Chapitre 1
Objectifs et philosophie du lean
L'orientation client, c'est-à-dire la priorité donnée aux besoins ou attentes diversifiées des clients et la prise en considération de l'évolution des usages des produits et services, constitue une caractéristique clé de l'entreprise lean. Mais dans le système lean, ce n'est pas uniquement l'affaire des bureaux d'études ou de quelques fonctions d'ingénierie. C'est toute l'entreprise – toutes les catégories socioprofessionnelles et tous les niveaux hiérarchiques – qui doit penser son action par rapport aux attentes des clients et être outillée pour cela. Jeffrey Liker insiste sur le changement de culture pour mettre en œuvre la philosophie du lean : une culture basée sur le respect des hommes et des femmes, de leur intelligence et de leur compétence. Comme nous le verrons plus précisément au chapitre 8, James Womack et Daniel Jones mettent l'accent sur le fonctionnement pro-démocratique de l'entreprise lean. Par comparaison avec une entreprise classique ou néotaylorienne, le système lean modifie les façons de fixer les objectifs, de travailler et de coopérer. Il vise le développement des salariés en leur donnant les moyens nécessaires à la maîtrise de leur travail et des outils de production. Si la priorité donnée à la valeur pour le client est aussi forte et similaire dans les deux ouvrages, les styles se différencient sur la façon d'exprimer la valeur pour les salariés et la valeur pour la société (le développement économique local et le développement durable). Nous y voyons une complémentarité et un enrichissement dans la compréhension du lean, plutôt qu'une différence significative de points de vue.
Principes
Objectifs de l'entreprise lean
Lean Thinking
« La valeur constitue le point de départ de la démarche lean. Seul le client final peut définir la valeur, et celle-ci n'est significative que si elle est liée à un produit spécifique (un bien ou un service et souvent les deux à la fois), répondant aux besoins du client à tel prix, à tel moment. » (p. 4)
« Le premier pas vers la démarche lean est donc un effort délibéré pour définir la valeur de façon précise, en termes de produits dotés de certaines caractéristiques et vendus à un certain prix, grâce à un dialogue avec des clients représentatifs. » (p. 8)
« Les objectifs de l'entreprise lean sont très simples : définir correctement la valeur du point de vue du client, éviter la tendance naturelle des entreprises associées à la chaîne de valeur à définir différemment la valeur en fonction de la part qu'elles y apportent. [...] Ensuite, identifier toutes les actions nécessaires pour amener un produit de la définition du concept jusqu'au marché, de la commande à l'expédition, de la matière première à la livraison au client et ce jusqu'à la fin de vie utile. Après cela, éliminer toutes les opérations qui ne créent pas de valeur et organiser celles qui en génèrent en flux continu, tiré par la commande du client. Enfin, analyser les résultats et recommencer encore et encore l'évaluation. Répéter ce cycle pendant la vie du produit ou de la famille de produits, comme une activité normale – ou plutôt essentielle – de “management”. » (p. 320)
« De prime abord, on croit volontiers que les techniques lean servent surtout à réduire les coûts. En fait, elles offrent la seule solution avérée pour abaisser les coûts, abréger les délais de fabrication et de mise sur le marché, améliorer la qualité et fournir aux clients ce qu'ils veulent, quand ils veulent. Elles permettent aussi de concevoir, commander et livrer des produits sur une échelle plus réduite avec des équipes produits spécialisées, sans être pénalisé par les coûts d'échelle ou d'investissement. Il s'ensuit que pour la plupart des produits ayant un potentiel sur le marché mondial, la stratégie globale correcte consiste à mettre en place un système complet de développement, de prise de commandes et de production dans chaque grand marché de vente. Il est ainsi nettement plus facile de communiquer avec le client et de concevoir, fabriquer et livrer le produit beaucoup plus rapidement et avec les spécifications souhaitées. » (p. 311)
