En l'absence de Monsieur J.
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En l'absence de Monsieur J.

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En l'absence de Monsieur J.

À propos de ce livre

1919, quelques mois après la der des ders. Au palais de justice de Paris commence le procès de l'assassin de Monsieur J. Quatre ans et demi après les faits, le criminel se tient enfin devant ses juges.
Dans le prétoire règne une atmosphère étrange. Les plaidoiries sont couvertes par le silence assourdissant qui suit le feu et la mitraille: sur l'autel de la guerre gisent des millions de sacrifiés.
Marius, compagnon fidèle de Monsieur J., venu de Marseille, assiste médusé aux débats. Éléonore, jeune journaliste chargée d'en rendre compte, n'accepte pas la tournure qu'ils prennent. Fait-on le procès de l'assassin ou de la victime?
Le verdict tombe. Pour résister aux barbaries qu'il annonce, Éléonore et Marius vont reprendre autrement le fil de leur existence ébranlée. En l'absence de Monsieur J.

Pierre Dharréville est né en 1975. Il vit et travaille près de Marseille. En l'absence de Monsieur J. est son premier roman.

Foire aux questions

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Informations

I
L'homme était là, voûté sur sa chaise, comme on attend son tour. Les mains jointes entre ses jambes resserrées, il était pris d'un léger balancement qui manifestait, selon toute vraisemblance, son désir d'en finir avec cette affaire dès que possible. La moustache avenante, quoique légèrement dissymétrique, et peigné comme un panier d'osier, on ne pouvait pas dire qu'il inspirât quelque crainte que ce fût, avec ses yeux perdus dans le vague et leurs quelques reflets d'écume. Il y avait des types de son acabit portant l'uniforme d'une compagnie de chemins de fer ou jouant les gardiens de parcs publics. C'était un homme, voilà tout, assis sur sa chaise, qui attendait comme il arrive qu'un homme attende. Un homme, oui, de la grande famille des humains, et pourtant...
Ce n'était pas pour rien que cet homme venait de vivre plus de quatre années enfermé dans une sorte de couloir de deux mètres de large. Plus de quatre années à attendre, dans son cachot humide, un jugement qui pouvait lui coûter la vie, au bout du compte. Avec un peu de jugeote, il aurait pu prévoir que sa gloire n'aurait que peu de champ pour s'exprimer, mais, à l'image de ces dramatiques hurluberlus qui cherchent à forcer la porte de l'histoire en passant par les catacombes, il devait estimer que la postérité n'était pas inaccessible au regard de la portée de son geste...
Sans aucun esprit de familiarité, on l'appellera monsieur Hervé. On l'appellera ainsi – le nom a été modifié – car il n'est pas certain qu'il faille accéder à la demande de célébrité des criminels en leur faisant de la publicité. Comme nous allons raconter cette histoire en prenant le risque de quelques extrapolations, cette précaution nous protégera et personne n'aura l'outrecuidance de venir nous les reprocher. Nous pourrons ainsi prononcer des paroles un peu définitives que nous n'aurions pas osé nous permettre sans cela. Aux protagonistes bien réels qui traverseront ou habiteront ces pages, à découvert ou bien grimés, il sera toujours temps de rendre la part qui leur revient.
Nous l'appellerons donc Hervé. Il y a bien une raison pour laquelle on propose de choisir ce nom, et nulle aversion particulière pour les Hervé en général ni même pour un Hervé en particulier, mais il paraît plus approprié de ne pas en dévoiler plus, afin que son nom reste bien aux oubliettes de l'histoire. Priver quelqu'un de son identité n'est pas d'une humanité de première main, mais il peut être envisagé de considérer la chose sous un autre angle ; ainsi, par la grâce de cet anonymat approximatif, on aura veillé à ne pas enfermer la personne incriminée dans son geste effroyable. Voilà donc ledit Hervé, tout bancal sur sa chaise, le corps un peu trop grand pour bien y figurer, à attendre qu'on veuille bien, enfin, après une si longue attente, s'intéresser à lui. Il était midi, c'était un lundi.
Le crime, il faut bien en parler. Un assassinat. Le misérable tournicotait depuis trois jours autour de sa victime. La victime, on l'appellera monsieur J. et, le concernant, ce sera pour ne pas risquer de le trahir (qui sommes-nous pour le convoquer dans cette histoire ?). L'homme dont on parlera ainsi, avec un peu trop de verve peut-être – en tout cas avec passion –, son nom résonne toujours si fort, et les tambours, s'ils ont parfois couvert sa voix, n'en ont pas eu raison encore. Sa renommée a si peu à gagner ici. Or donc, par cette prise de distance, il s'agira là aussi d'assumer les écarts et les dissemblances entre ce récit, avec ses vaines prétentions universelles, et la réalité historique dont il est inspiré.
