Première partie
Dans quel monde vit-on ?
Chapitre 1
Photographie sociale du monde
Il est essentiel à mes yeux d'avoir une juste vision de la réalité que vivent les travailleurs du monde si l'on veut pouvoir débattre utilement des mesures à prendre pour remédier à cette situation. Il existe bien sûr de multiples façons d'appréhender ces réalités ainsi que de nombreuses sources permettant de se forger une opinion éclairée sur ces sujets. Pour ma part, je fais le choix de m'inspirer des travaux et des rapports officiels de l'OIT qui guident son action et reposent sur une capacité d'analyse et d'expertise sans équivalent.
Des chiffres qui valent tous les discours
Le rapport présenté par le directeur général du Bureau international du travail (BIT), Guy Ryder, en juin 2015{2} alerte sur une situation qui n'est pas tenable. La photographie sociale actuelle du monde appelle à l'évidence une réaction adaptée. Que chacun en juge :
• Si le nombre de travailleurs en situation d'extrême pauvreté a baissé au cours des dernières décennies, les avancées sont plus modestes depuis 2013. Il existe à travers le monde 1,4 milliard de personnes qui vivent avec moins de 5 dollars par jour (4,50 euros){3}. Parmi eux, 319 millions de travailleurs vivent avec moins de 1,25 dollar par jour, soit... 1,10 euro !
• La majorité d'entre eux vivent dans les pays en développement. Cependant, le niveau de pauvreté demeure également préoccupant dans beaucoup de pays industrialisés.
• Les inégalités se sont creusées dans de nombreux pays au cours des quarante dernières années. Ainsi la part de la rémunération du travail dans le produit intérieur brut (PIB) mondial a baissé. De 75 % au milieu des années 1970, elle est descendue à 65 % au milieu des années 2000 si l'on se réfère aux chiffres du rapport du directeur général déjà cité. Pour Thomas Piketty, la courbe qui traduit le rapport capital-travail prend la forme d'un U depuis le démarrage de la révolution industrielle au milieu du XIXe siècle : jusqu'à la fin des Trente Glorieuses, le capital cède du terrain de manière quasi continuelle, mais inverse cette tendance dès le début des années 1970 pour rapidement faire décroître la part dévolue au travail dans le partage de la valeur ajoutée{4}.
• L'impact de la protection sociale sur la prévention et la réduction de la pauvreté dépend de l'existence et de la qualité des systèmes nationaux de sécurité sociale. On estime aujourd'hui que 73 % de la population mondiale ne bénéficient pas d'une protection sociale adaptée. Ainsi, 40 % de la population ne sont pas affiliés à un système couvrant les soins de santé.
• Seuls 12 % des chômeurs perçoivent une indemnisation et cette proportion est en baisse constante depuis 2009.
• 28 % des femmes peuvent bénéficier d'allocations maternité.
• Près d'une personne âgée sur deux ne perçoit aucune pension de retraite. Beaucoup sont ainsi condamnées à garder une activité tant que leur santé le leur permet. Seuls 30 % de la population en âge de travailler cotise actuellement pour une pension future{5}. Cette situation est d'autant plus alarmante que les prévisions démographiques font apparaître que la population mondiale âgée de plus de 65 ans passera de 8 à 14 % en 2040.
• L'évolution démographique se traduit par l'arrivée de 40 millions de personnes sur ce que d'aucuns appellent le « marché du travail{6} » chaque année, ce qui suggère que l'économie mondiale devrait être en mesure de créer plus de 600 millions d'emplois d'ici à 2030. Tout, dans les prévisions, laisse malheureusement penser que l'on sera loin du compte !
• L'emploi est un facteur déterminant pour les droits sociaux. En 2015, le chômage touchait quelque 197,1 millions de personnes – soit près d'un million de plus que l'année précédente et plus de 27 millions de plus qu'avant la crise. Les économies des pays émergents devraient voir leur nombre de chômeurs gonfler de 2,4 millions en 2016. Dans les économies avancées, c'est le sous-emploi qui devrait persister, voire augmenter sous diverses formes (travail temporaire, travail à temps partiel subi, ou encore faibles taux d'activité, notamment chez les femmes et les jeunes){7}.
• Le taux de chômage des jeunes de moins de 25 ans est deux fois et demi plus important que pour les autres tranches d'âge, y compris pour les jeunes diplômés.
• Même en progression, le taux d'emploi des femmes reste de 26 % inférieur à celui des hommes. L'écart de rémunérations entre hommes et femmes est supérieur à 20 %, en défaveur d'une population féminine surexposée dans le même temps aux emplois précaires (contrats à temps partiel, CDD, intérim).
• À l'échelle mondiale, la moitié de la population active travaille dans le secteur informel, c'est-à-dire sans contrat de travail{8}.
• Ce travail informel progresse, y compris dans les pays développés. La France n'échappe pas à cette tendance où la part de l'activité non déclarée est estimée à 6,9 %{9} du PIB et susceptible d'employer plusieurs centaines de milliers de personnes.
