Chapitre VI
La prophétie de Muhammad
Nous arrivons ici à la question clef de ce livre : les chrétiens peuvent-ils considérer Muhammad comme un prophète ? C'est une question sensible, toujours et sans cesse proposée par les musulmans aux chrétiens car il en va de la reconnaissance de la sincérité de toute la Communauté et de chaque âme. Les musulmans demandent à être reconnus, à commencer par le premier d'entre eux, Muhammad. Parmi les « non-musulmans », certains n'auraient pas de difficulté à reconnaître la qualité prophétique de la révélation coranique. Tout de même, dans l'Église, cette difficulté existe, elle est traditionnelle et de nature dogmatique.
Il y a quelques années, le cardinal nigérian Francis Arinze, alors président du Conseil pontifical pour le dialogue interreligieux, vint à Damas. J'ai eu l'honneur de l'accompagner lors de sa visite au grand mufti de la République que je connaissais depuis ma rencontre avec l'Islam dans les années 1980. Entre le grand mufti, qui avait connu Jean-Paul II à Rome, et le cardinal, l'atmosphère avait été tout de suite chaleureuse. Le cardinal l'avait interrogé sur le nombre de chrétiens vivant en Syrie. Le mufti lui répondit qu'en Syrie, tout le monde était chrétien : il est difficile de croire à Muhammad sans croire à Jésus ; puis il ajouta : « Le Pape a fait de belles fournées de nouveaux saints. Le temps ne serait-il pas venu de canoniser Muhammad, notre Prophète ? » Alors, le cardinal respira profondément avant de répondre : « La sainteté des hommes, c'est l'œuvre de Dieu. C'est Dieu qui la reconnaît et la manifeste. L'Église n'a de juridiction que sur les baptisés. Elle ne peut reconnaître, de façon officielle, des saints que parmi eux. Cela n'empêche en rien que le Prophète de l'Islam soit reconnu par les siens comme saint. » J'ai admiré la sage réponse du cardinal. Mais notre réflexion doit ici aller plus loin.
Définition de la prophétie
Qu'entend-on aujourd'hui par prophète ? L'homme qui parle au nom de Dieu, qui communique les décrets divins et qui, même par ses actes, exprime le vouloir divin. Dans la Bible comme dans le Coran, le prophète authentique est opposé aux faux prophètes, ceux qui prétendent parler au nom de Dieu. Ou bien, il est opposé aux magiciens, aux voyants et aux poètes qui ont des attitudes d'inspirés, mais qui sont fausses et artificielles.
Dans le sens biblique du terme, la prophétie s'arrête avec la conclusion de l'écriture de la Bible. Les prophètes bibliques sont donc ceux qui sont dans la Bible ! Dans un sens chrétien, puisque Jésus vient accomplir la Loi et les Prophètes, on n'attend plus de prophètes après Jésus, qui est pour l'Évangile prophète et plus que prophète. Toute la prophétie biblique, dans la perspective chrétienne, annonce le Christ, le fils de Dieu, et en ce sens s'arrête à lui. Mais le don de la prophétie est un des dons de l'Esprit à l'Église qui, au lieu de s'arrêter au Christ, se développe à partir de lui. L'Église participe ainsi au charisme prophétique du Christ.
La prophétie extrabiblique
Est-ce que l'on peut parler d'une prophétie extra biblique ? Bien sûr que oui ! Car même dans la Bible, il est très clairement exprimé que ce n'est pas seulement dans la lignée du Peuple de l'Alliance que la prophétie s'exerce. Noé est un prophète universel et les juifs parlent d'une loi donnée à Noé pour tous les peuples, qui serait donc une alliance universelle entre Dieu et l'homme sauvé du déluge. Balaam est prophète et n'est pas hébreu, Job non plus. Et à la fin du livre des Proverbes du grand roi juif Salomon, la Bible garde une petite collection de proverbes attribuée à Lemuel, un ancien roi arabe. Dans plusieurs passages bibliques, le grand roi de Perse Cyrus, est décrit comme l'envoyé, un messie de Dieu pour libérer le Peuple élu de l'exil. Dans le Nouveau Testament, il y a bien des personnes non juives et pas encore chrétiennes auxquels l'Esprit de Dieu se manifeste.
