Préface
par Alexis Tsipras{1}
Nous avons assisté dans la dernière période à un mouvement inédit et enthousiaste de solidarité avec notre combat contre les politiques de super-austérité en Grèce. Les forces du Parti de la gauche européenne (PGE), et en particulier la direction et les militants du Front de gauche en France, se sont jointes pour aider SYRIZA dans cette bataille difficile, cruciale et historique qui a atteint son apogée au cours des deux scrutins électoraux de mai et juin 2012.
À mesure que l'attention et les espoirs se sont tournés vers la Grèce et vers le résultat historique de SYRIZA, de nombreux camarades continuaient à nous demander comment nous avions réussi à atteindre cet élan. Je souhaite ici apporter quelques réflexions, non pour proposer un « modèle de réussite » abouti, mais pour stimuler le dialogue sur le présent et l'avenir des forces qui composent le PGE et sur leur stratégie nationale et européenne.
Au fond, SYRIZA a souligné ce que nous avions déjà pris en compte depuis des années.
Très peu s'étaient jusque-là vraiment intéressés au « phénomène » SYRIZA. Néanmoins, en quelques mois, nous avons réussi à marquer l'histoire politique contemporaine. Pourquoi ? À mon humble avis, c'est parce que nous nous sommes consacrés aux luttes sociales, parce que nous avons porté avec constance une orientation fondée sur l'analyse de la réalité économique, politique et sociale, mais parce que nous avons aussi eu le courage de dépasser les mentalités et les concepts établis, y compris les nôtres.
Ces dernières décennies, la gauche grecque a traversé des épreuves extrêmement difficiles et douloureuses. Une gauche grecque qui, depuis la chute du mur de Berlin et du « socialisme réel », avait passé plus de temps à se déchirer qu'à établir des convergences pour contre-attaquer l'offensive capitaliste. Or, depuis le début de cette offensive sans précédent, nous nous sommes employés aux luttes sociales, tant spontanées qu'organisées.
L'hégémonie ne se gagne pas en un dimanche d'élections. Elle se conquiert dans et à travers la lutte sociale. Les résultats électoraux en Grèce sont profondément liés aux évolutions sociales. Si nous ne parvenons pas à devenir idéologiquement et politiquement hégémoniques dans les espaces sociaux, alors nous n'obtiendrons pas de résultats positifs.
Depuis l'effondrement du « socialisme réel », la gauche a été historiquement classée comme une force critique du capitalisme. À juste titre, à mon avis. Cela ne suffit pas. D'une force critique, nous devons également devenir une force de perspective alternative.
Au cours de ces deux années, nous avons fait valoir et mis en avant de façon persistante en Grèce une proposition alternative de démarche et de rassemblement pour la construction d'une transition politique. Nous avons parlé d'un « bloc du pouvoir » composé des forces qui existent dans le cadre plus large de la gauche progressiste et radicale, « de la gauche de la social-démocratie à la gauche de la gauche », avec pour objectif commun de défaire les attaques néolibérales. Lorsque nous avons émis cette idée, nous avons été traités avec dédain et mépris, parce que les sondages d'opinion montraient qu'il s'agissait d'une option marginale et utopique. Nous avons persisté malgré tout, car c'était, selon nous, la seule alternative. Alors que l'offensive du capital se montrait de plus en plus dure et inhumaine, ce qui, hier, semblait utopique et fou est apparu réaliste.
Pour la première fois depuis 1974, ce n'était pas nous qui déterminions notre stratégie en fonction de celles de nos adversaires, celles de la social-démocratie et de la droite traditionnelle, mais c'étaient eux qui fondaient les leurs en fonction de la nôtre. En d'autres termes, l'élément crucial qui nous a rendus capables de représenter les classes et groupes sociaux devenus « politiquement orphelins » (ceux dont les intérêts sociaux ne sont pas représentés par les deux « partis du pouvoir ») fut de nous saisir d'une force de contestation pour en faire une force qui travaille au changement.
