Seconde partie
Agir ensemble contre la traite
Accompagner les victimes
Le processus d'accompagnement des victimes de la traite est souvent long et complexe. Il commence par la nécessité de reconnaître une victime, de trouver les modalités d'accompagnement qui lui sont adaptées, de l'aider à prendre les bonnes décisions afin, avant tout, de se mettre à l'abri. Les actions pour venir en aide aux victimes sont multidimensionnelles. Durant la période d'exploitation, selon un rapport de l'OICEM de 2013, 95 % des victimes n'ont pas eu accès aux soins, 9 % n'ont pas d'accès libre aux sanitaires, 40 % ont subi des violences physiques, 92 % n'ont jamais perçu de salaire, 90 % sont hébergées sur leur lieu d'exploitation et n'ont pas d'espace privé. Autant dire qu'une fois que la victime est extraite du réseau, les besoins sont légion.
Il importe de placer assez rapidement la personne accompagnée en situation active, pour inverser le résultat d'une exploitation prolongée. C'est ce qui permettra ensuite de la suivre dans une insertion professionnelle en dehors des réseaux de traite. Au sortir de l'exploitation, une véritable aide à l'insertion est indispensable. L'emprise de la traite ne permet pas en effet d'acquérir les codes sociaux nécessaires. Les associations tentent, sur le terrain, de remédier à toutes ces souffrances pour permettre aux victimes d'envisager de reprendre leur vie en main.
Que recouvre la notion de victime de traite ?
Cerner la notion de victime n'est pas une évidence. Parce qu'il existe une pluralité de situations de traite, il existe un grand nombre d'indices permettant de les soupçonner. Le travail d'identification des catégories de traite doit donc aller de pair avec la mise en place d'un faisceau d'indicateurs spécifiques, propres à chacune de ces catégories.
Madagascar – France, 2008 – Longtemps victime de traite à des fins d'exploitation domestique, Manja a pu s'en remettre à des personnes bienveillantes qui ont trouvé comment l'extraire de l'emprise de ses patrons.
Un matelas posé par terre, dans la salle de bains. L'interdiction de sortir. La peur en permanence. Les mains crevassées par le travail. Manja est emmurée dans son esclavage, tenue par l'absence de papiers ou les menaces de dénonciation à la police. Comme beaucoup de jeunes femmes dans son cas, la traite l'a d'abord rendue invisible. Coupée du monde. Pour elle, la seule chance de s'en sortir était qu'elle trouve un point d'appui extérieur qui permette de la relier à la réalité : un voisin, une maman à la sortie de l'école, un passant qui s'inquiète de sa situation, des travailleurs sociaux du quartier qui s'interrogent... Cette chance, Manja l'a eue. Pour elle, des associations ont été sollicitées. Son cas déclaré, des bénévoles se sont rendus sur place : ils ont mené une enquête en privé, interrogé le voisinage, cherché des éléments pour vérifier si la situation était avérée et si elle souhaitait une intervention. Zina Rouabah, alors directrice du CCEM, se souvient : « Nous l'avons aidée à constituer un dossier, notamment en lui fournissant un appareil photo jetable qui lui a permis de photographier les lieux de sa vie, les marques sur son corps. Quand le dossier a été suffisamment fourni, nous sommes d'abord allés chercher Manja, puis nous avons porté plainte à la gendarmerie. »
« Être victime n'est pas une caractéristique de la personne ; c'est un état dans lequel elle se trouve à un moment donné », estime Hélène de Rugy de l'Amicale du nid. Comme pour les violences conjugales, s'accepter comme victime résulte d'une prise de conscience, pas d'une faiblesse. » L'identification des victimes nécessite une trame pour parvenir à décrypter, à travers les récits, la réalité de la situation, depuis la phase de recrutement au pays, en passant par les conditions du voyage vers les pays de traite, jusqu'aux conditions de vie et d'exploitation.
