Chapitre 1
Le jour où j'ai dit « non ! »
Élysée, 18 septembre 2014
« S'il n'y avait pas eu la confiance{3}, le peuple aurait été appelé à renouveler l'Assemblée nationale. » Le regard est sévère, les mots claquent avec une précision chirurgicale. Le président de la République se tient droit derrière son pupitre dans la salle des fêtes de l'Élysée. C'est sa quatrième conférence de presse depuis le début du quinquennat.
Depuis une heure, ce 18 septembre 2014, François Hollande tente de reprendre la main après une rentrée difficile, qui l'a vu remanier son gouvernement en urgence, limoger, à peine nommé, un jeune ministre en délicatesse avec le fisc et annoncer qu'il n'arriverait pas à réduire à 3 % les déficits.
Avec, cerise sur le gâteau, un sommet d'impopularité. Treize pour cent, du jamais vu ! Une cote de popularité négative, y compris au sein de sa famille politique la plus proche. La situation de son Premier ministre n'est guère plus confortable, lui qui, au zénith lors de sa prise de fonction, se retrouve au même niveau qu'Édith Cresson cinq mois après.
Le décor est solennel, le discours presque martial. Sur l'Irak, il annonce avoir décidé un soutien militaire aérien aux forces irakiennes en guerre contre l'organisation terroriste Daech. Concernant le virus Ebola, il demande à l'armée française d'installer en Guinée un hôpital militaire. Sur la politique économique, ses choix sont « irrévocables ».
Vient alors le temps des questions. Les réseaux sociaux retiendront et moqueront cette anaphore dans laquelle il égrène, sur un air de « pas facile », les difficultés qui l'ont entravé dans son action. Les commentateurs développent des trésors d'imagination pour déceler dans la parole présidentielle des flèches à l'encontre de Nicolas Sarkozy, dont le retour est annoncé le dimanche qui suit. Mais peu s'attarderont sur un échange entre le président de la République et un journaliste de France Télévisions qui livre une des clés du quinquennat de François Hollande.
Jeff Wittemberg interroge le président de la République sur des propos tenus en 2006 dans un livre d'entretiens avec Edwy Plenel{4} dans lequel François Hollande expliquait qu'il devait forcément y avoir un exercice de vérification démocratique au milieu de la législature.
« J'ai voulu qu'il y ait cette vérification. Elle a été faite », répond le président de la République. Il considère que le vote de confiance sur le discours de politique générale prononcé par Manuel Valls deux jours plus tôt en a fait office. Réécriture manifeste de la séquence d'un remaniement de toute évidence plus subi que voulu. Mais là n'est pas l'important. Ce qui compte, ce sont les quelques mots qui suivent :
« S'il n'y avait pas eu la confiance... », le Président marque une pause, se pince le coin de la lèvre, fixe la caméra et ajoute, tranchant : « alors le peuple aurait été appelé à renouveler l'Assemblée nationale ».
*
Dans mon petit bureau du quatrième étage de l'Assemblée nationale, où je regarde studieusement le président de la République en compagnie de mes attachés parlementaires Lounes et Éric, mon sang ne fait qu'un tour. Comment peut-il dire cela ? La conséquence d'un vote négatif sur la confiance, ce n'est pas la dissolution, c'est la démission du gouvernement. Que le président de la République envisage la dissolution comme une hypothèse, c'est une chose{5}. Mais en l'énonçant publiquement comme une décision qu'il avait prise, il en fait une règle qui sonne comme un avertissement pour les parlementaires : soit vous vous soumettez, soit je vous démets. Ma ligne, ou le chaos ! C'est transformer le Parlement en chambre d'enregistrement et, oui, donner au chef de l'État, des pouvoirs de monarque.
Je saisis mon smartphone et pianote sur Twitter : « #confPR #voteconfiance #dissolution : c'est un socialiste qui a théorisé le coup d'État permanent, c'est un autre qui l'expérimente aujourd'hui ». Au moment d'envoyer le message, je me ravise. Pas la peine de jeter de l'huile sur le feu. Et puis, la formule est bonne mais clairement caricaturale : celui qui, à gauche, s'est coulé le premier dans les institutions de la Ve République en acceptant la concentration du pouvoir dans les mains d'un seul homme sans égal ailleurs dans le monde, c'est l'auteur lui-même du livre Le Coup d'État permanent : François Mitterrand{6}.
Je suis d'autant plus remonté que nous sommes, avec une cinquantaine de collègues parlementaires – les fameux frondeurs –, engagés depuis de longs mois dans un bras de fer pour redonner un vrai poids au Parlement, parent pauvre de nos institutions. Bras de fer qui, deux jours plus tôt, a abouti à une situation inédite sous la Ve République lors du vote de confiance sollicité par Manuel Valls.
