Chapitre 1
Une nouvelle sociologie de la mort et du deuil
L'essor de la crémation pose beaucoup de questions car il survient dans une société où la mort est devenue un tabou, même si elle peut paraître omniprésente dans les médias sous forme de fictions ou à travers certains événements dramatiques se déroulant dans des contrées lointaines. Comment traiter ce nouveau mode des obsèques quand le tabou empêche un débat public ? Dans le même temps, le vieillissement de la population a bouleversé le schéma culturel de la « bonne mort » qui survient « en son temps ». Le papy-boom, remettant en cause le statut des anciens, ne contribue-t-il pas à poser un nouveau regard sur la fin de vie et les obsèques ?
Quant à la baisse contemporaine de la pratique religieuse et de la croyance, comment ne pas penser qu'elle implique la perte des repères ancestraux qui donnaient un cadre au devenir du mort ? La société moderne, qui veut tout maîtriser, n'a-t-elle pas la tentation de vouloir aussi maîtriser la mort ?
Le phénomène de la crémation ne peut être analysé sans être mis en rapport avec ces bouleversements sociologiques. Appréhender le nouveau rapport des Français – et plus largement des Occidentaux – à la mort permettra de comprendre dans quelle dynamique sociétale s'inscrit sa progression spectaculaire.
La mort, dernier tabou ?
Toutes les sociétés ont érigé des tabous. Ils permettent de se repérer et de préserver un consensus social : qui remettrait en cause le tabou de l'inceste ? Cependant, un tabou ne peut exister qu'à la condition que des normes sociales accompagnent les comportements autour du tabou.
Il y a quelques années, l'animatrice Karine Le Marchand initiait une série d'émissions un peu racoleuses intitulée « Les tabous de... ». Les premiers sujets traités étaient l'homosexualité, la prostitution, le racisme, le plaisir féminin, la naissance, la virilité, etc. Cette émission fut largement un échec, sans doute dû au fait que tout cela n'était pas vraiment nouveau, encore moins des tabous mais des sujets traités en prime time par les chaînes généralistes. La seule émission qui aborda un vrai tabou fut celle qui traita de la mort, laquelle eut d'ailleurs une audience désastreuse.
Cet exemple illustre un renversement assez extraordinaire de notre société qui, en moins d'un demi-siècle, a fait sortir du ghetto la sexualité et refoulé la mort au rang de domaine pornographique.
Les enfants du milieu du XXe siècle visitaient les morts, participaient aux veillées, assistaient aux mises en bière. Ils étaient même souvent forcés, un peu dégoûtés, de baiser les joues froides du défunt dans un ultime adieu. En revanche, qu'apparaisse le bout d'un sein, qu'une allusion soit faite à la chair, et l'enfant était évacué et pressé de ne rien voir. Aujourd'hui, le corps du défunt est caché, on évite de montrer aux enfants leur parent. On ne les emmène plus aux obsèques au cimetière, et encore moins au crématorium. On leur raconte que le mort est « au ciel » ou « parti en voyage », dans le même genre de registre un peu pathétique que celui qui était utilisé pour évoquer et évacuer le sexe quelques dizaines d'années plus tôt. Allons-nous produire autant de refoulement, s'agissant de la mort, que s'agissant du sexe ? Car combien d'enfants ressentent-ils violemment qu'on leur cache le décès de leur grand-mère ? Combien s'interrogent sur les pratiques des crématoriums ? Et pourquoi ce parent qui est « au ciel » ne reviendrait-il pas ? Où est-il vraiment d'ailleurs ?
La mort est ainsi devenue l'ultime pornographie dont il faut préserver la jeunesse. Il n'est pas innocent, à cet égard, que le directeur d'ouvrage du Dictionnaire de la mort{8}, en 2010, ait été, en 2005, celui du Dictionnaire de la pornographie{9}...