• 2,3 millions de travailleurs décèdent chaque année du fait d'un accident ou d'une maladie liés au travail. Il existe ainsi plus de victimes dans le cadre du travail qu'il n'y en a dans tous les conflits et guerres réunies au cours d'une année !
• Le nombre de personnes en âge de travailler qui ne le peuvent plus pour cause de maladie ou d'incapacité dépasse désormais le nombre de chômeurs !
• Pour illustrer le caractère massif et tragique de ces atteintes à la santé des travailleurs, lors d'un récent voyage à Honk Kong, des syndicalistes chinois me rapportaient qu'il y avait 114 doigts coupés chaque jour dans les usines de la seule province chinoise du Guandong{10}. Plus globalement, la Chine comptait officiellement 66 000 décès dans des accidents industriels en 2014. L'explosion spectaculaire dans un entrepôt de Tianjin, en août 2014, avait fait à elle seule près de 200 morts et disparus et plus de 700 blessés. Tous secteurs confondus et sans compter les victimes de maladies professionnelles, le nombre de morts au travail en Chine dépasse sans doute allégrement les 100 000 victimes par an{11}.
• Si le travail des enfants a reculé de près d'un tiers depuis les années 2000, on compte encore au moins 168 millions d'enfants astreints au travail, dont 85 millions dans des travaux dangereux.
• 21 millions de personnes sont victimes du travail forcé, dont 5,5 millions d'enfants.
• Les profits illégaux générés par le travail forcé et l'esclavage « moderne » s'élèvent au moins à 150 milliards de dollars par an !
• La moitié de la population mondiale vit dans des pays qui n'ont pas ratifié les conventions nos 87 et 98 de l'OIT, c'est-à-dire les textes internationaux qui protègent la liberté syndicale, le droit de grève et le droit à la négociation collective. La Confédération syndicale internationale (CSI){12}, dans son rapport annuel 2015{13}, détaille les violations du droit syndical. Les États du Golfe figurent parmi les pires pays du monde pour les droits des travailleurs. En Europe, sous la pression des plans d'austérité, les droits syndicaux et la négociation collective s'affaiblissent. Sur les 141 pays étudiés dans le rapport, les situations les plus critiques et les plus violentes se situent en Arabie saoudite, au Belarus, en Chine, en Colombie, en Égypte, aux Émirats arabes unis, au Guatemala, au Pakistan, au Qatar et au Swaziland. Des syndicalistes ont été assassinés dans onze pays pour leurs activités, dont 22 rien qu'en Colombie.
Au-delà des chiffres : la guerre sociale
Il me semble indispensable d'insister sur les réalités que révèlent ces chiffres et, au-delà des éléments statistiques{14}, sur ce qu'ils induisent au quotidien pour des centaines de millions d'hommes, de femmes et d'enfants.
Nous n'avons jamais produit autant de richesses et de biens matériels qu'aujourd'hui et pourtant, la situation de ceux qui les produisent et de leurs familles est loin de s'améliorer. Certes, la situation faite aux travailleurs n'évolue pas en tout point du globe de façon identique. On trouvera des différences, voire des exceptions, au sein de chaque continent et des pays qui les composent.
Si pendant plusieurs décennies le « progrès social » s'illustrait par une progression des droits, des libertés et des conditions matérielles, ce n'est plus le cas aujourd'hui ; les luttes syndicales et les débats politiques ne produisent plus les effets d'entraînement d'hier. Dans une économie de plus en plus globalisée, la situation générale des travailleurs se détériore à tel point que les droits sociaux des pays les plus avancés, qui devraient servir de points de repère aux pays qui le sont moins, sont fréquemment présentés comme des « privilèges » d'un autre temps.
Lorsqu'un travailleur sur deux n'a pas de contrat de travail et que plus de 70 % de la population ne bénéficient pas de système de protection sociale, la question évidente qui vient à l'esprit en interrogeant l'avenir est la suivante : quel modèle prévaudra demain ? Celui de la régulation par le droit social ou une sorte de loi de la jungle dans laquelle les travailleurs seront du « gibier », pendant que les actionnaires et les propriétaires continueront d'engranger d'énormes dividendes ?
S'il y a une « guerre mondiale » à dénoncer et à combattre aujourd'hui, c'est bien la « guerre sociale ». Conséquence de la « guerre économique », de la « guerre technologique », de la « guerre des matières premières » et de la « guerre commerciale », elle fait d'innombrables victimes et en fera beaucoup d'autres s'il n'y a pas de réaction à la hauteur du défi.
Comment croire qu'une telle situation puisse perdurer ? Comment ne pas voir qu'il y a là autant de sources de tensions et de nouveaux conflits qui affaiblissent encore un peu plus la paix si chèrement acquise dans l'histoire de l'humanité. La précarité extrême des travailleurs et l'absence trop fréquente des droits et des libertés au travail est un terreau propice aux réponses autoritaires, à la recrudescence du racisme, aux fanatismes drapés d'une soi-disant référence religieuse. Pourquoi cette situation ? Quell...