Palais-Bourbon, 16 septembre 2014
Il est 18 h 30, cet après-midi-là, lorsque Claude Bartolone s'installe au perchoir de l'Assemblée nationale. Les parlementaires ont rejoint l'hémicycle. L'ambiance est électrique. Salle des Quatre colonnes, les journalistes sont massés devant les téléviseurs. Sur les plateaux des chaînes d'information, les chroniqueurs sont à l'affût. Claude Bartolone annonce de sa voix posée : « Pour : 269, contre : 244, l'Assemblée nationale a adopté. »
Le Premier ministre assis au banc du gouvernement encaisse, la mâchoire serrée. Il reprend la parole brièvement, tente de faire bonne figure : « Je vous remercie de votre confiance, la majorité des parlementaires a décidé que nous allions poursuivre cette route, jusqu'à la fin du quinquennat, jusqu'à la fin de la législature. » Mais sa déception est palpable. Ce qui se voulait une démonstration de force se transforme en constat de fragilité. Vingt-cinq petites voix d'écart : il sait que le boulet est passé près, très près.
Une quinzaine de députés écologistes auraient pu voter contre, ils en ont débattu. Une douzaine de parlementaires de l'aile gauche du Parti socialiste aussi, ils y ont réfléchi. Si les uns et les autres l'avaient fait, Manuel Valls aurait dû présenter sa démission et celle de son gouvernement, comme le prévoit l'article 50 de notre Constitution{7}.
Il sait aussi qu'avec 269 voix pour, il obtient le plus petit nombre de suffrages favorables lors d'un vote de confiance depuis 1962. Trois mois plus tôt, fraîchement nommé Premier ministre, il avait réuni 306 suffrages : le recul est rude. Il voulait au moins franchir le seuil des 289 députés, celui de la majorité absolue des 577 parlementaires du Palais-Bourbon.
Les jours précédents, il pensait qu'il tenait le bon bout. Il était revenu rassuré de La Rochelle après un discours évitant les sujets qui fâchent, à l'inverse parfait de ce qu'il avait annoncé la veille, dans la presse, où il assurait venir « pour convaincre et pas pour se faire applaudir ». Il avait ensuite mouillé sa chemise devant les députés du groupe socialiste. Il sait que le pacte de responsabilité, ce vaste plan de baisses d'impôts et de cotisations en faveur des entreprises, ne passe pas. Les députés veulent plus de contreparties demandées aux entreprises, plus de soutien aux investissements publics et au pouvoir d'achat. La grogne monte. Alors, habile, il change de terrain. Puisque la réponse à la question « ma politique est-elle la bonne ? » ne lui est pas favorable, il change la question, qui devient : « stop ou encore ? ».
La menace venant du Premier ministre n'est pas ouvertement celle de la dissolution. Il n'ignore pas que c'est une prérogative présidentielle{8}. Le raisonnement qu'il développe est simple : depuis juin 2012, la droite n'a jamais accepté que nous soyons au pouvoir, elle conteste les capacités mêmes du président de la République. « Ce qui se joue », répète-t-il inlassablement, « c'est la possibilité même de continuer à gouverner jusqu'en 2017. Si nous ne faisons pas bloc derrière le président de la République, tout peut s'arrêter ». Comme pour mieux dramatiser l'enjeu, il dépeint une situation internationale très noire – Mali, Irak, Syrie, Gaza –, allant jusqu'à parler à propos de l'Ukraine de quasi-guerre froide avec les Russes. La gauche quant à elle « peut mourir » et le Front national est « aux portes du pouvoir ».
Si le rejet est passé aussi près, c'est que 31 députés socialistes n'ont pas voté la confiance. Une première sous la Ve République. Jamais auparavant, ni à droite, ni à gauche, plusieurs dizaines de parlementaires n'avaient refusé d'accorder la confiance à un gouvernement constitué de ministres issus du rang de leur formation politique. À droite comme à gauche, l'unicité de vote avait toujours prévalu. Nous débattons entre nous, nous décidons entre nous, et ensuite nous votons tous de la même manière, voilà la règle tacite sous la Ve République.
Pendant deux ans, je me suis toujours plié à cette règle. Pas toujours de gaieté de cœur, et parfois franchement à reculons. Je m'en suis expliqué régulièrement avec mes électeurs, qui ne comprennent pas cette règle. Pour eux, c'est clair et net, un député n'a pas à « recevoir d'ordre » de son parti ou de son groupe parlementaire. J'argumentais en disant que chacun d'entre nous, seul dans son coin, n'est rien, même armé des meilleures idées. Une idée n'est forte que si elle est partagée, le plus largement possible, et portée partout dans le pays. C'est précisément le rôle des formations politiques. Si j'ai réuni 36 % des voix au premier tour de l'élection législative, ce n'est pas sur mon nom personnel mais parce qu'il y a le logo « Parti socialiste » sur mes professions de foi et bulletin de vote. Sur mon seul nom, sur mon seul parcours, sur ma seule campagne, j'aurais réuni tout au plus quelques pour-cent des suffrages exprimés. Au début du quinquennat, ce message passait. Quand j'avais des désaccords, je le disais, je ferraillais, je tapais du poing sur la table, mais je me rangeais à l'avis du groupe socialiste.