Dans le sens coranique, que je ne trouve pas opposé au sens biblique, Adam est le premier prophète. Et un très grand nombre de prophètes ont été envoyés à tous les peuples. D'ailleurs, la foi individuelle est un don divin offert à chacun pour qu'il puisse croire à la révélation des Prophètes autant qu'à celle représentée par la création{51}. Le témoignage de Dieu sur lui-même, écouté dans l'intimité de l'homme, relève de la prophétie.
Dans la vision biblique aussi, il y a comme un désir que l'esprit de prophétie soit partagé par tous les hommes{52} pour qu'ils connaissent Dieu et que Dieu soit tout en tous{53}.
Muhammad, un grand prophète
Que Muhammad soit un grand leader, un fondateur, dans l'histoire des religions, personne ne le met en doute ! Que Muhammad ait eu une expérience de communication dans laquelle il s'est perçu comme réceptacle passif de la Parole divine, peu en doutent également. Même s'il y a beaucoup d'explications différentes du phénomène psychologique et théologique, y compris à l'intérieur de l'Islam{54}.
Pour l'Église, tout ce qui est nécessaire pour la connaissance de Dieu et du salut de l'homme, est dit, réalisé et accompli en Jésus-Christ. Mais pas en vue de la stérilisation de la vie charismatique de l'humanité, bien au contraire ! Pour l'Église, l'activité multiforme, variée et omniprésente de l'Esprit de Dieu dans l'histoire religieuse des peuples est pour ainsi dire enracinée, mesurée et trouve sa médiation et son but final dans le mystère du Christ divin et humain.
Du point de vue chrétien, toute l'activité prophétique de l'Esprit, en tout temps et en tout lieu, bâtit l'Église et lui appartient en tant que semence, annonce et sacrement du Royaume à venir. Ainsi, tout ce qu'il y a de juste, de sincère, d'authentique dans la prophétie de Muhammad appartient à l'Église et ne lui est pas étranger.
Un jour peut-être, un discernement d'Église approfondi sur la complexité phénoménologique de la réalité muhammadienne pourrait l'amener à reconnaître la sincérité et le rôle de Muhammad. L'Église pourra entamer une activité herméneutique d'interprétation du texte coranique et de la prophétie islamique qui lui permettra d'harmoniser dynamiquement la révélation biblique avec la réalité religieuse de l'Islam.
Dans le concile Vatican II, l'Église a commencé ce discernement car elle a accepté de nommer quelques vérités qui sont partagées entre chrétiens et musulmans et qui relèvent d'une connaissance authentique de Dieu{55}.
Jusqu'à quel point les aspects de la révélation coranique, qui peuvent être reconnus comme vrais par l'Église, ne sont-ils que des répétitions de ce que la tradition chrétienne appelle connaissance naturelle ? C'est une bien importante question qui reste à traiter. Il faudra au moins reconnaître que ces vérités naturelles sur Dieu, la création, l'homme, sont les mêmes que celles que la Bible communique comme un savoir venant de Dieu. Le fait que la lumière de l'intellect humain soit à même d'affirmer quelques vérités fondamentales ne signifie pas qu'il n'y a pas d'assistance de l'Esprit divin, présence de la grâce de Dieu à l'œuvre, dans le rappel coranique de ces mêmes vérités. D'ailleurs, dans la vision musulmane, la connaissance naturelle de Dieu et l'exercice de la foi, en tant que don de la grâce divine, ne sont pas séparables et sont unis dans le même acte. Acte humain qui correspond à un don de Dieu.
Est-ce à dire qu'un chrétien peut reconnaître Muhammad comme prophète ?
Les chrétiens peuvent avoir accès à la sincérité de la prophétie de Muhammad par la connaissance intime et de communion qu'ont de lui les plus sincères et les plus humbles des musulmans. C'est bien sur cette base que le chrétien pourrait reconnaître la prophétie musulmane.