Le crime, donc. L'assassinat. Nul ne sait comment Hervé avait dégotté l'adresse de sa victime, mais il s'était rendu à son domicile en espérant le trouver, l'avant-veille, de l'autre côté de Paris, où la Seine s'extirpe de la ville qui la retient. Puis, la veille encore, il avait rôdé autour du siège de son journal sans parvenir à se décider, à moins que ce ne soit pour repérer les lieux.
Ce soir-là, le député J. rentrait tardivement du ministère des Affaires étrangères où il avait rencontré le président du Conseil pour essayer de le convaincre des efforts qui pouvaient encore être produits afin d'éviter la catastrophe universelle qui s'annonçait. Revenu dans les locaux du journal qu'il dirigeait, il en était ressorti peu après, vers vingt heures trente, afin d'aller dîner avec quelques-uns des collaborateurs présents, prévoyant de se remettre à la tâche à son retour pour boucler l'édition du lendemain et produire un nouvel article tirant toutes les leçons de son rendez-vous. Monsieur J. était aisément reconnaissable pour qui avait l'habitude de feuilleter la presse, tant on l'avait imprimé sur le papier avec son regard perçant par-dessus une redingote un peu charnue et une barbe comme aimantée par le jour suivant. Les convives préoccupés avaient hésité entre deux cantines où ils avaient leurs habitudes et leur choix se porta finalement sur ce funeste café, à l'angle de la rue Montmartre, parce qu'il était le plus proche, tout simplement. Un établissement tout ce qu'il y avait de plus classique, avec de grandes baies vitrées, des boiseries, des tentures de velours, des banquettes, des guéridons au pied en fer forgé et des courants d'air. À gauche de l'entrée, il restait une table assez grande pour les accueillir. La victime était donc assise, tournant le dos à la fenêtre ouverte sur la chaleur de ce soir pesant de juillet, dans ce café de quartier où elle achevait un dîner ordinaire, l'esprit plombé par l'imminence d'une guerre qui se préparait, mais le cœur en partage avec toute une tablée. Monsieur J. était préoccupé. Durant le repas, il échangea avec ses amis des analyses sur le déroulement des événements, comme d'ordinaire – quoique la situation ne le fût pas – et ils furent dérangés çà et là par des clients reconnaissant le député, l'un évoquant la situation sociale à Montceau-les-Mines, l'autre se réclamant du journal pacifiste Le Bonnet rouge. Il y eut aussi ce camarade venant lui montrer une photo de sa petite fille, qu'il trouva ravissante, et qui éclaira son visage d'un sourire chaleureux. Les agapes touchaient à leur fin. Engoncé dans son complet veston tout neuf et bien ajusté, Hervé était arrivé dans cette rue, doté de deux revolvers, vraisemblablement de peur que l'un des deux ne fût empêché de fonctionner.
Quelques instants avant le crime, un témoin dit avoir vu un autre homme opérer comme un repérage, sans qu'on pût jamais le retrouver. Soudain, l'assassin écarta le rideau brise-bise. Deux coups de feu retentirent. Touché en pleine tête, J. s'affaissa sur sa gauche. Déferla un vent de panique. Le temps de comprendre ce qui venait de se passer, J. avait déjà rendu son dernier souffle de vie. Sa pensée et sa sève s'écoulaient désormais sur le velours rêche de la banquette. Voilà les faits. Bruts et brutaux. L'homme n'était pas tombé par hasard, croisant infortunément le chemin d'un malfaiteur enfouraillé que le sang chaud ou la conscience altérée auraient porté à une violence gratuite. Non, c'était lui qu'on voulait. Hervé avait tout prémédité, on pourrait sans doute le vérifier. Était-il comparable à ce Cottin qui avait, juste un mois avant le procès qui commençait, tenté d'occire Clemenceau ? Il y avait de quoi se pâmer et cauchemarder des jours durant. La victime, ce solide barbu d'une bonne cinquantaine d'années, tout à son émerveillement devant la photo de la fillette d'un de ses amis, ce sourire amical encore figé sur les lèvres, n'avait sans doute pas eu le temps de saisir que son heure était venue, et la stupéfaction le disputait à la panique et à l'agitation tandis que son assassin s'enfuyait en tirant une troisième fois en l'air, avant que d'être rattrapé par des témoins et emmené sans résistance par un agent qui se trouvait là. En effet, plusieurs convives, cédant à l'impulsion de la révolte, étaient partis à sa poursuite sans craindre pour leur propre vie. Refusant de décliner son identité, affichant simplement