Chapitre 1
Deux dimensions interdépendantes
Parler d'économie entre employeurs et salariés, échanger sur le carnet de commandes, les marges, l'évolution des produits, le modèle économique, la technologie, les métiers et tout ce qui conditionne la dynamique de l'entreprise, c'est possible ! Un consensus existe aujourd'hui du côté syndical autour de la nécessité pour l'entreprise d'être profitable afin d'investir et de se développer, ce qui n'empêche pas les débats sur la constitution et la distribution du résultat. Nombre de dirigeants estiment de leur côté qu'un débat loyal sur les questions économiques, étayé par une information partagée, constitue un levier de mobilisation des salariés et de performance pour l'entreprise. Sur le terrain, des initiatives de dialogue économique se déploient.
Quand une rupture technologique se profile, quand une alliance s'impose, quand un marché bascule ou qu'une nouvelle concurrence surgit, employeurs et salariés ont un intérêt commun et impérieux à débattre ensemble de tous les éléments de l'équation économique. Dans ces situations critiques, le dialogue porte par définition sur la performance globale, avec toutes ses composantes. La dimension sociale et humaine n'est pas subordonnée à la dimension économique. L'économique et le social sont étroitement imbriqués, dans une démarche intégrée.
La mutation de grande ampleur que doit affronter notre appareil productif dans un marché mondialisé va si vite que n'importe quelle entreprise peut voir, du jour au lendemain, son équilibre économique vaciller. « En 2001, je n'ai pas vu venir la crise des télécoms », raconte ainsi l'actuel président du MEDEF Pierre Gattaz{2}, également P.-D.G. de Radiall, entreprise spécialisée dans la connectique{3}. « Nous avons perdu en deux ans 40 % de notre chiffre d'affaires ! Tous mes clients français ont disparu ! » L'entreprise a dû se repositionner très rapidement sur les marchés de l'aéronautique. « En 2006, personne n'aurait pu prévoir la grippe aviaire et les comportements irrationnels qu'elle a engendrés », rappelle Gontran Lejeune, dont l'entreprise a failli disparaître lorsque les consommateurs se sont détournés du jour au lendemain de toute velléité d'achat de cuisse de canard, magret fumé ou escalope de volaille (chapitre 2).
Nulle entreprise n'est à l'abri d'un choc extérieur comme l'éclatement de la bulle internet en 2001, la crise des subprimes en 2008, l'irruption d'un concurrent qui soudain casse les prix dans la téléphonie mobile. Ce genre de crises conduit certaines entreprises au blocage, au conflit ouvert ou au sauve-qui-peut. Des groupes industriels sentant le vent tourner ont fermé du jour au lendemain une usine encore rentable pour aller l'installer ailleurs. Symétriquement, certains salariés ou représentants des salariés ont préféré négocier tout de suite le « chèque à la valise » ou la retraite anticipée plutôt que de discuter des conditions d'une réorientation ou d'une reconversion qui demandent des efforts pour soutenir une solution durable.
Nous faisons le choix, dans le présent ouvrage, de mettre en valeur les situations où les acteurs ont dialogué et fait le pari de l'intelligence collective.
Gontran Lejeune (chapitre 2) a demandé à ses salariés de l'aider à sauver l'entreprise et ils ont trouvé des idées. L'entreprise s'est reconvertie en quelques semaines dans la charcuterie grâce à la mobilisation de tous. Si l'usine Electrolux de Revin ne ferme pas ses portes en 2014 comme le groupe le prévoyait initialement, c'est grâce au combat des salariés du site et des élus CFDT, soutenus par les pouvoirs publics, qui ont proposé des alternatives. Chez Bosch à Vénissieux, finalement repris par Sillia Énergie, la pugnacité des salariés et de leurs représentants, leur acharnement à trouver de nouveaux débouchés pour leur outil de travail malgré un premier échec douloureux ont été des arguments pour séduire un repreneur. Chez le fabricant de PVC Kem One, la CGT a proposé un plan de reprise assorti d'un montage financier original pour sauver l'entreprise sans flouer l'ensemble de ses partenaires. Ce plan n'a finalement pas été choisi par le tribunal de commerce. Mais dans cette aventure, relatée au chapitre 3, des syndicalistes ont été force de proposition et se sont mobilisés pour imaginer une alternative. Au passage, ils ont aussi beaucoup appris.
Cultiver le dialogue quand les affaires vont bien
« Certains dirigeants de PME ont tendance à vouloir garder l'information économique et stratégique pour eux lorsque leur entreprise va bien, remarque Stephan Bourcieu, professeur de stratégie et directeur de l'École supérieure de commerce de Dijon. C'est un réflexe patrimonial que l'on rencontre encore souvent et c'est dommage ! » Ce réflexe génère un risque du côté des salariés : il renforce chez eux la croyance selon laquelle tout ce qui est du domaine économique est l'affaire du seul patron. Du coup, le dialogue « social » se réduit pour les salariés ou leurs représentants à revendiquer leur « part du gâteau » ou à négocier les conséquences des décisions du dirigeant.