« Le management selon la démarche lean a aussi l'avantage de rendre le travail plus gratifiant, grâce à un feed-back immédiat sur les efforts visant à convertir le muda{21} en valeur. Il offre en outre un contraste frappant avec le récent engouement pour le reengineering{22} des procédés, dans la mesure où il permet de créer des emplois au lieu d'en supprimer au nom de l'efficacité. » (p. 4)
Philosophie ou culture d'entreprise
The Toyota Way
« Faire ce qui est bon pour l'entreprise, ses employés, le client et la société en général. Le sentiment de sa mission et l'engagement à l'égard des clients, des employés et de la société sont les fondements de tous les autres principes du modèle Toyota. » (p. 92)
« Le message est clair : l'entreprise doit contribuer au bien-être de la société pour pouvoir contribuer à celui de ses parties prenantes extérieures ou internes. » (p. 103)
« Ainsi, Jim Press, vice-président exécutif et directeur des Opérations de Toyota Motor Sales en Amérique du Nord, et l'un des deux administrateurs délégués américains de Toyota m'expliqua : “Faire des bénéfices n'a pas pour but d'enrichir l'entreprise ou nous-mêmes, les dirigeants, en valorisant notre portefeuille d'actions. Le but est de réinvestir dans l'avenir pour continuer à faire ce que nous faisons. C'est pour cela que nous investissons. Et aussi pour aider la société et la communauté, pour rendre un peu de que nous avons reçu de la communauté où nous avons la chance de travailler.” » (p. 92)
« La véritable mission [de Toyota Manufacturing Amérique du Nord] comprend trois volets :
1. Contribuer à la croissance économique du pays d'accueil (partie prenantes extérieures).
2. Contribuer à la stabilité et au bien-être des employés (partie prenantes internes).
3. Contribuer à la croissance globale de Toyota. » (p. 103)
« [L']excellence opérationnelle repose en partie sur les outils et méthodes d'amélioration de la qualité [...]. Mais des outils et des techniques ne sont pas une arme secrète pour transformer une entreprise. La réussite durable de Toyota dans l'application de ces outils tient à une philosophie plus profonde, fondée sur sa compréhension des hommes et de leurs mécanismes de motivation. Son succès est, in fine, fondé sur sa capacité à cultiver le leadership, les équipes et la culture, à définir la stratégie, à bâtir une vraie relation avec les fournisseurs, et à perpétuer une entreprise apprenante. » (p. 6)
« Les entreprises ont confondu un certain nombre d'outils lean et le “système lean”. Le système lean basé sur le modèle Toyota suppose une implication beaucoup plus large et une transformation culturelle plus profonde que ce que les entreprises peuvent imaginer. » (p. 13)
« Je reviens toujours à ce principe célèbre énoncé par l'un des pionniers de la qualité, W. Edwards Deming : “Créer la constance du but.” [...] qui va au-delà des bénéfices à court terme et de l'enrichissement de quelques dirigeants. Le modèle Toyota poursuit un but : apporter une valeur ajoutée aux clients, aux employées et à la société. » (p. 105)
« À l'inverse de la plupart des entreprises, Toyota n'adopte pas de “programme du mois” ni de programmes destinés à produire des résultats financiers immédiats. Toyota privilégie le processus et investi délibérément à long terme dans des systèmes humains, technologiques et opérationnels dont le but est de produire de la valeur pour le client. » (p. 311)
« 1er principe. Fondez vos décisions sur une philosophie à long terme, même au détriment des objectifs financiers à court terme.
– Ayez une vision philosophique qui transcende la prise de décision immédiate. Guidez l'entreprise vers un but commun, au-delà du profit. Situez-vous dans l'histoire de l'entreprise et œuvrer pour l'amener à un niveau supérieur. Votre mission philosophique est le fondement de tous les autres principes.
– Générez de la valeur au bénéfice du client, de la société et de l'économie. Tel est votre point de départ. Évaluer chaque fonction de l'entreprise à l'aune de sa capacité à y parvenir. »
Analyse réflexive
Il n'est pas toujours aisé de clarifier ce qui relève de la philosophie, des finalités, buts ou objectifs de l'entreprise lean, de la démarche lean ou encore du système lean. Nous nous en tenons aux points essentiels dans ce chapitre, sachant que d'autres objectifs seront développés dans les chapitres suivants.
