PREMIÈRE PARTIE
Les étapes du processus d'embrigadement
Chapitre 1
De la théorie du complot à la théorie de la confrontation finale
Le discours « djihadiste » est propagé presque exclusivement par les vidéos diffusées sur Internet. Cela ne signifie pas qu'il n'y a pas de réseau physique, mais tout simplement que la Toile est un vecteur principal de diffusion. Sur quatre cents jeunes, tous sont ou étaient en « dépendance virtuelle » avant, pendant ou après la rencontre physique avec des rabatteurs ou d'autres embrigadés. Le « cyberdjihad » se présente comme le moyen de communication privilégié pour créer un sentiment d'exaltation de groupe. C'est une tribu numérique et, lors du désembrigadement, les jeunes réalisent à quel point le contact virtuel avec leur groupe était devenu une addiction.
Les vidéos d'Omar Omsen, qui constituent souvent la première étape de l'embrigadement, manipulent quantité de notions : certaines n'ont rien à voir avec l'islam ; d'autres relèvent de l'histoire ou de la philosophie musulmane. Pour convaincre, il construit une sorte de « contre-culture », destinée à isoler l'individu de la société en l'enfermant dans une vision paranoïaque du monde. Cette grille de lecture facilite la fusion de l'individu à l'intérieur du groupe « de ceux qui sont élus pour posséder la vérité » et le conduit à s'isoler du reste du monde (n'importe quel groupe se replie forcément sur lui-même s'il se méfie de l'extérieur). Le discours de propagande « djihadiste » apparaît d'autant plus important à décrypter qu'il est à la base du sentiment de persécution des embrigadés qui justifie ensuite leur éventuel passage à l'acte.
Le processus d'embrigadement via Internet suit trois étapes principales : il s'agit d'abord d'amener le jeune à rejeter le monde dans lequel il vit, où « tous les adultes lui mentent ». Puis on lui montre qu'il ne s'agit pas de simples mensonges, mais d'un véritable complot mis au point par des sociétés secrètes contre les populations, afin de s'accaparer le pouvoir et la science. Vient ensuite l'idée selon laquelle la seule façon de combattre ce complot (cause d'injustices) est de rejeter et de fuir le monde réel. Puis, à partir du rejet du monde réel, on instille la conviction que seule une confrontation totale et finale pourra provoquer un changement.
La stratégie mise en place sur Internet pour convaincre que le monde est régi par des sociétés secrètes qui veulent détruire les peuples est très bien affûtée. Un internaute qui tape sur son clavier d'ordinateur un mot-clé comme « injustice » ou « publicité mensongère » peut être entraîné, de vidéo en vidéo, dans un tourbillon qui lui prouve que le monde n'est que mensonges et complots. Les vidéos les plus endoctrinantes ne se trouvent pas au premier clic, mais finissent par être accessibles sur la bordure extérieure de YouTube, comme n'importe quelle autre vidéo, via le système courant des mots-clés. C'est le principe cumulatif et participatif d'Internet qui permet aux réseaux « djihadistes » d'attirer les jeunes à eux, alors qu'au début de leur navigation, bon nombre d'entre eux ne se posaient aucune question spirituelle et songeaient seulement à s'insurger contre les injustices.
Les vidéos qui donnent à voir un monde corrompu
Une première série de vidéos persuade le jeune internaute qu'il vit dans un monde corrompu par le mensonge. Nombreux sont ceux qui ont d'abord visionné sur les réseaux sociaux des vidéos qui contestent, avec plus ou moins de pertinence, le système productif mondial (alimentation, médicaments, vaccins, écologie, publicité, etc.). Une partie de ces messages s'appuie sur des scandales – avérés ou vraisemblables – de la société de consommation, tels que la nocivité de certains médicaments protégés par les firmes pharmaceutiques, la maladie de la vache folle, les méthodes publicitaires abusant d'images retouchées par ordinateur, certaines pratiques commerciales présentant un simple objet de consommation comme la clé de l'épanouissement de l'être humain, les messages subliminaux à caractère sexuel{16}, etc.
Ces vidéos ne sont pas réellement nocives si elles sont regardées de manière isolée. Mais leur accumulation à propos de tous les sujets polémiques (écologie, santé, alimentation, finance, guerres...), repris sous l'angle du complot (« On te cache la vérité dans ce monde corrompu »), plonge le jeune dans une vision du monde où tout n'est que mensonge. Il a alors le sentiment d'avoir trouvé « la Vérité cachée », qui explique à la fois son mal-être et l'état déplorable de la société. Se croyant à l'abri parce qu'il se trouve dans le cadre sécurisant de sa chambre, il enchaîne les liens Internet et se laisse entraîner dans des vidéos qui se succèdent, le dépriment, le paniquent, mais aussi l'exaltent et le galvanisent.
