Deuxième partie.
LES OUTILS DE LA LOGIQUE COMPÉTENCE
Tout grand projet porte en lui des atouts et des risques. Décider de se lancer, obtenir l'assentiment du plus grand nombre, signer un accord avec les partenaires sociaux sont des atouts incontestables pour réussir sa mise en œuvre. Parmi les risques les plus fréquemment rencontrés, on peut citer celui de se centrer davantage sur les outils et les problèmes que sur les enjeux.
Bien discerner les enjeux, voilà la question importante qu'il faut traiter en priorité. « Bien poser un problème c'est déjà l'avoir à moitié résolu », dit-on parfois. A contrario, quand un problème est mal posé, toutes les solutions sont mauvaises. Notre culture de techniciens cartésiens nous conduit bien souvent, non sans raison, à penser qu'il existe une réalité objective, indépendante de nous, et qu'il faut commencer par l'analyser et la comprendre. Une autre approche, complémentaire et moins familière, comme celle de la physique quantique avec le « principe d'incertitude » d'Heisenberg, considère que nous avons une influence sur les phénomènes que nous observons. L'objectivité, à proprement parler, n'existe pas : « Il n'y a pas de faits, il n'y a que des interprétations » (Nietzsche). C'est nous qui, pour une part, construisons la réalité au travers de notre propre regard. Ainsi, notre perception des enjeux peut varier suivant les regards et par conséquent conduire à des orientations stratégiques différentes. Nous avons chacun nos lunettes particulières et ce sont elles, posées sur notre nez, que nous voyons le moins. Pour appréhender toutes les facettes de la réalité, il est recommandé de croiser les regards, ceux du technicien, du financier, du commerçant, de l'économiste, du qualiticien, du juriste, du politique, sans oublier celui du DRH, du personnel et de ses représentants.
Après avoir bien identifié tous les problèmes, trouvé des solutions, les avoir fait approuver, choisi une organisation cible et construit les outils, on pourrait dire : « Ouf, ça y est, mission accomplie, la logique compétence est lancée, elle est sur les rails. » La logique compétence sera, effectivement, formellement entrée en vigueur, mais attention de ne jamais oublier les enjeux ! Il ne faut pas se tromper de cible.
L'enjeu n'est pas de construire des outils : référentiels, entretiens, formations, procédures de validation des compétences, comités carrière et métier, système de rémunération, le tout mis sous forme de logiciels. L'enjeu, c'est la survie et le développement de l'entreprise, l'amélioration de sa performance globale, en passant par la satisfaction de tous les acteurs qui la font vivre.
Cette mise en garde étant faite, voici les outils qu'il est néanmoins nécessaire d'élaborer pour une bonne mise en œuvre de la logique compétence :
– les référentiels de compétences ;
– l'entretien professionnel ;
– la formation ;
– la validation des compétences ;
– les comités carrière et métiers ;
– le système de rémunération ;
– la mise sous contrôle et le maintien de la dynamique.
Dans les pages qui suivent ne sont développés que des cadres afin de vous aider à choisir et à élaborer les méthodes qui vous conviendront le mieux pour construire ces outils. Ils seront d'autant plus opérationnels qu'ils seront simples, faciles d'emploi, qu'ils pourront être corrigés et mis à jour aisément.
Chapitre 1.
Les référentiels de compétences
Rare et pourtant pas chère
Quatre belles aciéries, équipées d'outils pratiquement identiques, se retrouvent au sein du même groupe quand Usinor est constitué. Elles ont chacune leur histoire, l'une dans le Nord, au bord du canal de Neufossé, une autre dans le Centre, au bord de la Loire, la troisième plus au sud, au bord du Rhône, la quatrième au pied des Alpes, au bord de l'Arly. Elles sont sur des créneaux commerciaux différents mais chacune met un point d'honneur à se montrer la plus performante. Toutes les quatre se saisissent de la logique compétence pour rivaliser en innovation organisationnelle.
