Résistance (CNR), sont remis en cause, il est nécessaire de prendre exemple sur nos aînés pour contrer les affres du libéralisme.
Entreprise phare de la machine-outil, Cazeneuve était le symbole de la production industrielle et de l'organisation ouvrière sur notre territoire. Quand le conflit a commencé en 1976, je travaillais comme ouvrier à la Pharmacie centrale, située avenue du Président-Wilson, dont la très belle cheminée a été conservée sur le site actuel de l'Usine, qui accueille aujourd'hui des événements, séminaires et colloques. Jeune militant communiste, j'ai participé à la distribution de tracts et à l'occupation des locaux de l'entreprise avec mes camarades. Un an plus tard, j'ai été élu conseiller municipal sur la liste conduite par le maire en place, Marcelin Berthelot. La municipalité soutenait pleinement ce mouvement dont la CGT gardait néanmoins la maîtrise. Il y avait déjà eu des inquiétudes chez les salariés du secteur car les lois de décentralisation industrielle des années 1960 avaient déjà incité certaines entreprises à migrer vers les villes nouvelles. La rupture majeure qu'a constituée le choc pétrolier de 1973, signant la fin des Trente Glorieuses et l'entrée des pays occidentaux dans une nouvelle ère, n'a fait que conforter cette tendance.
L'annonce de 420 licenciements chez Cazeneuve a résonné comme un coup de tonnerre. Tout le monde s'est mobilisé. Un référendum sur la machine-outil a été organisé par la section locale CGT avec le soutien de la municipalité. Marcelin Berthelot et Henri Krasucki, secrétaire de la CGT ont donné le top départ d'un « Tour de France de l'information » initié par les salariés pour défendre leur outil de travail. Noël 1977 a même été fêté dans l'entreprise entre salariés, militants et élus. La population dionysienne soutenait pleinement cette lutte.
Entre 1960 et 1970, la Seine-Saint-Denis est un des départements les plus industrialisés de la région parisienne, notamment dans le domaine de la métallurgie, de la machine-outil ou de la chimie. Au début des années 1980, il devient un des premiers départements véritablement sinistrés avec des milliers de suppressions d'emploi. À Saint-Denis, après Cazeneuve, c'est Pouyet, puis Languepin qui fermeront leurs portes. Suivront Gibbs-Unilever, Jeumont Schneider et Thomson. Malgré les mobilisations, les manifestations, rien n'y fait. Le déclin industriel est inexorable.
La Plaine, qui pourtant était à l'avant-garde...