À rebours de cette attitude, nombre de dirigeants pensent que c'est lorsque les affaires vont bien qu'il faut parler de tout avec ses salariés. Sylvain Breuzard, P.-D.G. de Norsys, une entreprise du secteur informatique en forte croissance implantée à Lille et qui emploie 330 salariés, a ainsi organisé un séminaire stratégique entre la direction et tous les nouveaux élus du personnel dès le lendemain de leur élection (chapitre 2). Ils ont échangé sur leur vision à moyen terme de l'évolution de l'entreprise. Chez Vibratec, leader français de la vibration et de l'acoustique, les questions économiques occupent la toute première place dans les réunions des instances représentatives du personnel. Les élus y sont force de proposition et n'hésitent pas à mettre en cause les positions de leur direction, qui apprécie. « Chez Alma, on partage tout et on se dit tout », affirme Laurence Ruffin, la dirigeante de cette Scop dont les 87 salariés sont tous associés. « Toute information est communicable, dès lors que cela ne touche pas les personnes. Le bilan, la comptabilité analytique, les marges par activité et par mois, la masse salariale, tout est transparent. Mais tout est également confidentiel. »
Chez DCNS, l'ancienne Direction des constructions navales devenue une entreprise de droit privé, les négociations longues et difficiles qui ont précédé la signature d'un accord d'entreprise extrêmement complet en mai 2004, puis d'un accord sur la Gestion prévisionnelle de l'emploi et des compétences (GPEC) en juin 2009, ont permis aux représentants d'acquérir une parfaite compréhension des enjeux stratégiques{4} (chapitre 3). Chez Solvay, le dialogue entre la direction et les représentants des salariés fonctionne à tous les niveaux – jusqu'au niveau mondial, puisque le groupe chimique vient de signer un important accord de responsabilité sociale et environnementale (RSE){5} avec IndustriALL, syndicat mondial de l'industrie représentant 50 millions de salariés (chapitre 3).
Un intérêt commun à agir
« L'interdépendance de l'économique et du social n'est plus à démontrer : sans activité humaine (...), pas de création de richesse ; sans richesse à distribuer, pas d'activité humaine organisée », estime Joëlle Delair, secrétaire confédérale de la CFDT en charge du dialogue social et des institutions représentatives du personnel, membre du comité de pilotage de ce livre. « L'exercice de la démocratie sociale doit permettre de rechercher un équilibre entre la pérennité de l'activité, sa capacité à rémunérer le capital, à générer de l'emploi et à rétribuer les salariés – où qu'ils se trouvent dans la chaîne de création de la valeur – non seulement en termes de rémunération mais aussi de qualité de vie au travail, de reconnaissance. Le dialogue des parties (correctement informées, sinon l'exercice est sans objet) a pour but d'approcher cet équilibre. »
En miroir, Pascale Audibert, représentante du MEDEF au comité de pilotage, se dit « favorable, sur le principe, au développement du dialogue économique dans les entreprises, à condition que chaque entreprise reste libre de s'y engager (ou pas) et d'en déterminer librement les modalités les plus adaptées à ses besoins. »
PourMohammed Oussedik, représentant de la CGT au comité de pilotage de cet ouvrage, « aujourd'hui, les salariés n'ont pas leur destin en main dans l'entreprise. Leurs représentants n'ont pas de droit d'intervention sur les choix stratégiques et ne sont consultés que sur leurs conséquences. C'est cela qui doit changer. »
Pour Vanessa Jereb, représentante de l'UNSA au comité de pilotage, « un élu doit pouvoir anticiper sur les ruptures économiques et connaître les concurrents de son entreprise pour challenger sa direction sur la stratégie présentée en CCE ou en CE ».
Pour l'Institut de l'entreprise, « la capacité des partenaires sociaux à échanger de manière sincère et éclairée autour des enjeux stratégiques à court, moyen et long terme, est une condition nécessaire à l'établissement d'un dialogue de qualité au sein de l'entreprise. Elle suppose la mobilisation de compétences de chaque côté : une meilleure formation aux grands enjeux économiques et financiers du côté des représentants des salariés (...), mais également un réel effort de la part des dirigeants pour hisser la qualité et la clarté des informations transmises aux IRP au même niveau que l'information donnée, par exemple, aux analystes et aux actionnaires (...). À cet égard, un effort doit être fait pour élaborer des documents pertinents et maîtrisés par l'ensemble des acteurs{6}. »
Un consensus prévaut aujourd'hui chez l'ensemble des acteurs : employeurs et salariés ont un intérêt commun à parler sérieusement d'économie à tous les niveaux s'ils veulent pouvoir surmonter – pour le bénéfice de tous – les défis qui se posent à eux.