L'occultation presque totale de la mort dans notre société n'est pas sans conséquence. Une jeune femme qui venait de perdre son enfant racontait ainsi, dans un groupe de parole{10}, ce qu'elle avait vécu au cimetière, juste avant l'inhumation : le petit cercueil était posé sur des tréteaux, la fosse béante était là, devant elle... Et soudain elle se mit à paniquer, incapable de visualiser comment le cercueil allait descendre dans la fosse, s'imaginant d'un seul coup qu'on allait le jeter dans le trou. Elle n'avait jamais, de sa vie, assisté à un enterrement... Car de manière générale, n'ayant jamais participé à l'organisation de funérailles, les personnes qui préparent des obsèques sont souvent très ignorantes de la façon dont cela peut se passer. Lorsqu'il s'agit d'un enterrement traditionnel, elles en ont encore une certaine culture, au moins livresque ou cinématographique. Mais quand il s'agit d'une crémation, c'est presque toujours une découverte totale.
Et le deuil... Une personne, au tout début du XXe siècle, passait un tiers de sa vie en deuil, que ce soit du grand deuil, du demi-deuil, en crêpe ou habit noir, avec un simple brassard ou une boutonnière noire. Au-delà d'une certaine exagération de cette époque, on peut s'interroger sur la disparition totale des signes extérieurs du deuil. Ceux-ci avaient une utilité sociale évidente : le fait de voir d'autres personnes dans la même situation permettait à l'endeuillé d'appréhender qu'il n'était pas seul dans son cas et qu'il n'était pas « anormal ». Par ailleurs, le port du deuil était un signe de reconnaissance qui permettait d'ouvrir le dialogue avec les autres.
Aujourd'hui, la même jeune femme qui vient de perdre son enfant reprend son travail quelques jours après, sans que rien ne signale aux autres son désarroi. Elle se doit de revêtir instantanément ses habits d'executive woman. Et le dialogue avec les autres est très difficile : on n'a jamais autant demandé des nouvelles des gens que l'on croise et jamais aussi peu souhaité entendre : « Je ne vais pas bien, je viens de perdre un enfant, je suis en plein désastre... » Plus généralement, l'entourage des personnes en deuil n'ose plus leur parler, ne sait pas quoi leur dire et se comporte inconsciemment comme si elles pouvaient être contagieuses... Parler de la mort est devenu morbide ! La seule ressource pour les endeuillés est le psy ; on a remplacé la socialisation du deuil par la psychothérapie et les psychotropes.
Bien sûr, on parle de la mort abondamment au moins une fois par an. Au moment de la Toussaint, les journaux sont pleins de ces marronniers sur le prix des chrysanthèmes, la difficulté d'obtenir une concession dans les cimetières ou l'importation du granit chinois au détriment de nos marbriers bretons ou tarnais. Mais la surexposition de la mort à cette période et son absence quasi totale dans les médias le reste de l'année démontrent bien le tabou que constitue la mort dans notre société actuelle puisque c'est justement le propre du tabou que d'être cantonné géographiquement ou temporellement.
Parler de la mort en dehors de la période consacrée est inadéquat, voire choquant. C'est bien ce qu'a compris le collectif Les Morts de la rue, qui a choisi de mettre en scène la mort des sans domicile fixe pour défendre leur cause. C'est bien le caractère choquant de la mort des SDF dans une société dans laquelle on ne parle pas de la mort qui crée l'événement médiatique. C'est jeter à la face de la société une provocation. Le Quilt ou les cérémonies collectives autour du « Patchwork des noms » rendant hommage aux victimes du Sida introduites par les associations homosexuelles à la fin des années 1980 avaient cette même fonction : en parlant de la mort, il s'agissait bien d'interpeller sur le sort des vivants.
La surreprésentation de la mort dans les médias : une paradoxale distanciation
La grande faucheuse a toujours fait peur ; cela n'a jamais été un exercice neutre que de montrer et d'exposer la mort. Sa représentation diffère selon les époques et en est révélatrice.
Hormis la tentative de l'émission « Les tabous de... » que nous avons évoquée plus haut qui était atypique et certaines très rares émissions de deuxième ou troisième partie de soirée, la mort est à la fois présente et occultée comme jamais dans l'histoire. Présente, elle l'est assurément puisque, comme l'affirme Michel Serres : « Un adolescent de 14 ans a vu 20 000 meurtres. » La télévision regorge ainsi, dans toutes les séries et les films, de règlements de compte, d'assassinats, de massacres par des serial killers psychopathes, de victimes en nombre d'une invasion d'extraterrestres, voire d'une éruption volcanique ou autre catastrophe naturelle apocalyptique. La mort est le mécanisme de base des scénarios, qui doivent captiver l'attention des téléspectateurs, les émouvoir, les rendre malléables et ainsi réceptifs aux messages publicitaires qui ponctuent leur consommation de quelque trois heures quotidiennes.
