Bretons irréductibles et solidaires
Pivot, pierre angulaire, clef de voûte : toutes les métaphores se valent pour qualifier le rôle essentiel joué par Gisèle Diabat depuis l’arrivée de notre nouvelle famille afghane.
Gisèle est la plus proche voisine. Elle est propriétaire d’une maison qu’elle a entièrement rénovée. Travaillant dans une localité située entre Le Mans et Vendôme, elle passe ses week-ends, ses vacances, ses RTT à Guéhenno, ce qui est le gage d’une présence régulière dans le pays. Gisèle est la sœur du précédent maire, Jean-Claude Diabat, qui a renoncé à son mandat en 2016, mais demeure membre du conseil municipal.
Le plus vieux souvenir que je garde de Gisèle date de l’époque où elle élevait quelques moutons. Thierry laissait ouvert l’accès à l’arrière de son jardin et les moutons pouvaient y pénétrer, ce qui permettait de faire l’économie d’une tondeuse à gazon. Il était assez divertissant de voir une personne sortir pour la première fois des toilettes et tomber nez à nez avec un de ces animaux à museau noir et poils laineux. Nous regrettons tous les moutons de Gisèle.
Dès qu’elle a été informée de l’arrivée des petites reines et de leur famille, notre pétulante voisine a battu le rappel dans le village, informant la mairie, mobilisant les institutrices en retraite pour l’apprentissage du français, repérant les bouchers de la région qui proposent de la viande halal, sollicitant les clubs de cyclisme pour les filles et de football pour les garçons. Gisèle a aussi servi d’infirmière quand Zeba a été souffrante, de chauffeur pour les déplacements. La famille Ali Zada a beaucoup d’affection pour elle et l’a intégrée en son sein comme une proche parente. L’intermédiation avisée de Gisèle est devenue incontournable et sa vigilance a souvent été utile pour nous avertir d’éventuelles difficultés. Au point de faire parfois preuve d’anxiété pour ses nouveaux protégés.
Il n’y a pas de concurrence dans la région entre les établissements scolaires. Les deux seules écoles sont à Guéhenno et à Billio, le village voisin, et relèvent toutes deux de l’enseignement confessionnel catholique. Cette situation est une des particularités de ce secteur du Centre Morbihan où l’école publique n’est pas majoritaire. Lorsque la maire de Guéhenno, Nolwenn Bauché, a été informée de l’arrivée d’une famille afghane, elle a donc naturellement appelé Roland Allain, directeur du regroupement pédagogique intercommunal Guéhenno-Billio, autrement dit le responsable des deux écoles. La maternelle, le cours préparatoire et le CE1 sont à Guéhenno, le CE2, les CM1 et CM2 à Billio. Vingt-huit enfants sont scolarisés dans ce second établissement.
Roland Allain est un enseignant qui gagne à être connu et que nous sommes venus à beaucoup apprécier. C’est un chrétien progressiste, proche du Comité catholique contre la faim et pour le développement (CCFD-Terre solidaire) avec lequel il a œuvré en Inde au contact de ceux qu’on nomme les « intouchables{17} ».
À ce stade du récit, je voudrais m’autoriser une digression afin d’évoquer mon rapport présent au catholicisme, qui a bercé mon enfance et structuré mes apprentissages premiers. J’ai rompu toute relation avec la religion dès mon arrivée à l’âge adulte et versé progressivement dans une attitude agnostique somme toute confortable, puisqu’elle évite d’adopter un parti pris définitif. J’ai retrouvé trace d’un christianisme de progrès en 1989 lors d’une conférence d’Ignacio Ramonet, alors rédacteur en chef du Monde Diplomatique, sur la révolution au Nicaragua. Ramonet nous a raconté une anecdote qui m’a remué le sang. En 1979, on a amené à Tomás Borge, nouveau ministre de l’Intérieur du gouvernement sandiniste au Nicaragua, le responsable de la garde du dictateur déchu Somoza, qui l’avait torturé et avait mis à mort son épouse. Très digne, Borge a déclaré au bourreau livide de peur : « Nous avons aboli la peine de mort ce matin, notre pardon sera notre seule vengeance. » Je venais de fêter mon quarantième anniversaire, cet âge qui annonce souvent, chez les hommes, le début d’une nouvelle crise d’adolescence. Je me suis immédiatement dit qu’il fallait que je rentre en contact avec un mouvement révolutionnaire qui tenait de tels propos. Au cours de l’été, je me suis donc engagé dans une brigade de solidarité dont l’activité était partagée entre le travail sur un chantier agricole à Matagalpa et des réunions politiques avec les acteurs régionaux du sandinisme. J’ai ainsi rencontré les tenants de la théologie de la libération, croisé la route de l’assistant d’Oscar Romero, l’évêque de San Salvador, assassiné sur le seuil de sa cathédrale par les escadrons de la mort. J’ai retrouvé à Orléans, lors de ses passages, Jean Loison, un prêtre du Loiret, soutien des sandinistes, qui avait monté une école d’infirmière et témoigné des exactions nord-américaines devant la Cour internationale de justice.