dans un dérisoire accès d'orgueil sa condition d'étudiant à l'école du Louvre dont personne n'avait que faire, Hervé ne se fit pas prier pour avouer, et même revendiquer, son crime, avec un calme qui pouvait faire frémir, si peu de temps après l'avoir commis. On trouva sur lui ce revolver, différent de celui avec lequel il était passé à l'acte et dont il s'était débarrassé à la va-vite, une belle somme d'argent et l'extrait d'une pièce de théâtre, allez savoir pourquoi, L'Oiseau bleu de Maeterlinck. Curieux mariage que celui du crime et de la poésie. Qu'elle soit sauvage, qu'elle emporte sa part de brutalité, c'est pure nécessité. Mais qu'elle roule dans le caniveau avec des petites frappes qui s'en font une coquetterie... L'Oiseau bleu ne s'était-il pas égaré dans cette pauvre histoire ? Enfin, sur un télégramme resté dans ses poches, l'adresse de son père avait été déchirée, et, de même, ses vêtements démarqués, de sorte que l'on ne savait encore identifier son état civil. Il s'en délectait ostensiblement, quoiqu'engoncé dans ses menottes.
On avait étendu le corps tiède de J. sur une table de marbre froid aux veines bleutées. On avait appelé les secours en vain. Le verdict était sans appel. J. était mort. Chapeaux bas, gorges nouées, dents serrées. Un officier de l'armée française qui passait par là arracha une de ses décorations pour la placer sur la poitrine du défenseur de la paix avec une solennité qui impressionna la foule déjà amassée. Quelque chose, quelqu'un, et puis plus rien.
Pendant l'énoncé des faits inaugurant le procès, Hervé écoutait avec attention, car il aimait autant que l'on soit précis sur ce qui s'était passé et qui serait sans doute à jamais le haut fait de sa petite vie. Il hochait la tête comme pour approuver le récit de l'acte d'accusation, à moins que ce ne soit un tic malheureux, tant son regard demeurait semblable à celui d'un merlan frit. Les apparences sont parfois trompeuses, mais les faits, ici, semblaient clairement établis, ce qui écorne quelque peu le suspense policier, c'est bien dommage pour le lecteur, on peut en convenir. Il reste encore cependant quelque chose à raconter. Pour tout crime, il faut un mobile, et tant que celui-ci n'était pas pleinement dévoilé, on n'était pas certain, par exemple, qu'il n'y avait pas eu de commanditaire dans l'ombre, dont les ordres meurtriers resteraient impunis. Pourquoi un garçon d'une trentaine d'années élevé chez les jésuites de la bonne ville de Reims, dont le père faisait fonction de greffier en chef au tribunal de la cité champenoise, avait-il jugé bon d'abattre cet homme attablé qui ne le menaçait en rien personnellement puisqu'il ne le connaissait pas, pour finir par se retrouver face à l'un des collègues de son paternel, du mauvais côté du barreau ? Il y avait eu, presque cinq années durant, d'autres chats à fouetter, raison pour laquelle le procès avait été reporté tant et plus, et l'on espérait bien désormais connaître le fin mot de cette histoire. Les avocats de la défense ne manqueraient pas de faire observer que l'on allait juger un meurtre de longues années après qu'il avait été commis et que, pendant ce laps de temps, quelqu'un qui n'avait pas été reconnu coupable avait été abusivement maintenu en prison. Mais la justice était-elle connue pour ses largesses en matière de compassion ?
On attendait beaucoup de ce procès. En général, c'est ce que disent les chroniqueurs judiciaires, assis sur les bancs de bois des salles d'audience, depuis lesquels ils courent assaillir les avocats, les victimes ou les acquittés dans ces halls sinistres et grandiloquents où l'on pratique les cent pas et que des types traversent au trot, faisant voleter leurs robes sombres de magistrats intouchables à la façon des chauves-souris. Un vestibule austère à vous glacer le sang. Un monde à part, implacable et inhospitalier. Monsieur Hervé n'y dépareillait pas. Dans cette sorte de hors-monde, il semblait hors lui-même. Au fond, tout était à sa place. Il aurait pu rester là plusieurs années encore, à attendre indéfiniment l'appel de son nom et même à le manquer, à moitié assoupi, presque décroché de sa propre existence. Allait-il sortir de cette torpeur par la grâce de ce procès ? Et ce procès serait-il à la mesure de son geste criminel et de ses conséquences ?