Ces vidéos non prosélytes sont des moyens d'approcher des internautes initialement soucieux de vouloir apporter leur pierre à l'édifice pour améliorer le monde : elles adoptent les mêmes principes que les médias alternatifs d'Internet, à tendance « altermondialiste », somme toute légitimes. Par exemple, elles évoquent l'impuissance des volontés écologistes ou équitables face à la politique d'hégémonie libérale des grands groupes industriels et des multinationales. Certaines apparaissent comme « sincères », construites sur des problématiques et des débats existants. D'autres sont plus polémiques, ciblant insidieusement des faits d'actualité occultés par les médias traditionnels. A priori, la propagande « djihadiste » utilise les deux sortes de vidéos, grâce au filtrage progressif qui s'opère sur Google de visionnage en visionnage, à l'insu de l'internaute.
Si cette première série de vidéos ne parle ni de religion ni de radicalisme, elle apparaît néanmoins comme un préliminaire au sectarisme lorsque la multiplication des messages finit par amener celui qui les regarde à la conviction qu'il vit dans un monde de mensonges. Parce que ces vidéos font appel à l'émotionnel, parce qu'elles exacerbent l'affectivité, elles peuvent déstabiliser un individu fragile, qui sera d'autant plus choqué que leur nombre est quasi illimité.
Les vidéos qui mettent en cause des sociétés secrètes
Une fois que le jeune internaute a le sentiment d'être dans un monde de mensonges, une deuxième catégorie de vidéos tente de le convaincre que le « système » met en place cette propagande matérialiste dans le but de détourner l'humanité de son propre bien-être. Il ne s'agit donc pas seulement de mensonges ou de manipulations dont il faudrait se préserver, mais d'un véritable complot, qui consiste à exploiter le peuple tout en rendant sa vie insignifiante et superficielle. Des organisations secrètes de puissants dirigeraient l'ensemble du monde à l'insu des peuples qu'ils rendent esclaves et éliminent progressivement : chômage de masse, produits toxiques dans les aliments, médicaments nocifs, vaccins mortels, création du virus HIV, avions qui déverseraient dans le ciel des produits chimiques stérilisants{17}, etc.
La société secrète la plus nocive serait celle des Illuminati, que les vidéos de propagande « djihadiste » accusent de s'infiltrer partout pour prendre le pouvoir et le garder pour eux, y compris au sein de la franc-maçonnerie, considérée comme une autre société secrète... Les sociétés secrètes de type franc-maçon sont, dans le contexte arabe, reliées à l'idée d'espionnage. Les vidéos les rendent responsables de l'effondrement de l'Empire ottoman, après un travail d'infiltration opéré notamment par Mustapha Kemal Atatürk et Lawrence d'Arabie. Elles les accusent aussi de vouloir détruire indifféremment les religions et les croyances traditionnelles, surtout l'islam, en favorisant le sionisme. Dans cet objectif, les sociétés secrètes distilleraient des invocations sataniques à l'aide d'images, d'allusions et de symboles (le poing fermé avec seuls l'index et le petit doigt relevés – les cornes de Baal{18} –, l'œil dans un triangle formé par les mains, les treize marches de la pyramide maçonnique...) dans des émissions télévisées populaires, des clips, des édifices... Par exemple, n'importe quelle image d'étoile renvoie dorénavant à ce complot, car elle représenterait le diable (plus précisément le pouvoir et l'argent qui lui sont associés). Pour preuve, sa présence sur certains drapeaux, sur le logo de certaines entreprises, etc. Le dessin que forment le Capitole américain et son jardin (les contours d'une chouette) serait ainsi le symbole d'une déesse démoniaque invoquée par les Illuminati lors de rituels sataniques.
Les vidéos accentuent encore l'idée que les sociétés secrètes sataniques veulent détourner les hommes et les femmes de Dieu. Par exemple, certaines vidéos diffusent des extraits de morceaux de rap à l'envers, où l'on entendrait à plusieurs reprises : « Fuck Jesus ! » D'une manière générale, elles prétendent que Satan serait évoqué dans de nombreux enregistrements de musique rock. Cette théorie selon laquelle il existerait des messages subliminaux dans le rap ou le rock'n'roll a été avancée par un prêtre catholique canadien, Jean-Paul Régimbal{19}. Le discours de propagande « djihadiste » qui interdit la musique « au nom de l'islam » n'est donc qu'un remake des propos d'un intégriste chrétien... Tous les radicaux cherchent ainsi à couper les jeunes de la culture.
Il s'agit de persuader que des symboles sataniques sont cachés un peu partout, sur une bouteille de soda ou la façade d'un immeuble... Par exemple, en mettant l'étiquette d'un Coca-Cola devant un miroir, on pourrait y lire l'inscription « No Mecque » en arabe. Les vidéos cherchent également à démontrer que sur le billet du dollar américain sont représentées toutes les symboliques des francs-maçons : la pyramide Illuminati en deux parties (les peuples et les détenteurs du pouvoir qui les surplombent) ; l'œil du Grand Architecte de l'univers ne serait que l'œil de Satan...