L'idée vient à leurs directeurs de travailler ensemble pour élaborer leur référentiel de compétences puisque ces aciéries sont de conception très proche. Ne serait-ce pas une façon d'aller plus vite : rédiger le même référentiel pour les quatre aciéries ? Et pourtant, est-ce bien raisonnable ? Je ne le pense pas, car leurs cultures et leurs organisations sont bien trop différentes les unes des autres pour emprunter la même route. Il leur faut cheminer chacune suivant un itinéraire particulier, suivant leurs propres sensibilités, en faisant travailler leurs propres salariés, pour éventuellement aboutir – ce n'est pas exclu – au même projet d'organisation, à la même cible.
L'une, plus que centenaire, est pionnière dans la mise en place de la logique compétence ; une autre est très ancrée, mais avec beaucoup de subtilités, dans la logique de poste ; la troisième, plus méridionale, n'a pas de doctrine bien précise mais, plus pragmatique, suit le fil de ses intuitions ; la montagnarde, sous l'impulsion d'un directeur très volontariste, applique un modèle de changement qu'il qualifie de « participatif directif ». Nous convenons finalement que tous suivront la même méthode mais que la mise en commun ne se fera que lorsque chacun aura réfléchi à son projet d'organisation et rédigé son référentiel de compétences.
Un an plus tard, la première réunion officielle a lieu. Tous les chefs de service, leurs chefs d'atelier et les animateurs RH se retrouvent, un peu anxieux, pour mettre en commun leurs travaux et leurs projets. De cette journée mémorable, je retiens deux anecdotes significatives.
Nous avions convenu que la rencontre commence par une présentation des aciéries (façon de travailler, personnel, niveaux de qualification, rémunération, courbe des âges, etc.) avant de dévoiler les organisations projetées et les référentiels correspondants. Viendrait ensuite l'examen de l'un des points délicats à étudier : se mettre d'accord sur la correspondance entre classification et compétences. Il est important que dans les trois ou quatre ans à venir il y ait cohérence entre ces sites, dont les points de départ sont si différents.
Lors de la présentation des différents modes de fonctionnement et des organigrammes, tous les yeux s'arrondissent d'étonnement : les écarts sont gigantesques. Le plus ancien dans la démarche, puis le plus taylorien, sont les derniers à s'avancer : le chef de service du premier fait une présentation très courte et montre un organigramme se réduisant à quelques lignes avec trois strates hiérarchiques ; le chef de service du second met beaucoup plus de temps à nous expliquer toutes les finesses d'un fonctionnement qui semble avoir été longuement mûri au fil des années. Son organigramme comprend plusieurs types de traits, des gras, des fins, des continus, des interrompus longs, des interrompus courts, des flèches allant vers le haut ou vers le bas pour traduire de subtiles relations entre les services opérationnels et fonctionnels. Un long silence suit ce dernier exposé. L'un d'entre nous finit par dire : « Je n'ai rien compris. Je me demande comment vous pouvez travailler avec un organigramme aussi compliqué. » Le même se dit d'autre part un peu dubitatif devant la simplicité de l'organigramme précédent : « Est-ce que vous nous avez bien tout dit ? Vos opérateurs sont-ils vraiment aussi autonomes que vous le prétendez ? » La discussion qui suit est animée. Ce qui paraît impossible aux uns est déjà réalisé par les autres. Sans rien imposer, les liens se créent et tous demandent qu'on organise des visites croisées entre sites pour pouvoir s'inspirer des bonnes pratiques.
Nous abordons enfin le point délicat : comment hiérarchiser les degrés de complexité des compétences par rapport aux classifications en vigueur dans chaque établissement ? Pour toutes les compétences techniques les chefs de service et les chefs d'ateliers se mettent facilement d'accord – ce qui est compliqué pour les uns l'est aussi pour les autres, de même pour les compétences les plus élémentaires. Les choses se compliquent quand nous abordons les compétences nouvelles peu ou jamais exigées jusqu'à présent. Celle qui provoque la plus âpre discussion est exprimée de la façon suivante : « Être capable de faire un exposé », par exemple en présentant les résultats d'une action de progrès à ses collègues ou à sa hiérarchie.