Des procès, on attend toujours beaucoup. Un peu trop, peut-être. La vérité, d'abord, si elle ne s'est pas encore entièrement manifestée. Des coups de théâtre, ensuite, avec de l'émotion, de la tension, des cris, des pleurs et du soulagement. Et, enfin, un verdict éloquent qui répare ce qui peut l'être et tranche ce qui doit l'être. À quoi il faut ajouter l'ombre inavouable de la vengeance. Une vengeance qui serait conduite au nom de tous contre un seul. Après toutes ces années, l'appétit pour la vengeance, même si c'est – paraît-il – un plat qui se mange froid, n'était pas vraiment un sentiment d'actualité. Au regard de toutes ces attentes plus ou moins explicites, il faut reconnaître que les procès sont toujours un peu décevants, car l'immanence de la justice ne l'empêche pas d'avoir ses humeurs et, quoi qu'il en soit, elle passe, comme on dit. Elle passe la tête haute, voyant tout et ne regardant rien. Et nul ne devrait le lui reprocher tant il lui faut entendre des horreurs, qui, si elle devait toutes les considérer avec passion, finiraient par la rendre complètement hystérique. Or, ne faut-il pas que la justice, plutôt que torrentueuse, soit fluviale et qu'elle aille son chemin sans se laisser détourner par le moindre galet posé sur son passage ? C'est peut-être là une des raisons pour lesquelles la sagesse est un trait de caractère que la justice arbore un peu en dilettante. Fait-elle vraiment tout ce qu'elle peut dans cette complication permanente des relations humaines ? Il n'est qu'à mesurer l'étendue de la justice à l'échelle des rapports sociaux : elle se réduit à l'ombre d'un tournesol en plein midi. Il ne faudrait quand même pas confondre sagesse et distraction. Car, frappant, quant à elle, dans toutes les pierres, l'injustice court au devant, du zig au zag dans un chuintement qui enfle et désenfle péniblement, allumant ici ses mèches et semant là sa désolation.
Mais Hervé ne se perdait pas dans ce type de considérations, il ne se posait pas ce genre de questions et la suite lui confirma qu'il avait bien eu raison d'avoir fait justice lui-même, en quelque sorte. De s'être fait de la justice le glaive et le prophète.
Qu'on se mette quelque peu à sa place. Il était là parce qu'on l'y avait mis, il n'attendait rien et n'espérait rien, n'est-ce pas ? L'œuvre de sa vie était derrière lui. Le procès qui s'ouvrait n'était, pour ainsi dire, que l'épilogue inutile d'une histoire déjà écrite, et il n'imaginait certainement pas que cela puisse se terminer en feu d'artifice, car il était déjà allé au bout de son imagination et il avait eu le temps d'en revenir plusieurs fois. Il se foutait éperdument qu'on le juge, désormais, et se gaussait de ces brebis bêlantes qui imploraient qu'on les entende enfin, qu'on leur donne leur chance, qu'on les blanchisse. Hervé reconnaissait son crime, il le revendiquait, et le hissait insolemment comme un drapeau au-dessus de sa vie misérable, rougeoyante oriflamme flottant sur une ruine. Et pourtant. La vie réserve parfois des surprises. Un homme peut changer. Un homme peut comprendre, s'amender, se refaire. Une rencontre, peut-être, aurait pu infléchir le cours de son humanité, mais rien ne vint percer la grisaille de ses murailles. On pouvait avoir le sentiment que la prison n'avait rien modifié derrière ses yeux d'acier. Sentant venir de l'assistance quelques regards bouffis de détermination comminatoire pointés sur lui telles des baïonnettes, il se balançait comme pour les troubler de son indifférence. Il lui semblait néanmoins dans la même assistance voir percer un brin de pitié à défaut de compassion, mais c'était un sentiment dont il craignait qu'il ne soit trop trempé au bain du mépris. En somme, Hervé ne venait-il pas au tribunal comme on se présente à l'abattoir ? Il ne croyait pas en la justice de son pays et il avait sans doute raison. Le pouvoir arbitraire avait quelquefois su exprimer plus de bon sens qu'un jury populaire, devait-il penser en son for intérieur, au gré du roulis qui le berçait jusqu'à donner la nausée même à ses fidèles soutiens, car il y en avait malgré la gravité des faits qui lui étaient reprochés. Des soutiens auxquels il ne vouait pas d'affection particulière, et qui demeuraient pour lui des étrangers. Certains voyaient en lui le héros d'un crime utile, quoiqu'il n'ait pas agi de manière tout à fait conforme aux canons chevaleresques. Et cela ravivait légèrement le frêle espoir qu'il refoulait au profond de son esprit.
L'esprit d'Hervé paraissait voyager bien loin de la salle d'audience où son corps s'affaissait sur cette pauvre chaise malmenée par les vagues et le vent. La Seine avait coulé sous le pont Mirabeau, elle avait emporté tant de choses en ses flots qu'il n'était pas certain que son esprit lui-même n'ait pas été happé et conduit jusqu'à Rouen, et jusqu'au port du Havre, son ball...

Table des matières

  1. Page de titre
  2. I
  3. II
  4. Remerciements