J’ai détesté Jean-Paul II d’avoir imposé le silence à la foule lors de sa messe en plein air et humilié publiquement sur le tarmac de l’aéroport de Managua Ernesto Cardenal, ce merveilleux prêtre et poète, ministre de la Culture du Nicaragua, agenouillé devant lui pour recevoir une admonestation diffusée en direct par les caméras du monde entier.
J’ai eu pour ce pape issu du catholicisme polonais, globalement l’un des plus rétrogrades qui soit, l’exacte considération que j’aurais accordée à un honorable correspondant de la CIA. Quand l’Église catholique a décidé d’en faire un saint, son cadavre à peine refroidi, en produisant, pour la forme et selon l’usage, de pseudo-miracles imputés post mortem et censés conférer à la décision une légitimité de droit divin, j’ai eu beaucoup de compassion pour mes amis latino-américains qui devaient avaler ces couleuvres obscurantistes. Quelques années plus tard, les bataillons de la Manif pour tous, lodens et cols Claudine défilant dans les rues de Paris, les déclarations grotesques de Christine Boutin et de Frigide Barjot, avaient fini par me convaincre qu’il ne demeurait plus, à quelques exceptions près, dans l’Église de France, qu’un ramassis de réactionnaires flirtant avec l’extrême droite.
Les cathos de gauche, les anciens de la JOC{18} et du PSU{19}, les prêtres ouvriers de la CGT, les héritiers de ces hommes et ces femmes qui avaient opposé la protestation des consciences à l’usage de la torture en Algérie, j’en ai retrouvé la trace quand j’ai commencé à m’intéresser au sort des réfugiés du Proche-Orient. Ils sont nombreux dans les réseaux d’aide, très discrets mais efficaces. La Bretagne n’a pas démenti ces raisons d’espérer.
Je crois que la foi est comme une brûlure qui laisse toujours des traces sur le corps et que le texte des Béatitudes est le message le plus révolutionnaire jamais adressé à l’humanité.
Je suis aussi un produit de l’école laïque, celle qui n’existe pas à Guéhenno, et je conserve une vieille affection pour les instituteurs de la IVe République qui m’ont permis de poser le pied dans l’ascenseur social. Mais cette affection n’est pas dénuée de lucidité. Il me revient le souvenir de ce « hussard noir » qui nous mettait en rang dans le couloir à onze heures trente et nous laissait mijoter un bon quart d’heure pour s’assurer que ceux d’entre nous qui étaient envoyés par leurs parents au catéchisme y arriveraient en retard, ou qui singeait les postures d’un curé disant la messe pour faire rire la classe... Avec le recul et au regard de la violence qui se déchaîne aujourd’hui sur les réseaux sociaux, tout cela paraît assez bon enfant, une gesticulation folklorique digne de Peppone et Dom Camillo, parce que personne ne se haïssait à l’époque, mais je l’ai quand même vécu comme un conflit de loyauté, qui m’était imposé, entre l’apprentissage du savoir et la pratique religieuse. On était alors plus proche de l’athéisme militant des libres penseurs que de la laïcité d’Aristide Briand.
Je n’ai pas rompu les ponts avec ce milieu. Il y a dans ma famille quelques « bouffeurs de curé » qui donnent de la couleur à nos agapes ; c’est parfois drôle, jubilatoire. Mais depuis que les hijabs et les jilbebs se sont substitués aux vieilles soutanes, il est devenu préférable de mettre un bémol dans les répliques, surtout quand un saint-nicolas-de-bourgueil, parvenu à maturité, échauffe la ligne argumentaire.