Ce n'est pas la critique historique ni l'archéologie qui peut nous donner la réponse. Même les positions dogmatiques des chrétiens venus au contact des premiers musulmans ne sont pas un jugement définitif là-dessus. Il faut prendre en considération la série impressionnante des discussions théologiques cinglantes ininterrompues autour de la christologie et le cadre général de combat contre les hérésies qui caractérisent l'histoire des Églises, surtout au Proche-Orient dans les siècles précédant immédiatement la venue de l'Islam. Il est alors tout à fait normal que l'Islam naissant ait été interprété dans le cadre de l'hérésiologie et que Muhammad et ses compagnons aient été jugés les fondateurs d'une secte. Saint Jean de Damas au début du VIIIe siècle est bien connu pour sa position sur ce sujet, qui marquera les Églises orientales.
La question du Muhammad historique est certainement à approfondir par tous les moyens scientifiques possibles. Mais la question du Muhammad de la foi musulmane trouve sa réponse à l'intérieur de l'expérience religieuse et spirituelle musulmane, de la dévotion musulmane, de la relation intime, mystique entre chaque musulman et le Prophète.
Les questions de foi sont traitées à l'intérieur du cercle herméneutique de la foi. Mais justement, c'est parce que la foi est une dimension dynamique qui dépasse la structure religieuse, qu'on peut par empathie spirituelle, et à partir de sa propre expérience de foi – dans ce cas à l'intérieur du mystère chrétien – rentrer en harmonie avec le mystère musulman par le biais de la dynamique de foi de l'Islam.
Il ne peut pas s'agir d'un processus individuel, d'un jugement personnel. Cela ne peut être qu'une rencontre en profondeur entre deux communautés de foi, l'Église et la Oumma. Mais cela est impossible sans des précurseurs et des constructeurs de ponts.
L'espace de la rencontre
Est-ce que l'on retrouve alors simplement sa propre expérience chez l'autre ? Oui et non. Oui dans le sens où c'est par la dimension de la foi chez soi que peut se reconnaître et se comprendre la dimension de la foi chez l'autre. Non, parce que l'événement de ma foi se passe à l'intérieur d'un complexe symbolique, linguistique et liturgique chrétien. Et l'autre vit sa foi dans son contexte religieux. Mais c'est justement là l'espace de la rencontre, de la découverte, de la communication, de l'interaction. C'est là que l'espace de dialogue existentiel devient un espace de révélation, un espace prophétique de production géniale et gracieuse de sens. Après cette rencontre, quand on rentre chez soi, on n'est plus celui d'avant. Cela fraie un passage vers une communion spirituelle de plus en plus universelle.
Dans son livre, Dieu des chrétiens, Dieu des musulmans, François Jourdan produit une remarquable synthèse de différentes positions théologiques chrétiennes à propos du statut de la prophétie de l'Islam. Il en vient à affirmer que « Muhammad n'est pas un prophète pour les chrétiens{56}. » Je crois qu'une telle affirmation signifie seulement qu'il n'est pas à prévoir pour bientôt que l'Église impose aux chrétiens de croire à la prophétie muhammadienne ! Mais rien n'empêche qu'un jour, l'Église puisse développer un discernement sur la personnalité religieuse de Muhammad et que les conclusions, que j'espère positives, d'un tel discernement, puissent faire partie de la catéchèse universelle de l'Église, car c'est universellement que les chrétiens rencontrent les musulmans. D'ailleurs, d'ores et déjà, l'essentiel de l'enseignement positif sur l'Islam des textes du concile Vatican II fait partie du Catéchisme de l'Église catholique{57}.
Maintenant, si on devait penser que le rôle prophétique est bloqué et renfermé dans un temps défini et clos par l'événement du Christ historique, cela équivaut à dire que la vie du Christ en Palestine à son époque, au lieu d'être le lieu source d'une dynamique d'événements, qui continuellement rouvre l'Histoire, devient le butoir de l'Histoire.