D'après d'autres vidéos, ce serait la société secrète des Illuminati{20} qui aurait commandité les attentats du 11 septembre 2001, par l'entremise de George W. Bush. Cet attentat serait en réalité un rituel Illuminati à l'échelle mondiale, actant la passation de pouvoir occulte entre les États-Unis et Israël. Selon elles, les deux tours de Manhattan représentaient une sorte de porte spatio-temporelle des forces du mal, et le Pentagone (dont la forme est celle d'une étoile à cinq branches) symboliserait le diable. Les détruire serait revenu à honorer Satan, qui aurait ainsi pu activer la dernière phase de son règne par l'intermédiaire de l'« État sioniste ». Le 11 Septembre aurait permis qu'Israël devienne plus puissant que les États-Unis – affaiblis par ce qui s'en est ensuivi : la crise financière et la guerre en Irak. Autrement dit, dans la théorie complotiste, les sionistes constitueraient le degré politique le plus avancé des Illuminati.
Viennent ensuite les films qui associent le nombre 666 (nombre de la Bête représentant le diable dans l'Apocalypse de saint Jean) au sionisme parce que ce mouvement veut construire le troisième temple de Salomon sur l'emplacement actuel de la mosquée Al-Aqsa renfermant le dôme du Rocher – troisième lieu saint de l'islam, où le Prophète aurait fait son ascension céleste. Les vidéos de propagande « djihadiste » passent également des images qui veulent prouver l'éradication planifiée des Palestiniens, dont les terres sont colonisées année après année. Elles reprennent par exemple les déclarations de Theodor Herzl, fondateur du sionisme au début du XXe siècle, qui annoncent le projet d'aller jusqu'à Bagdad pour s'emparer de la Terre sainte, quel qu'en soit le prix pour les populations locales. Pour confirmer le fait que l'« État sioniste d'Israël » est bien le fait du diable et lié au chiffre 666, elles montrent qu'on peut retrouver 3 fois le chiffre 6 dans l'étoile à six branches du drapeau israélien (l'étoile de David)...
Les Illuminati seraient donc la « lignée de Satan », représentée par la monarchie britannique et ses mille ans de règne, puis par leurs cousins américains depuis cent ans et enfin, depuis le 11 Septembre, par Israël, dernier stade démoniaque de l'empire du diable. Cette « famille de puissants consanguins » chercherait à obtenir la vie éternelle (uniquement pour eux) grâce à la science moderne. Ses membres seraient des « reptiliens humanoïdes » dont les rétines de serpents{21} seraient apparues à force d'invoquer en secret les anges déchus de Lucifer (ils sont donc reconnaissables si on les regarde bien !)...
Ces vidéos mélangeant le réel et le fantastique terrorisent le jeune internaute sur le plan psychique et l'amènent à voir des « forces sataniques » à l'œuvre dans la moindre image, le moindre comportement. La paranoïa s'installe. Ainsi faut-il combattre, à un même niveau, les croyances païennes où figure un serpent (civilisation maya, hindouisme...) et la foi chrétienne – puisque l'auréole du Christ dans les représentations signifierait en réalité un soleil/œil satanique se cachant derrière un démon. Arrivé à ce stade, le jeune est persuadé qu'il est cerné par le mal et que ces extraterrestres démoniaques vont anéantir l'humanité.
Cette propagande omet bien sûr de mentionner les faits qui viennent contredire ses thèses. Elle se garde bien par exemple de rappeler que la franc-maçonnerie a attiré les derniers sultans ottomans et a été l'interlocuteur d'une des plus grandes figures de l'islam du Maghreb au XIXe siècle, l'émir Abdelkader al-Djezairi. Ce qui montre bien que, par essence, le mouvement franc-maçon ne va nullement à l'encontre des religions, et de l'islam en particulier{22}.
Les vidéos qui incitent à la confrontation finale
Une troisième série de vidéos persuade le jeune que seule une confrontation finale avec le monde peut sauver l'humanité grâce au « vrai islam ». Les sociétés sataniques s'attaqueraient particulièrement à l'islam, seule solution efficace pour combattre le mal. Ces vidéos ont pour but de prolonger et de parachever la phase d'embrigadement de manière à déboucher sur la phase activiste. Elles commencent par mettre en exergue des images de la nature, encensant ainsi la beauté de la Création. Dans ces images enchanteresses la magnificence provient de toute évidence d'un Créateur soucieux de l'arithmétique du nombre d'or (en témoignent les coquillages, les fleurs, les vagues, etc., et les « parfaites proportions de l'homme »). Se mêlent à ces images réconfortantes de courts extraits détournés de témoignages émouvants de convertis profondément et sincèrement touchés par la foi, d'interviews de scientifiques qui estiment que la constance gravitationnelle ne peut exister que grâce à Dieu, de textes d'auteurs comme Lamartine qui font l'éloge du prophète de l'islam, etc.
Suivent alors des vidéos d'embrigadement dont les durées sont très variables, et les styles très hétéroclites : un teaser de quelques dizaines de secondes agrémenté d'un lever de soleil, ou un prêche wahhabite alarmiste et anxiogène sur les risques d'aller en enfer, ou encore un clip musical excessivement mélodramatique sur les bienfaits de la conversion à l'islam. Cette propagande peut aussi prendre la forme d'une longue série de courtes vidéos qui reprennent les méthodes de déstabilisation psychique des sectes traditionnelles, en y ajoutant l'impact visuel d'une bande-annonce digne d'un film hollywoodien à...