Pour accueillir une famille chiite afghane primo-arrivante, il m’a semblé que la prise en charge pédagogique par un chrétien progressiste et tiers-mondiste était une option qui ne manquait pas d’intérêt, ce que la suite a confirmé.
Nous sommes au lendemain du premier tour de l’élection présidentielle, et Roland Allain a pris connaissance des résultats de Guéhenno et de Billio où le Front national arrive en première position, ce qui ne manque pas de le préoccuper, mais il se fait un point d’honneur d’accueillir un enfant réfugié dans son école. Il réunit les parents d’élèves pour leur annoncer que l’établissement va recevoir un petit garçon afghan de dix ans, prénommé Ali Reza, dont la famille vient de s’installer dans le village. Quelques voix s’élèvent pour marquer de la réserve, sans véhémence. Par la suite, ces voix discordantes s’estompent et, après avoir fait connaissance avec les enfants Ali Zada qui charment par leur gentillesse et leur éducation, prennent même part à l’accueil villageois.
Roland se souvient que le journal Ouest-France édite chaque week-end une page spéciale à destination des enfants, avec quelquefois la présentation d’un pays. Pour aider à l’intégration d’Ali Reza dans la classe, il ressort le dossier consacré à l’Afghanistan, évoque le pays en guerre, la religion musulmane, les différentes ethnies et annonce l’arrivée du jeune garçon. Les enfants comprennent très bien la situation ; ils partagent à la maison ce qu’ils ont découvert en classe et assurent à Ali Reza un accueil chaleureux. L’association gestionnaire de l’école décide de dispenser la famille de frais de scolarité.
S’agissant d’un primo-arrivant, il est nécessaire de mettre en place pour Ali Reza un accompagnement personnalisé dans la classe et d’assurer en premier lieu l’apprentissage du français. Roland fait appel à des volontaires bénévoles. Parmi eux, Marie-Thérèse et Gisèle Jarno, qui assuraient de temps à autre des remplacements. Gisèle Jarno et une autre enseignante retraitée, Nicole, font partie du réseau d’entraide constitué par notre voisine Gisèle Diabat. Toutes ces personnes se relaient donc à l’école de Billio pour prodiguer une assistance quotidienne à Ali Reza pendant tout le temps scolaire. Au départ, la démarche est de lui faire assimiler du vocabulaire, de travailler sur le langage avec des exercices conversationnels. Mais à partir de septembre, l’objectif est de lui apprendre à lire, et il progresse rapidement. Ali Reza a l’âge d’être en CM1-CM2. Au niveau des mathématiques, il reprend l’apprentissage au niveau CP et commence bientôt celui de CE1. Roland note qu’il est très observateur, établit beaucoup de liens et dispose donc de capacités intellectuelles indéniables. Ali Reza participe, dès son arrivée, à une classe de ville qui se déroule à Nantes. Il quitte donc immédiatement le cocon familial pour passer deux jours et deux nuits à l’extérieur. Il est volontaire et montre même un enthousiasme étonnant. Il participe également à un spectacle scolaire et à la chorale lors de la fête de la musique de Billio. La famille est convoyée à ces manifestations par « les deux Gisèle » qui l’emmènent également à la kermesse de fin d’année. Autant d’occasions pour les parents d’Ali Reza de rencontrer d’autres parents, d’apaiser les craintes que leur présence aurait pu susciter et de s’intégrer à la vie du village.
Ali Akbar est quant à lui inscrit à la rentrée de septembre 2017 au collège de Saint-Jean-Brévelay et c’est Gisèle qui assure le relais avec la direction de l’établissement et les enseignants.
Pour l’enseignement du français aux autres enfants de la famille, puis aux parents quand ils se sentent prêts, c’est Gisèle Jarno qui monte en ligne. Elle ne connaissait pas Gisèle Diabat, mais lorsque celle-ci l’a contacté par téléphone, elle a tout de suite réagi positivement en faisant appel à d’autres enseignantes retraitées de la région.
Gisèle Jarno est originaire d’Hennebont, près de Lorient. Elle est catholique et a mené localement toute sa carrière dans l’enseignement privé, entre Bignan, Guéhenno et Saint-Jean-Brévelay. Proche, comme Roland Allain, du CCFD-Terre solidaire, elle s’engage à l’âge de dix-sept ans dans un programme d’alphabétisation de familles marocaines vivant dans un quartier populaire de Lorient. Demeurée, toute sa vie, fidèle à ses convictions de jeunesse, elle est aujourd’hui présidente d’une association d’aide et de coopération franco-malgache dont le siège est à Saint-Jean-Brévelay.