Avant d'en dire davantage sur notre stratégie, la stratégie nationale et européenne de la gauche pour contrer l'offensive capitaliste et surmonter la crise, quelques mots sur la stratégie de nos adversaires.
Posons-nous la question : nos adversaires ont-ils une stratégie ? Après la Seconde Guerre mondiale, les forces capitalistes, qui désiraient maintenir les contradictions au fondement des modes de production capitalistes, avaient un plan : la reconstruction de l'Europe, la réglementation, la création de structures de protection sociale et le développement, mais aussi le maintien de l'antagonisme entre capital et travail. Au cours des années 1990, quand le néolibéralisme a prévalu, on pouvait aussi identifier une stratégie : celle de livrer et soumettre toutes les structures politiques et instances de décision au pouvoir des marchés.
Aujourd'hui, alors que la crise bouleverse tout, je considère qu'il n'existe pas de cadre capitaliste néolibéral unique dans lequel nos adversaires tentent de soumettre aux marchés le droit social ou toute relation sociale de manière méthodique et systématique. Ils n'ont pas de plan stratégique, mais un unique objectif : le sauvetage des banques.
On voit bien que les centres de décision dépassent les cadres nationaux et régionaux. Et je ne sais pas si nous pouvons parler d'une stratégie capitaliste commune qui serait définie par Mme Merkel ou par le président des États-Unis, quand il existe des agences de notation et des institutions financières – ce que nous appelons le capitalisme financier – qui prennent les décisions et ont davantage de pouvoirs que les nations. Il y a un an, par exemple, l'une d'elles a dévalué la note des États-Unis. Il s'agissait de montrer qui domine aujourd'hui. En ce sens, nous pourrions dire que le capitalisme financier mondial a une stratégie. Mais pour ce qui est des États ou des entités régionales, comme l'Union européenne (UE), il semble que nos adversaires n'aient pas de stratégie claire, mais qu'ils soient mus uniquement par la panique.
À mesure que la crise s'aggrave, l'UE est conduite à se dissoudre en proportion et nous confronte à cet oxymore : c'est nous, la gauche européenne, la force qui porte la critique structurelle des traités européens, de l'UE, du traité de Maastricht et de l'architecture de l'Union monétaire ; c'est nous qui devenons la force qui cherche à maintenir l'Europe en vie, alors que nos adversaires font de leur mieux pour la dissoudre !
L'argument principal contre SYRIZA, à l'intérieur comme à l'extérieur du pays, surtout pendant la seconde campagne électorale, était que, si nous prenions le pouvoir, cela conduirait la Grèce hors de la zone euro et, éventuellement, détruirait la zone euro elle-même. En réalité, s'il y avait un espoir pour la Grèce, mais aussi pour la zone euro et pour l'Europe, c'était que SYRIZA l'emporte. C'était le seul espoir à même de provoquer un choc créatif salutaire en Europe, non seulement pour les Grecs, mais aussi pour tous les peuples européens. Car si nous allions à un sommet de l'UE, ce serait pour refuser l'austérité et amener le sommet à décider d'une stratégie alternative de sortie de crise au lieu de persévérer dans l'impasse actuelle.
La capacité de SYRIZA de s'attaquer au problème réel de l'Europe a été bloquée par des offensives inédites. Lorsque Slavoj Zizek{2} est venu nous soutenir, il a eu une belle image nous comparant à Tom et Jerry. Pour lui, SYRIZA est la souris qui irrite constamment le chat qui marche dans les airs jusqu'à ce que la souris apparaisse : elle lui indique qu'il n'y a pas de sol sous ses pieds, et alors il tombe à pic. Voilà ce qu'il en est de l'Europe. Elle marche dans les airs ; les forces dominantes refusent de reconnaître que leurs mesures la conduisent à sa perte. Nous serions ainsi la souris qui révèle au chat sauvage du capitalisme européen que ses politiques sont inefficaces.