Les partenaires sociaux sont en phase avec une très large majorité de Français : selon un récent sondage OpinionWay{7}, les Français attendent beaucoup du développement du dialogue social et estiment à 81 % qu'un dialogue social de qualité serait un moyen d'améliorer les conditions de travail des salariés, de contribuer à la performance des entreprises (74 %), de développer l'emploi (72 %) et d'améliorer le pouvoir d'achat (65 %). Près des trois quarts (73 %) jugent que les syndicats doivent être mieux associés à l'élaboration de la stratégie des entreprises. Ils estiment également à 81 % que les managers doivent être mieux formés à la gestion des relations sociales et, à 79 %, que les syndicats doivent être mieux formés aux enjeux économiques et sociaux.
Faire l'effort de dialoguer sur les questions économiques n'offre pas de garantie absolue de succès. Mais il ne semble plus guère possible d'affronter durablement certains enjeux sans un dialogue social élargi aux questions économiques et reposant sur un niveau d'information approfondi.
Dialogue économique, dialogue social
Dans l'entreprise, le dialogue social peut se définir comme l'échange, organisé dans un cadre structuré, entre la direction et les représentants des salariés. Il s'agit d'aborder des sujets déterminants pour les collectifs de travail : performance économique, emploi, conditions et organisation du travail, rémunérations, etc. Le dialogue social revêt une dimension collective qui passe par des mécanismes d'intermédiation. Un ou plusieurs représentants, syndiqués ou non, sont les porte-parole de leurs collègues. L'objectif est de trouver des règles, des normes, des modes de fonctionnement, des solutions applicables et profitables à tous, qui mettent en synergie la dimension économique et la dimension sociale. Parler de « dialogue économique » ou de « dialogue social sur les questions économiques », c'est reconnaître l'interdépendance des deux dimensions.
Pourquoi ce livre
Ce livre se situe dans la continuité de Osez le dialogue social dans l'entreprise et Les petites entreprises dans le dialogue social{8}. Il approfondit le propos des ouvrages précédents en abordant le dialogue social du point de vue de la performance économique, comprise au sens large et à tous les niveaux : entreprise, branche, filière, territoire, interprofessionnel et international.
Par-delà certains désaccords sur les modes d'exercice du dialogue social, des responsables de deux organisations d'employeurs (MEDEF et UPA) et de cinq organisations de salariés (CFDT, CFE-CGC, CFTC, CGT, UNSA) ont participé à ce projet, entre décembre 2013 et avril 2014, partageant au moins trois convictions :
1. Un dialogue social loyal et efficient conditionne l'implication des acteurs dans un projet collectif si possible partagé par tous, parce que le social et l'économique sont pris en compte dans les décisions.
2. Les objets et les contenus du dialogue doivent s'élargir à la confrontation de diagnostics sur les questions économiques, d'options sur les choix d'activités et pas seulement au traitement des conséquences sociales et organisationnelles qui en découlent.
3. Même si le dialogue « économique » se développe en même temps que l'environnement législatif et réglementaire évolue, il y a aujourd'hui urgence à « passer à la vitesse supérieure », étant donné l'importance et l'urgence des enjeux.
La prise de décision restera toujours l'apanage des directions d'entreprise. Mais en s'appuyant sur un échange loyal, basé sur des informations fiables, employeurs et salariés peuvent solidifier des dynamiques d'entreprise.
Ce livre poursuit un triple objectif :
– Mettre en lumière des situations vécues, où des acteurs ont su se parler loyalement sans éluder leurs désaccords, en trouvant des compromis acceptables et/ou en imaginant des solutions novatrices, sans éluder non plus les obstacles, pièges, lacunes ou difficultés de l'exercice.
– Promouvoir une vision ouverte du dialogue sur les questions économiques, notamment dans les entreprises, les branches, les territoires.
– Donner envie d'oser. Aussi bien aux dirigeants qui craignent de parler d'économie avec leurs collaborateurs qu'aux salariés ou leurs représentants qui redouteraient d'assumer la responsabilité des décisions prises. Nous voulons les convaincre des apports d'un dialogue social loyal pour surmonter la phase difficile que traverse notre appareil productif confronté à une mutation de grande ampleur.
Entreprises, branches, filières, territoires
Le présent ouvrage aborde les enjeux et les modalités du dialogue social sur les questions économiques à plusieurs niveaux et dans différentes situations.
Après avoir rappelé la spécificité de l'univers des pet...