Définir des indicateurs communs
« Une mineure qui commet un cambriolage est-elle victime de traite ou délinquante ? Une prostituée qui est en situation de prostitution sur un trottoir est-elle coupable de racolage ou victime de traite des êtres humains ? Un migrant irrégulier qui ramasse des fraises pour 6 euros par jour est-il un clandestin auteur d'infractions en lien avec le travail dissimulé ou une victime de traite ? Ce sont des questions très concrètes auxquelles sont confrontés les professionnels », explique Éric Panloup, coordinateur national de la lutte contre la traite des êtres humains à la Mission interministérielle pour la protection des femmes contre les violences et la lutte contre la traite des êtres humains (Miprof). « Or, les réponses divergent. Nous voulons réduire ce delta en favorisant une identification des victimes fondée sur des critères communs à l'ensemble des professionnels. »
« L'élaboration d'un référentiel d'indicateurs communs aurait pour vertu de permettre que tous les acteurs s'accordent lorsqu'ils parlent de victime de traite, précise Geneviève Colas du Secours Catholique et membre du groupe de pilotage du réseau mondial Coatnet. Cela faciliterait considérablement la détection des victimes et permettrait de déployer des réponses communes appropriées aux différents cas rencontrés. » L'OIT a établi une liste de 68 indicateurs qui recouvrent des questions relatives aux conditions de voyage, à l'emprise exercée sur la victime, à l'éventualité de coups. « Le problème est qu'une liste de 68 indicateurs est trop précise pour des professionnels non spécialisés, estime Éric Panloup. Parmi tous ces indicateurs, il faut en dégager quelques-uns de pertinents qui soient utilisables par l'ensemble des professionnels. » Par exemple, on peut s'apercevoir que la personne est surveillée si son téléphone sonne dès que l'on s'approche d'elle et qu'on lui parle un peu trop longtemps. Ou encore lorsqu'une personne prostituée qui se rend à l'hôpital est toujours accompagnée, même devant le médecin ; ou une autre, pour ses démarches à la préfecture. Tous ces éléments simples permettent d'attirer l'attention des professionnels pour qu'ils aient ensuite le réflexe de contacter d'autres interlocuteurs aguerris à l'identification des victimes.
La Miprof se fonde sur le projet européen EuroTrafGuID sur l'établissement de lignes directrices communes aux États membres pour l'identification des victimes de la traite. De janvier 2012 à septembre 2013, il a rassemblé six pays partenaires pilotés par la France. « Nous en sommes à une phase de réécriture et d'adaptation du référentiel commun pour la France », assure Éric Panloup. « À partir de cela, il faut des outils appropriés que nous créons pour que les professionnels et bénévoles de nos associations identifient les victimes et les orientent au mieux », ajoute Geneviève Colas. Nadia Jonco, chargée d'accompagnement au niveau juridique et contentieux au Cedre{50} du Secours Catholique, qui accueille et accompagne des demandeurs d'asile, a déjà rencontré des cas pour lesquels ses inquiétudes se sont révélées justifiées. « Je me souviens d'une jeune femme qui avait été emmenée par sa tante en France et s'était retrouvée prostituée dans un hôtel à Lille. Elle avait réussi à s'échapper et était arrivée chez nous. J'avais contacté l'Amicale du nid pour l'orienter. Des collègues ont évoqué le cas de jeunes femmes qui venaient systématiquement accompagnées par un homme. Notre réaction est alors d'essayer de voir la jeune femme seule, de voir si la situation correspond au doute que l'on peut avoir. Parfois, les cas sont plus simples. Une jeune Indienne que je suivais dans sa demande d'asile était hébergée par quelqu'un et elle a fini par me dire que cette personne lui demandait des contreparties pour l'hébergement, et qu'elle abusait d'elle et voulait proposer ses services ailleurs. Nous avons trouvé des solutions pour un autre hébergement. »
S'accepter comme victime
Selon l'AFJ, « dans 40 % des cas, les victimes ne se présentent pas à l'entretien d'identification proposé par l'orienteur{51} ». Il est en effet difficile pour la victime de se projeter comme telle, de déterminer ses besoins après avoir manqué de tout. « Une victime de traite a affronté des violences continuelles : violence de la passe, violence du réseau, violence des clients, des riverains, de la police, des personnes prostituées entre elles, explique Hélène de Rugy. Si elle commence à se dire “je suis victime, je ne veux plus ça”, elle risque de s'effondrer. » Le déni est alors une armure pour continuer à vivre. Une approche qui ne convainc pas Federica Marengo, du dispositif national Ac.Sé, selon laquelle « le déni d'une situation traumatisante est souvent attribué aux symptômes du stress post-traumatique. Les victimes peuvent verbaliser, si elles en ont l'opportunité le rejet de leur situation. Ce sont des faits extérieurs qui vont permettre d'objectiver ce rejet de la situation ».
Un travail de déconstruction doit être mené avec la personne elle-même pour essayer de lui démontrer et lui prouver qu'elle a bien été victime. En général, il faut que la personne ait connu une saturation pour s'accepter comme victime. « Le froid, l'agression par les clients, une situation qui s'approche du viol... recense Céline Huard, psychologue à l'AFJ. Arrive un moment où elles en ont marre d'être prostituées. Mais leur situation de victimes de traite, le fait qu'elles n'auront jamais de papiers, qu'elles ont été trompées, reste très dur à admettre. Elles considèrent qu'elles sont responsables de ce qui se passe. Elles sont dans la culpabilité. » Ce sentiment de culpabilité est lié au fait d'avoir été considérées comme des marchandises. Reconnaître que ces personnes ne sont pas coupables de ce qu'elles vivent peut leur permettre de se reconstruire après ce qu'elles ont vécu.