Financiarisation contre lean
Historiquement, la doctrine de représentation de l'entreprise comme l'instrument des actionnaires s'impose à partir des années 1970. La progression des revenus du capital s'est faite « au détriment de la capacité d'innovation puisque, dans de nombreux secteurs où la concurrence se joue sur l'innovation, la valeur actionnariale a primé sur les investissements productifs et la création des capacités futures. [...] La recherche de la rentabilité à court terme s'est aussi faite aux dépens des critères d'équité et de justice sociale, au point de saper la légitimité de l'entreprise{23} ». Durant les années 1980, le modèle japonais était apparu comme un mode de régulation de la performance original dans les pays de l'OCDE. Il reposait sur trois registres : la qualité en premier, la productivité lorsque la qualité était acquise, puis la rentabilité reposant sur les gains de productivité. Mais dans les années 1980 et 1990, « la gestion de la qualité va être aussi influencée par l'inversion des ordres de priorités des registres de la performance et le primat du registre de la rentabilité. Vis-à-vis de la clientèle et de l'action commerciale, la qualité est présentée comme centrale, notamment, en termes de produit fini, d'image [...], mais comme principe de gestion de la production, la qualité est mise au second plan vis-à-vis de la productivité, au troisième plan vis-à-vis des coûts et de la rentabilité{24} ». L'émergence du lean au début des années 1990 intervient dans ce contexte occidental d'hypercompétition des entreprises et de domination de la finance au niveau mondial. Ces contraintes auraient nécessité des « lieux de gestion des tensions et de fabrique du compromis{25} ». Mais ce qui s'opère, c'est plutôt « la multiplication des outils de gestion dans l'entreprise, chacun instrumentant un impératif concurrentiel spécifique (coût, qualité, flexibilité, innovation){26} ». Pour l'essentiel, le lean a été détourné de sa philosophie initiale, du contenu social et économique proposé par ses concepteurs. Il s'est développé contre les salariés en accentuant les délocalisations et les réductions d'emplois, et contre les managers de proximité qui ont été éloignés du terrain par l'utilisation d'outils de gestion obligeant à documenter des indicateurs toujours plus nombreux.
Philosophie et culture de l'entreprise
Dans beaucoup d'entreprises, certains principes du toyotisme ont été mis en œuvre, comme la production diversifiée pour répondre à l'évolution et à la pluralité des attentes des clients. Le Juste-à-temps s'est imposé pour produire cette diversité en fonction de la demande ; pour livrer au client le produit souhaité, et non plus celui disponible en stock. Trois logiques simultanées apparaissent toutefois, qui ont été identifiées dans deux études de cas{27}, mais que l'on retrouve dans plusieurs entreprises :
1. Un usage « stratégique » du Lean, dont la finalité est la rentabilité financière, se traduisant par la recherche de gain de parts de marché, l'innovation technologique, une politique de réduction d'effectifs par le non-remplacement des départs à la retraite et un recours de plus en plus limité à l'intérim, une résistance à la pression de la concurrence et aux risques de délocalisation des sites de production.
2. Un usage « implémenté » du Lean [par le management intermédiaire] dont le dessein est de transformer la stratégie du groupe ou de la direction en logiques d'organisation selon les principes et les outils Lean... [visant] à engager et rationaliser les ressources nécessaires à l'atteinte des objectifs fixés et à définir les standards et à les améliorer.
3. Un usage « géré » du Lean par les équipes de production et l'encadrement de proximité dont la finalité est de trouver des réponses efficientes aux réalités des situations de travail et de trouver une issue aux conflits et paradoxes du Lean stratégique et implémenté.
La plupart des entreprises ont privilégié les outils du lean pour chasser les gaspillages, sans revisiter la culture de l'entreprise, en faisant parfois évoluer le référentiel de management, mais sans effet significati...