Certains placent cette compétence au sommet de la hiérarchie ouvrière en expliquant qu'aujourd'hui, chez eux, seuls les agents de maîtrise sont capables de faire preuve d'une telle compétence. Le site engagé depuis longtemps dans la logique compétence le place au contraire au premier niveau des compétences requises, expliquant que chez eux tous les opérateurs sont non seulement capables de faire un exposé mais qu'en plus ils sont demandeurs, qu'ils estiment que c'est facile. « Mais il faut avoir de l'assurance pour faire un exposé devant une assistance, les nôtres n'en seront pas capables », disent les uns. « Mais pas du tout, disent les autres, ce n'est qu'une question d'habitude. La première fois on stresse un peu ; les fois suivantes on prend son pied. » Les plus timorés des chefs de service et chefs d'atelier sont complètement abasourdis. Aucune décision n'est prise sur le champ, mais nous convenons de nous rendre dans l'usine où tous les opérateurs sont, nous dit-on, capables de faire un exposé.
L'expérience est concluante. L'un des opérateurs rencontrés présente avec aisance une petite amélioration sur la façon de prélever une éprouvette de métal liquide que son équipe avait proposée de généraliser à toute l'aciérie. Dans la foulée, devant les auditeurs médusés, il qualifie d'élémentaire cette façon de présenter une action de progrès.
« Tout ce qui est rare est cher », dit-on, mais comment définir la rareté ? « Être capable de faire un exposé », est-ce si compliqué que certains le prétendent sous prétexte que l'on voit rarement cette compétence mise en œuvre dans les BNQ (bas niveaux de qualification) ? Manifestement non ! Sa rareté vient du fait que ceux qui la possèdent ne sont pas autorisés à l'utiliser. La compétence existe en abondance mais ne se voit pas car elle ne peut pas s'exprimer. Ce n'est pas un problème de rareté mais un problème d'organisation. Il suffit de donner la parole aux hommes pour qu'ils s'en saisissent, et ils ne demandent que ça. Cette compétence, rare dans la plupart des aciéries, ne valait en fait pas très cher dans celle où tout le monde pouvait naturellement s'en servir. C'est en outre un gaspillage de ne pas l'utiliser ou de la voir confisquée par la hiérarchie, privant ainsi les opérateurs du plaisir d'expliquer eux-mêmes le fruit de leurs réussites.
En libérant la parole, l'encadrement doit s'attendre naturellement à quelques remontées de propositions positives mais, il faut le dire aussi, à quelques revendications concernant les conditions de travail ou autres. « Rare mais pas chère », la généralisation de cette nouvelle compétence entraîne aussi, et il faut s'y préparer, une évolution du rôle de l'encadrement.
« Être capable de faire un exposé » figure maintenant dans tous les référentiels comme l'une des compétences requises de base, à la satisfaction de tous les opérateurs et employés. Toutes les usines profitent largement de ce capital d'idées jusque-là resté caché ! Mais, est-ce là le plus important ? N'est-ce pas plutôt la remise en cause des idées reçues qui s'est produite lors de cette rencontre. La réflexion sur ce que sont capables de faire ou non les opérateurs, les employés, au-delà de la seule dimension technique de leur poste de travail, ce changement de regard sur les personnes est sûrement l'essentiel de ce qu'il faut retenir de cette expérience.
Construire des référentiels de compétences est une façon de réinvestir la question du travail réel{49}. C'est à partir du référentiel de compétences que chacun pourra se situer, s'auto-évaluer et se faire évaluer. Il sera la référence pour bâtir un parcours professionnel en négociant avec son hiérarchique et l'aide éventuelle de la DRH. Il pourra également servir pour établir un programme d'acquisition de compétences nouvelles afin de progresser dans la voie qu'on aura choisie en fonction des opportunités qui se présenteront.
Les référentiels doivent être bien construits, leur contenu adapté aux besoins et à la culture des personnes qui s'en serviront, faciles à mettre à jour dans une organisation qui évolue au fur et à mesure que les compétences du personnel augmentent. Ils seront rédigés et acceptés par tous les utilisateurs, et propres à chaque entreprise : deux entreprises, même si elles ont des installations semblables, rédigeront chacune leur référentiel dans leur propre langage. On ne fait pas du copier-coller mais du sur-mesure. Le bon compromis conciliera ainsi concision, précision et simplicité avec le vocabulaire du cru.
La baguette qui ne voulait pas cuire
Il est des compétences cachées qu'on a parfois du mal à détecter et encore plus à transcrire dans un référentiel. À ce propos, un petit constructeur de fours à cuire les baguettes de pain à la française m'a raconté cette histoire « croustillante ».
La baguette à la française, co...