Partie I.
RENCONTRES
Chacun peut avoir son opinion sur l'homoparentalité. Ce ne sont pas les arguments qui manquent dans ce débat. Mais ils pêchent le plus souvent par une méconnaissance profonde de la réalité des familles homoparentales. Chacun connaît plus ou moins le sujet, chacun en a entendu parler, a lu un article, vu une émission sur le sujet. Et peut-être même a croisé une de ces familles. Sans plus. D'où, souvent, un certain flou, une certaine hésitation dans l'opinion : une conviction dans un sens ou dans l'autre mais qui s'appuie souvent sur des raisons théoriques, un raisonnement abstrait ou des préjugés.
À partir de quoi se déterminer ? On ne sait pas vraiment qui sont ces familles, comment elles se forment, comment elles vivent. Le mot « homoparental » est confondu parfois avec « monoparental ». Il existe un vrai déficit d'information. Comment le combler ?
Il n'est dès lors de meilleure méthode que la rencontre, l'entretien, l'écoute. Il faut aller dans ces familles sans idée préconçue et laisser parler, poser le moins possible de questions.
Les couples nous disent leur rencontre amoureuse, le projet familial qui prend forme, les hésitations, les renoncements, les décisions. Ils parlent de l'attente de l'enfant, de la naissance, de l'accueil dans leur famille, des premières années, de l'apprentissage du métier de parent. Ils évoquent également les difficultés, les souffrances, les incompréhensions, les refus, les discriminations de toute sorte liés à leur homosexualité. Les portes qui se ferment sont infiniment plus nombreuses que celles, rares, qui s'entrouvrent. On ne peut jamais savoir à l'avance. Le pire est toujours possible.
Chacune des personnes que nous avons rencontrées conte une histoire à nulle autre pareille. Être homosexuel implique inconsciemment la stérilité. On sait combien l'aveu public de l'homosexualité est problématique. On oublie parfois combien l'aveu privé, la prise de conscience interne, le coming out personnel est délicat. Il s'accompagne généralement d'une autocondamnation à ne jamais être parent. Il faut donc combattre cette malédiction sociale et cette lutte-là, dans le for intérieur, est terrible. Toutes les contradictions, tous les espoirs, les refus de la société sont convoqués au sein de chaque famille. Chacune, dans sa singularité, résume à elle seule, l'histoire de l'homoparentalité.
Chapitre 1.
Familles sans enfants
Parmi les homosexuels, comme parmi les hétérosexuels, certains veulent fonder une famille avec des enfants, d'autres non. Certains hésitent. Autant leur donner la parole d'abord car, même s'ils ne seront jamais parents, ils en connaissent la problématique et ont été confrontés, d'une façon ou d'une autre, aux mêmes interdits.
Baptiste et Julien
Nous arrivons chez Julien pour l'apéritif. Il habite, dans le quartier du Marais à Paris, un appartement au sixième étage sans ascenseur. Baptiste, lui, a son propre appartement trois rues plus loin. Ensemble depuis onze ans, ils ne sont pas pacsés.
Le coming out et la famille
Baptiste et Julien sont originaires de la même région. Ils se sont connus à l'armée. Ils faisaient tous les deux partie de la fanfare. Julien jouait de la clarinette, Baptiste du saxophone. Baptiste a raconté son service militaire et sa rencontre avec Julien dans un manuscrit qui n'a pas encore été publié. Ils sont sortis ensemble lors d'un grand barbecue au bord d'un lac quelques mois avant la fin du service.
Leurs parents à tous deux sont de culture catholique. Seuls ceux de Julien sont pratiquants. Baptiste a été reçu très facilement par les parents de Julien, alors que Julien a eu beaucoup de mal à être accepté par ceux de son compagnon.