Mais alors, si nos adversaires n'ont pas de stratégie, comment pouvons-nous les battre ? En les suivant ? Non. En les copiant ? Non plus. La gauche européenne ne doit pas se limiter à la légitime critique, mais concevoir une stratégie alternative et un plan, et déterminer l'ordre du jour.
Il ne s'agit pas de revenir à 2007, avant l'éclatement de la crise du crédit immobilier aux États-Unis, car ce modèle de production et de consommation mène à la crise. Nous devons dépasser ce modèle et offrir une vision, porter une société qui réponde aux besoins sociaux, débattre de socialisme, sans crainte ou culpabilité de tout ce qui s'est passé dans les soi-disant « vrais régimes socialistes » qui n'ont rien de commun avec nous. Nous devons parler au nom d'un socialisme du XXIe siècle, un socialisme contemporain de reconstruction de modes de production, de redistribution sociale des richesses aux plans national et supranational.
Nous vivons une époque de guerre asymétrique. Cette guerre n'est pas seulement menée contre les peuples de l'Europe du Sud. Ces derniers ne sont que les cobayes d'une crise internationale et européenne, dans une expérimentation qui produit un modèle politique européen à visée universelle. La crise va atteindre le cœur de l'Europe et nous devons prendre conscience, à partir de l'expérience grecque, que le conflit sera très difficile.
Nous devons être réactifs et efficaces dans la riposte aux préjudices d'ampleur que nos adversaires essaient de créer afin de stimuler la destruction sociale. Car le populisme est devenu le meilleur allié du néolibéralisme. Il n'y a pas plus grand mensonge que le préjugé des « peuples du Sud paresseux » qui « ont vécu au-dessus de leurs moyens ». Nous devons démonter ce mensonge et diffuser le message : nous sommes tous visés.
L'exemple grec montre qu'il faut même oublier le cadre légal bourgeois tel que nous le connaissons. Les pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire sont aux ordres de la médiocratie moderne, de ces hommes d'affaires cajolés par l'État au nom du « sain esprit d'entreprise » et qui ont reçu des financements publics pendant toutes ces années où ils délocalisaient leurs entreprises et transféraient leurs fortunes à l'étranger. Un exemple à petite échelle de ce qui prévaut à l'identique dans toute l'Europe.
C'est pourquoi, il nous faut dès maintenant promouvoir une stratégie alternative qui tienne compte de l'insuffisance des formes et des outils classiques. La grave crise de la représentation signifie que les mouvements sociaux doivent être notre priorité, non pour les manipuler, mais parce qu'ils sont des éléments essentiels de notre politique qui, dans certains cas, peut être guidée par eux.
Enfin, sans action coordonnée au plan européen, nous ne pourrons pas aller de l'avant. Notre succès en Grèce se révélerait être un feu de paille si, dans la prochaine période, ne se multipliaient des exemples et des expériences similaires à travers l'Europe. Nous avons besoin de grandes conquêtes sociales et aussi de victoires électorales aux Pays-Bas, en Espagne, en Italie, en France, en Allemagne... sur tout le continent. Si nous n'y parvenons pas, nous demeurerons, nous Grecs, un « village gaulois » isolé.
Nous avons besoin de coordination, de communication et d'objectifs communs et je suis convaincu que, dans l'avenir, nous pourrons donner vie au slogan « SYRIZA partout », non comme un modèle ou une recette idéale à « copier-coller », mais comme une expérience de coopération pluraliste, d'union des diverses cultures politiques progressistes et de convergence dans toute l'Europe.
La gauche peut et doit en ce XXIe siècle devenir la première force en Europe.
Athènes, août 2012
Introduction
Je me suis lancé dans l'écriture de ce livre dès le lendemain des élections législatives. Je l'avoue. J'ai d'abord hésité. Les lignes de la nouvelle situation politique mériteraient de prendre un peu de recul. Mais il y avait tant à dire sur l'année exceptionnelle que nous venions de vivre. Et tant d'urgence à reprendre le chemin de l'action.