*
La question s'est posée pour moi très tôt, dès le début du quinquennat. Une proposition de loi d'amnistie sociale avait été votée par le Sénat, avec avis favorable du gouvernement. Elle revenait à l'Assemblée nationale. J'y étais favorable. Je suis adepte de la fermeté en matière de sécurité. Je me félicite aussi de l'abandon de cette mauvaise tradition qui voulait qu'un président de la République nouvellement élu amnistie les délits mineurs. Mais je trouvais légitime de faire une exception pour les conflits sociaux dans le cadre de plans de licenciement. J'ai toujours trouvé injuste de punir ceux qui ont été amenés à franchir la ligne jaune dans le seul but de défendre le travail des autres. Le groupe socialiste aussi avait pris position favorablement. Des amendements avaient été travaillés avec le gouvernement pour exclure du champ de l'amnistie les violences physiques et celles sur les forces de l'ordre. Le président de la République en a décidé autrement. Il nous a demandé de rejeter le texte. Nous étions déjà en plein débat sur le mariage pour tous, il estimait qu'il fallait afficher une grande fermeté pour éviter les débordements dans les manifestations.
Surtout, la polémique montait, il ne voulait pas laisser la droite reprendre le procès en laxisme qu'elle a toujours fait à la gauche. Pourtant, cela fait bien longtemps que cette dernière s'est convaincue qu'en matière de sécurité, il faut être aussi résolu à combattre « le mal que les causes du mal ». On se souvient aujourd'hui de l'emploi érigé par Lionel Jospin, en 1997, comme priorité numéro un de sa politique. On a oublié le tournant qu'il engage à Villepinte, le 25 octobre 1997. Ce jour-là, en clôturant un colloque organisé par son ministre de l'Intérieur Jean-Pierre Chevènement, le Premier ministre hisse la question de la sécurité quasiment au même plan que celle de l'emploi : « Il faut le reconnaître, nos compatriotes sont confrontés à l'insécurité dans leur vie quotidienne. C'est inacceptable. Si ce droit n'est pas respecté, d'autres ne pourront pas l'être. Après l'emploi, la sécurité est l'une des préoccupations essentielles de nos concitoyens. »
Malheureusement, tout cela est un peu oublié, seule est restée la phrase prononcée sur TF1 le 3 mars 2002. En pleine campagne électorale, il avait reconnu, sur l'insécurité, avoir « péché un peu par naïveté ». Immédiatement, Jacques Chirac avait flairé le bon filon électoral. « Dans ce domaine », réplique-t-il quatre jours plus tard à Strasbourg, « la naïveté n'est pas une excuse. En l'occurrence, c'est une faute ». La sécurité est revenue au cœur de la campagne, elle ne la quittera plus jusqu'à son paroxysme médiatique avec l'affaire Paul Voise qui fera la une des journaux télévisés la veille du scrutin et dont beaucoup jugent qu'elle jouera un rôle, avec la division de la gauche, dans l'élimination de Lionel Jospin au premier tour.
Cet emballement est d'autant plus aberrant que lorsqu'on réécoute l'intégralité des propos de Lionel Jospin, rien ne le justifiait vraiment{9}. « J'ai le regret », dit-il, « de constater que l'insécurité a progressé pendant ces cinq années. Pas, d'ailleurs, de façon continue, et, en outre, c'est une tendance qui avait commencé avant ». Puis vient la fameuse phrase : « Et moi j'ai péché un peu par naïveté. » Mais, il ajoute : « Non pas par rapport à l'insécurité. J'étais tout à fait conscient qu'il fallait mobiliser des moyens contre, et nous l'avons fait. Nous avons nommé plus de policiers, plus de magistrats, plus d'éducateurs. » Ces deux phrases changent évidemment totalement le sens du message. Eh bien, elles ont totalement disparu de la mémoire collective. Nulle part sur Internet je n'en ai retrouvé la transcription exacte. La suite est tout aussi éclairante. « Mais au fond je me suis dit : peut-être pendant un certain temps, si on fait reculer le chômage, on va faire reculer l'insécurité, parce que c'est quand même une des raisons, cette situation de précarité, de sous-emploi, pour l'insécurité. On a fait reculer le chômage, 928 000 personnes ont retrouvé du travail, cela n'a pas eu un effet direct sur l'insécurité. » Avant de conclure ainsi : « Donc il y a une action résolue à mener contre l'insécurité. » Où est le laxisme ?
Lutter contre l'insécurit...