« Autre point à souligner, la temporalité des victimes est différente de la temporalité des services d'assistance qui les aident ou des procédures judiciaires ou administratives qui vont les accompagner. La victime pourra vouloir attendre un changement radical dans sa situation alors que les procédures institutionnelles vont la contraindre à différer ce changement ; voire, dans certains cas, vont la contraindre à mettre un terme à un processus d'identification en ne la reconnaissant pas comme victime », ajoute Patrick Hauvuy, directeur de l'ALC Nice.
L'intervention d'un tiers peut-elle être un facteur déterminant ?
L'horizon social des prostituées, par exemple, est limité à d'autres prostituées, des clients, la police occasionnellement, des associations quelquefois et les riverains quand elles sont dans les zones urbaines... La situation est encore bien pire pour celles qui se prostituent dans les bois, les forêts, sur les bords des nationales. L'intervention d'un voisin, d'un riverain, du copain, du client parfois, peut être décisive. Dans les situations de traite, l'intervention d'un tiers est un facteur déterminant. Si l'on soupçonne une situation d'esclavage, il ne faut pas hésiter à prévenir les associations, quitte à se fourvoyer. C'est donner à une esclave la possibilité de s'exprimer. Un seul contact peut devenir le soupirail par où s'évader. Comme celui de Zoubida, le sort des victimes dépend de la responsabilité de chacun.
Paris, 2008 – Zoubida remercie le destin d'avoir mis sur sa route une occasion de fuir son esclavage puis une rencontre fortuite grâce à laquelle elle a pu être protégée et réinsérée.
« Un jour, Mohammed m'a laissée quelques minutes dans la voiture. J'en ai profité. Je suis sortie et j'ai couru. Je me suis arrêtée sur une place de marché. Je ne connaissais personne. Je me suis assise et j'ai pleuré. Une femme est venue me voir. “Qu'est-ce que tu pleures ma fille ?” Je lui ai tout raconté. Elle s'appelait Aziza, elle était marocaine, comme moi. Elle m'a écoutée, aidée ; elle me suit encore aujourd'hui. »
Jusqu'à ce jour de chance, l'histoire de Zoubida rappelle les tristes épisodes habituels de la vie des femmes réduites en esclavage. Le long tunnel de la servitude, et parfois, tout à coup, un hasard, une opportunité, un déclic qui pousse à l'évasion ou la rend simplement possible. Mais surtout, la rencontre de quelqu'un, d'un inconnu le plus souvent, un tiers compréhensif qui intercepte l'appel au secours et réagit avant que l'« employeur » n'ait eu le temps de remettre la main sur sa bonne.
C'est d'abord parce qu'elle cache ses victimes que la traite est si difficile à combattre. Aussi, la rencontre est essentielle pour briser les systèmes d'emprise. La rencontre en elle-même est déjà une manière de considérer la personne comme un être humain alors qu'elle est dans un univers où elle est considérée comme une marchandise. Elle offre une « ouverture de possible » pour permettre l'éclosion d'une demande d'aide. C'est pourquoi les associations se mobilisent pour « aller vers » les victimes.
L'obligation de signalement
Être témoin ou soupçonner une situation et ne rien en dire relève d'une forme de complicité. La loi impose à chacun de ne pas garder le silence lorsqu'on se retrouve en présence d'un crime qu'il est encore possible de prévenir ou dont on peut encore limiter les effets, et de prévenir les autorités judiciaires ou administratives, de même qu'elle réprime à la fois l'omission d'empêcher une infraction et l'omission de porter secours{52}.
Si ces dispositions obligent tous les citoyens, la loi est plus stricte encore dans le cas des mineurs. Aussi le personnel éducatif est-il appelé à une vigilance particulière, et les fonctionnaires de l'Éducation nationale, en application de l'article 40 du Code de procédure pénale, sont tenus d'alerter le procureur de la République de tout crime ou délit dont ils prendraient connaissance dans l'exercice de leurs fonctions. Les signalements peuvent être déposés auprès de la police ou de la gendarmerie, à travers des unités spécifiques telles que les sections de recherche de la gendarmerie, la brigade de répression contre le proxénétisme ou la brigade des mineurs de la police nationale, qui sont chargées de répondre à ce type de situation. Il suffit donc généralement de s'adresser au commissariat le plus proche pour être relayé dans la prise en charge des victimes. Pour un enfant, c'est la Cellule de recueil des informations préoccupantes (Crip) qu'il convient de prévenir aussitôt.
Chacun peut intervenir
Beaucoup d'entre nous croisent ou côtoient des personnes en situation de traite. Avoir conscience du phénomène et en connaître les signes est la première étape de la vigilance. « Ce sont souvent les voisin(e)s qui peuvent déceler les tout petits détails qui signalent une situation de traite, affirme Nagham Hriech Wahabi, évoquant les situations de servitude domestique. La personne fait toujours le même trajet, est toujours habillée de la même manière, se met dans une posture pour éviter le contact, fait l'objet de brimades répétées, voire porte des m...