L'insistance et la conviction de mon éditeur l'ont emporté. Impossible de ne pas publier de premières réflexions après l'expérience inédite de la campagne du Front de gauche, me disait-il. Pas facile de livrer cette réflexion à chaud après une année de combat politique intense et éprouvante, me disais-je. Nous nous sommes lancés dans une série d'entretiens qui ont duré tout le mois de juillet. Ces réflexions, d'abord livrées à haute voix, m'ont fourni la matière nécessaire à la rédaction de ces pages.
Que les choses soient claires. Ce livre ne cherche pas à porter un jugement définitif sur l'action gouvernementale. Il était trop tôt pour cela. Quand j'ai débuté cet ouvrage, les communistes venaient de décider à la quasi-unanimité de ne pas participer au gouvernement de Jean-Marc Ayrault. La principale raison de cette décision est simple. Nous voulons que soient apportées des réponses aux attentes de changement exprimées par toutes celles et par tous ceux qui ont voulu se débarrasser de Nicolas Sarkozy et porter la gauche au pouvoir. Or, nous considérons, avec nos partenaires du Front de gauche, que le programme présidentiel de François Hollande n'est pas à la hauteur de la crise que connaît le pays. Il ne s'attaque pas avec suffisamment de vigueur aux urgences sociales concernant les salaires, les licenciements et le chômage, la précarité des jeunes, le logement, les retraites, la santé, l'éducation. Et il manque d'ambition sur les moyens financiers et démocratiques qu'il convient de se donner pour récupérer le pouvoir confisqué par les puissances de la finance. En acceptant le Pacte budgétaire européen, il lie la destinée du pays à des politiques d'austérité qui ne provoquent que reculs sociaux et récession en Europe. Et cela, contrairement à l'engagement du président de la République que les Français avaient compris comme la volonté de renégocier le traité Sarkozy-Merkel.
Ne pas spéculer sur l'échec, viser le changement
Notre conviction est donc faite. Sans intervention populaire, sans la mise en action de toutes celles et de tous ceux qui ont voulu le changement pour qu'il se concrétise, ce changement attendu n'adviendra pas. Aussi, pour être les plus utiles possible, nous voulons être libres d'agir par tous les moyens dont nous disposons pour que des choix plus audacieux s'imposent. Nous ne spéculons pas sur l'échec, nous visons le changement. Et le plus tôt sera le mieux car le pays souffre.
Au moment où ce livre paraît, nous sommes déjà au cœur de cette bataille pour que le Pacte budgétaire européen ne soit pas ratifié, pour mettre en échec le plan de licenciement de PSA, pour que l'école retrouve les moyens de la réussite.
Ainsi que nous l'avions analysé, la méthode gouvernementale a vite trouvé ses limites et surtout, face à elle, les forces de la réaction et de l'argent. « Je sais, ce n'est pas terrible, m'a ainsi confié un électeur de gauche le 25 juillet après l'annonce du plan automobile du gouvernement. Mais que voulez-vous qu'il fasse d'autre ? » Précisément, nous pensons qu'il y a mieux et autre chose à faire. Ce livre avance des pistes et une méthode pour l'action.
Et parce que la mobilisation et l'intervention populaires vont être plus que jamais indispensables, cela valait la peine de réfléchir à cette formidable promesse d'intervention citoyenne née de la campagne du Front de gauche.
Comprendre ce qui s'est passé pour mieux prolonger et réussir la démarche engagée : c'est l'un des objets de ce livre.
Ce ne sont que des premières réflexions sans la prétention d'un raisonnement achevé.
J'aborde ici quelques-unes des questions soulevées par la nouvelle situation politique en faisant fructifier les leçons de l'expérience acquise toute cette dernière année. Je veux défricher, chemin faisant, de nouvelles pistes de travail et d'action avec le lecteur. Car j'en ai l'intuition ; à condition de ne pas se tromper sur la suite du chemin, le mouvement révélé et impulsé par le Front de gauche durant ces campagnes présidentielle et législatives restera un moment politique fondateur. Un moment qui peut marquer durablement l'histoire de la g...