Il me semble possible pour un chrétien de reconnaître tout d'abord qu'il y a un usage légitime du titre de Prophète de la part des musulmans, selon la logique propre à leur monde religieux. Je pense en général qu'il n'est pas opportun de monopoliser linguistiquement le titre de Prophète pour en faire un terme technique à usage exclusif de la théologie chrétienne. À mon avis, nous pouvons l'utiliser respectueusement d'ores et déjà, à commencer dans le contexte de la relation islamo-chrétienne, au moins en tant que titre pertinent à la fonction historique propre à Muhammad dans l'Islam. Ce qui n'indique pas d'emblée une adhésion dogmatique inconditionnelle de notre part à sa religion. D'ailleurs il n'est pas nécessaire de croire au mystère de Jésus selon le dogme de l'Église pour l'appeler Christ et Messie, car ces appellations peuvent être comprises comme des titres qui font corps avec le nom et le rôle qu'il a par rapport à sa communauté. Les musulmans appellent Jésus, le Messie, le Christ, et ils entendent autre chose que ce que l'Église entend. Mais pas totalement autre chose non plus. Cela relève de leur droit... Ainsi en est-il avec le titre de Prophète pour Muhammad.
Je ne suis pas le seul à ressentir le désir de faire suivre au nom de Muhammad, l'eulogie traditionnelle « Sallà Allahu `alayahi wa sallam », « Sur lui la prière et la paix de Dieu ». Je ne fais pas cela seulement comme acte de gentillesse envers l'acte de dévotion de mes amis. Ce qui ne serait pas mauvais car demander la bénédiction sur les gens est toujours bien. C'est aussi un acte de dévotion de ma part pour ce torrent de dévotion musulmane envers la personne du Prophète ; dévotion qui remonte de leur cœur à travers les âges jusqu'au tombeau de Médine pour que la bénédiction divine lui soit confirmée et que toute sa communauté soit en tout temps édifiée et réformée ; et cela, sur la base du mystère de la relation de sincère soumission et d'abondante miséricorde entre le Prophète et son Dieu.
Moïse et Muhammad
Le concile Vatican II ne nomme jamais Muhammad dans ses textes. Il s'agit donc d'une problématique ouverte, alors que pendant des siècles, sa condamnation au feu éternel était une conviction partagée par presque tous.
La maturation d'une théologie missionnaire de l'Église envoyée à l'Islam – par l'intercession des martyrs de l'Orient chrétien : Charles de Foucauld, Christian de Chergé et ses compagnons, et de tant d'autres hommes et femmes – permet et permettra de faire avancer le discernement à propos de la réalité religieuse musulmane fondée sur l'expérience muhammadienne. Demandons pareillement l'intercession de la foule anonyme (et il serait opportun d'en dresser le martyrologe) des musulmans qui ont payé de leur vie leur attitude religieuse d'hospitalité inconditionnelle, victimes des abus de pouvoir que savent prendre tous les déguisements religieux et idéologiques.
De plus, dans l'Église certains pensent qu'on n'a pas le droit de comparer la prophétie de Muhammad à celle de Moïse. Cela est vrai dans le sens où Moïse est prophète selon l'acception spécifiquement biblique et que Muhammad – mais cela relève de l'évidence – ne l'est pas. Tout de même, la théologie, et en général la pensée humaine, opèrent des parangons utiles et légitimes pour les croyants. Si nous n'avions pas le droit de chercher des analogies plus ou moins directes, entre les faits de l'histoire du monde et les faits de l'histoire biblique, entre les expériences mystiques, spirituelles, religieuses des différentes traditions et les expériences analogues décrites dans la Bible, il est facile de comprendre que le récit biblique serait stérilisé. Incapable de se refléter dans les autres traditions, il se renfermerait dans l'incommunicabilité. Même les opposants les plus acharnés au relativisme culturel ne peuvent se rendre à un fondamentalisme pareil.
Impact de la prophétie muhammadienne
L'expérience de Muhammad est celle d'une personne croyante dans le Dieu uniqu...