La recette fonctionne si bien que la mort a également envahi nos journaux télévisés, y compris aux heures de plus grande écoute, lorsque les enfants ne sont pas encore couchés. On n'hésite pas à montrer un terroriste le corps ensanglanté, les noyés ballonnés d'un tsunami dans le Sud-Est asiatique, des enfants décharnés mourants au milieu des mouches au bord d'une route africaine ; on scénarise la mort des personnalités : le pape, la princesse Diana, l'abbé Pierre, etc.
Mais qui a vu, à la télévision, un mort normal mort d'une mort normale ? Qui a vu un vrai mort, un mort qui pourrait être un de nos proches ? En surexposant la fausse mort ou la mort lointaine – socialement ou géographiquement – nous nous affranchissons de montrer la véritable mort, celle qui nous concerne tous un jour, en tant qu'acteur ou en tant qu'endeuillé. Ne pouvant échapper à sa réalité et à sa présence, nous cherchons le divertissement : nous surreprésentons la mort, mais la fausse mort, comme si nous appliquions un masque à la vraie.
Au-delà de cette marque du tabou dans notre société, il peut être intéressant de s'arrêter plus précisément sur la représentation des cadavres sur le petit et le grand écran. Ils ont pour caractéristiques principales d'être mis à distance, d'être technicisés et de ne pas encourir la dégradation du temps.
Les victimes d'un tsunami, d'un tremblement de terre, d'une famine, peuvent être montrées à la télévision car elles sont désindividualisées. Ce sont des corps « exotiques » ou morts dans des circonstances exceptionnelles. Or « la douleur provoquée par une mort n'existe que si l'individualité du mort était présente et reconnue{11} ». Ces morts qui ne peuvent être les nôtres sont donc moins anxiogènes. Il en va de même dans les séries : les circonstances de la mort relèvent suffisamment de la fiction pour que les spectateurs ne puissent s'y assimiler.
La plupart des cadavres des films policiers ou catastrophes ne font que des apparitions fugaces : « Dans les films, on exploite le cadavre et dès qu'il a servi, il disparaît. Il n'y a pas de restes : le cadavre ne fait jamais retour{12}. » Que deviennent ces innombrables victimes ? Personne ne le sait et cela n'intéresse personne.
Les seuls cadavres qui ont une toute petite persistance, surexposés d'ailleurs, sont les cadavres des films d'horreur et, depuis peu, les corps autopsiés dans les séries dont les héros – héroïnes souvent, remarquons-le – sont des médecins légistes. Le corps y apparaît aux mains d'experts, représenté exclusivement dans une sphère technique : hôpital, morgue, institut médicolégal. Notre difficulté à gérer la place de la mort dans la société amène ainsi la tentation de la techniciser. C'est ce que dit Gaëlle Clavandier :
« Si la peur du cadavre est une donnée anthropologique, l'absence de relais symbolique a pour conséquence de faire ressurgir la matérialité de la putréfaction. L'une des façons de s'extraire de cette impasse est de créer une autre forme de médiation que le rituel, à savoir la technique{13}. »
La crémation n'est-elle pas en droite ligne de cette tendance ?
Dans toutes ces séries, donc, on ne meurt pas, ou alors on meurt en abondance de mort violente. C'est comme un écho à la vraie vie, où le décès naturel des vieilles personnes est occulté avec, en contrepoint, la mise en exergue et la violence des morts dont les causes ne sont pas naturelles : mort des jeunes, morts accidentelles, etc. Qu'une mort sorte du schéma de bonne fin d'un décès centenaire pendant son sommeil et elle est vécue comme une injustice.
Dans la presse, « on s'intéresse à la mort comme à une chose défendue et un peu obscène{14} ». En dehors de la Toussaint, où les journalistes doivent se sentir le droit d'en parler presque normalement, la mort ne s'invite jamais dans les ...