Julien : « Il y a quelque chose chez mes parents qui fait que d'abord, on ouvre la porte et on accueille les gens. Et je ne pense pas que ça ait un rapport avec la religion. Mais bien sûr, quand mes parents ont appris notre relation homosexuelle, cela a été dur pour eux. Ils l'ont acceptée parce qu'ils ont naturellement cet état d'esprit. Ce n'est pas religieusement que cela les a peinés, c'est plutôt le fait de ne pas avoir de petits-enfants. Mais bon, ils sont toujours aussi chrétiens et ils vont encore à la messe tous les dimanches. Je ne pense pas qu'ils prient pour que je redevienne hétéro. »
Baptiste : « Mes parents n'ont pas réagi pareil. Ma mère, elle me voyait bien avec Anne-Laure ! Je suis sorti avec elle quand j'étais en cinquième ! On avait un projet parental très fort qu'on avait construit en quatre minutes pendant la boum ! C'est vrai que, chez les parents de Julien, j'ai été reçu à bras ouverts. Ils ont commencé à m'apprécier en tant que personne, mais six mois après m'avoir si bien reçu, ils ont quand même claqué cette question : “Mais alors, c'est toujours sûr, t'essaieras jamais les filles ?” Mes parents, c'était la gauche mitterrandienne. J'avais toujours entendu des paroles de tolérance chez moi. Mon père, c'était le premier à défendre les homos à l'apéro, alors que ses copains disaient : “Arrête, ce n'est pas normal quand même !” Sauf que le jour où il a fallu passer à la pratique, le chemin n'était pas si simple. »
Julien : « En le disant à mes parents, je n'ai jamais craint d'être mis à la porte. Je pense souvent aux gens qui se font mettre dehors. Il aurait été hors de question pour moi de ne pas leur en parler. Je n'ai pas non plus pensé : “Vous me prenez comme ça ou vous ne me prenez pas !” C'est sûr que ça a changé des choses entre nous. Mais j'ai juste senti qu'il y avait une forme d'amour plus forte que tout : je suis leur fils quand même. Mais bon, le risque était limité parce que j'avais vingt ans quand je le leur ai dit. »
Baptiste : « En parlant de religion, la phrase de mon père qui m'a fait très mal, lui qui est anticlérical, qui est à fond à gauche, c'est quand il m'a dit : “Tu vois, ça m'aurait fait moins mal si tu m'avais annoncé que tu rentrais dans les ordres.” Là je me suis dit : “Vraiment il doit être très blessé”... Je venais de lui annoncer, donc ça devait être sous le coup de la colère. »
Julien : « Oui, mais toi, tu lui sors ça le jour de son anniversaire aussi !... »
Baptiste : « Mon père, m'a dit : “J'espère que tu seras là pour pousser mon fauteuil roulant.” Il le disait un peu sur le ton de l'humour. C'est peut-être sa mentalité de paysan qui resurgissait ! Il se dit qu'il a fait des enfants pour pouvoir prendre la suite. Les pays du tiers-monde, ils ne se posent pas la question, ils font des enfants, c'est leur assurance vie. »
Julien : « Mon frère non plus n'a pas d'enfants. Il est célibataire, simple entraîneur de foot. Il a onze gamins sur le terrain tous les dimanches et il est content. »
Être homosexuel et avoir des enfants ? La prise de conscience
Baptiste : « Oui, c'est vrai, nos appartements sont séparés. Ça fait même onze ans maintenant qu'on est ensemble. On n'a jamais habité ensemble, par contre on est un couple, oui, à fond la caisse. Mais une famille ?... Non, je n'ai pas la sensation d'être une famille, mais... Je ne sais pas si c'est une question d'enfants... Une famille, je l'associe plutôt à l'idée d'enfants. »
Julien : « En fait, je ne m'étais jamais posé la question. Et puis je pense qu'on s'en fout un peu de savoir si on est une famille ou pas... »
Baptiste : « Non, moi ça été clair assez vite, je n'ai jamais voulu d'enfants. »
Julien : « Moi, je ne sais pas. Je trouve que c'est un des premiers trucs qu'on se dit. Déjà quand j'ai fait mon coming out vis-à-vis de moi-même... J'ai eu conscience de mon homosexualité vers vingt ans. C'est une des premières choses à laquelle j'ai pensé : je suis homo, je n'aurai pas d'enfants. Sur le coup, je pense que ça m'a un peu contrarié. Parce que j'en avais sans doute un petit peu envie. Maintenant la question ne se pose plus. Je ne sais pas si j'ai construit une carapace et si je trouve maintenant normal de ne pas avoir d'enfants. Je ne suis pas hyper patient. Dans le train, quand il y a des enfants, je me surprends à les trouver insupportables. Du coup, je ne sais pas si je n'en ai vraiment plus envie ou si j'ai construit le fait de ne plus en avoir envie. Enfin, aujourd'hui en tout cas, je ne me pose plus la question. »
« Fin de branche »
Baptiste : « Moi aussi, c'est quelque chose que je ressens : je ne sais plus si le fait de ne pas avoir d'enfants a été une cause ou une conséquence. Parce que, dans mon chemin, j'ai eu conscience de mon attirance pour les garçons un peu plus tôt, vers treize ou quatorze ans. J'avais des fantasmes masculins et un petit peu féminins pour me rassurer. Et après, vers dix-huit ans, j'ai commencé à me dire : “Bon, j'aurai une famille mais, dès que je pourrai aller voir ailleurs, j'irai faire mes expériences...” Par contre, je m'en souviens, il y a eu un déclencheur : un article dans Sciences et Vie ou dans Courrier International expliquait que mille espèces disparaissaient chaque semaine. Je me suis dit : “Pourquoi pas l'homme finalement ?” La Terre continuera de tourner. Et là je me suis interrogé : “Pourquoi est-ce que je voulais un enfant ?” Et ça a un peu débloqué les choses... »
Julien : « Moi non plus, je ne sais pas si c'est un raisonnement que j'ai construit ou si j'ai intériorisé le fait que l'absence d'enfant faisait partie du package des gays. Je crois finalement que ça fait partie du paquet : tu es gay donc tu n'auras pas d'enfants. Je me suis très très bien habitué à cette idée. Je ne me rappelle pas m'être dit : “Tiens, c'est triste, je n'aurai pas d'enfants.” Ou alors c'était plus la curiosité de me dire : “Tiens, quelle tête il aurait eue ?” Mais la seule question qui tienne est de savoir ce que tu laisses sur terre derrière toi. C'est vrai, parfois je me dis que je ne laisse pas grand-chose. »
Baptiste : « Pour ma part également, la question des enfants serait plus de l'ordre de la curiosité. En revanche, le fait de ne rien laisser derrière moi et d'être une fin de branche, c'est comme si ça me libérait un peu. Parce qu'en fait, oui d'accord, tu es jugé par tes parents, O.K., mais du coup tu ne seras jamais jugé par tes descendants. Tu peux faire un peu ce que tu veux... J'ai eu cette pensée-là. Je me dis que si j'avais des enfants, je ferais peut-être plus attention... On ne prendrait peut-être pas l'apéro quatre fois par semaine ! »
Julien : « Oui parce que là, en fait, c'est un peu nous les enfants... Je suis moi-même un grand enfant et je ne me sens pas forcément capable d'élever un gamin... L'aimer, oui. Mais l'élever, ouh là ! Et en même temps, si ça m'arrivait, il n'y a pas de raison que je m'en sorte moins bien qu'un autre. »
Baptiste et Julien n'ont pas d'amis gays qui ont des enfants. Leurs amis sont plutôt célibataires ou en couple sans enfants. Baptiste connaît, dans sa famille, un couple de femmes qui a fait un enfant avec un couple d'hommes. En même temps, ils ne connaissent pas vraiment de couples stables. Faire des enfants quand on est homo, ce n'est pas forcément rentrer dans le rang : Julien fréquente dans sa troupe de théâtre des homos qui ont des enfants et qui pour autant revendiquent leur homosexualité. Certains ont des enfants, d'autres pas.
Baptiste : « Pour moi, les homos qui essaient de procréer sont les plus militants, ceux qu'on entend le plus. Au final, on leur est redevable des plus grosses avancées. »
Le mariage ?
Baptiste : « Pour moi, être homo et parent, ça ne veut pas dire rompre avec le fait d'être une minorité. Se marier, c'est différent. De mon point de vue, ce n'est pas une revendication... Personnellement je regrette de ne pas avoir le choix de me marier. Mais en fait, si j'y avais droit, je ne me marierais pas. »
Julien : « Là-dessus, on est complètement d'accord. Je suis prêt à militer pour le mariage gay parce qu'effectivement je ne trouve pas normal qu'on ne puisse pas y accéder, mais personnellement je n'en ai pas envie. »
Baptiste : « Du coup, je comprends le discours de ceux qui nous disent : “Pourquoi vous vous battez à fond là-dessus si en fait vous n'avez pas envie de vous marier ?” »
Julien : « Je ne sais pas si le fait de vouloir se marier romprait une espèce de pacte entre tous les homos. Je ne le ressens pas comme ça. J'ai l'impression que le blocage autour du mariage c'est plus pour empêcher l'adoption, au moins dans le discours UMP. »
Baptiste : « Une phrase m'a toujours mis hors de moi au moment du débat sur le PACS, c'était : “La loi n'est pas là pour faciliter des comportements hors norme.” Je pouvais le traduire par : “La loi n'est pas là pour faciliter la vie des citoyens.” Qu'un député, censé légiférer pour le bien du peuple, te sorte des choses comme ça, ça me pose question. »
L'avenir de l'humanité
Baptiste : « Je dis “fin de branche”... par rapport à ma branche à moi, mais aussi par rapport à l'humanité. Honnêtement, je n'ai pas foi dans l'humanité. De génération en génération le problème est le même : “On va faire des enfants.” Tu leur dis : “Mais tu n'as pas peur qu'ils connaissent la guerre ? Ça fera de la chair à canon !” Ils te répondent : “Mais non, ça fera aussi des cerveaux, on les utilisera pour trouver des solutions écologiques.” Tu parles ! Ce n'est pas que le problème environnemental. C'est aussi les inégalités qui s'accroissent. C'est politique. Franchement si ça allait dans le bon sens ça se saurait. »
Julien : « Nous sommes déjà beaucoup sur Terre, nous n'avons pas forcément les ressources suffisantes pour nos besoins. Je trouve qu'il y a peut-être parfois un côté un peu égoïste dans le fait de se reproduire... Égoïste, c...