Retraitée depuis 2015, elle fait appel à deux autres enseignantes, Nicole et Maryvonne, également retraitées et issues, comme elle, d’écoles et de collèges privés confessionnels de la région. Elle sollicite également Jeannine, qui vient pour sa part de l’enseignement public, avec une sensibilité un peu différente de celle des autres membres du réseau qui se constitue, mais dont elle partage l’humanisme et la bienveillance.
Alors que les discours propageant l’idée d’une invasion de la France par les étrangers fleurissent et prennent dangereusement racine, les outils techniques de la mondialisation mettent les souffrances géographiquement lointaines à portée de nos émotions. C’est faire preuve de beaucoup d’inhumanité que de n’envisager ses semblables qu’au travers des cultures d’origine et des catégories sociales qui les référencient, en perdant totalement de vue qu’ils sont aussi des personnes, pas si différentes en définitive, avec qui nous avons la possibilité de nouer des relations d’affection.
Maryvonne n’aime pas être dans la lumière, la discrétion est une seconde nature dans sa famille. Elle avait deux oncles dans le maquis breton et sa mère transportait de faux papiers pour la Résistance, une activité qui lui causa quelques frayeurs, mais dont elle ne parla à personne, en dehors de sa fille, une fois la guerre achevée. Maryvonne n’est pas une militante, elle ne se met jamais en avant, elle sait que la parole est une prise de pouvoir et elle n’aime pas le pouvoir. Mais si on fait appel à une compétence dont elle dispose, elle répond positivement, pour faire de l’aide aux devoirs avec les enfants de Bignan ou donner des cours de français à une famille afghane.
En revanche, cette introvertie exprime, dans l’univers feutré des relations individuelles, une remarquable capacité à placer son interlocuteur dans cet état d’apaisement et de sérénité qui instaure la confiance et suscite la confidence. C’est l’impression que m’a laissé une demi-heure d’entretien téléphonique avec Maryvonne, que je voulais questionner sur ce qu’elle avait vécu dans ce réseau d’entraide, et avec les enfants Ali Zada. Elle m’a raconté pas mal de choses sur elle-même, qui elle est, l’expérience en cours, mais elle l’a fait d’une façon telle qu’il découlait de manière assez naturelle que je lui abandonne aussi, en échange, un peu de moi-même. Le mari de Maryvonne, également retraité, avait une petite entreprise de maçonnerie et un attrait particulier pour la restauration du patrimoine. Il a honoré de nombreuses commandes du service des Bâtiments de France. Il a par exemple remis en état le pigeonnier du manoir de Lemay à Guéhenno. Un autre lien, en somme, avec le terroir et ses racines. On ne peut qu’aimer ces gens, solides, paisibles, capables d’engagements discrets et d’une générosité sans ostentation.
Maryvonne a noué avec Jawad, l’aîné, des échanges qui nous éclairent un peu sur la personnalité du jeune homme. Depuis le départ de ses sœurs pour l’Université de Lille, il s’est trouvé investi des responsabilités jusque-là portées par Masomah dans les relations de la famille avec l’extérieur. Il semble en avoir acquis un dynamisme nouveau. Il s’est extrait de l’état dépressif qu’il pouvait afficher au cours de l’été et aspire à pouvoir travailler dès que son statut le lui permettra. Son moral est meilleur et il a fait de gros progrès en français, qu’il révise régulièrement. C’est lui qui a convaincu ses deux parents de se mettre également à l’apprentissage de la langue et il n’hésite pas à bousculer gentiment son père lorsqu’il trouve ses efforts insuffisants. Jawad est désormais totalement mobilisé intellectuellement dans une logique d’insertion sociale. Maryvonne lui trouve beaucoup de caractère, comme Masomah, et des dispositions pour apprendre malgré un niveau d’études inférieur à celui de ses sœurs.
Les parents semblent heureux d’apprendre. Aucun des deux n’a fréquenté l’école et Zeba vit cela comme un jeu, joyeusement. Mohammad Ali est consciencieux, il tient, sur un cahier, des listes de vocabulaire qu’il récite avant chaque cours. Lors d’un déplacement à Saint-Malo, Thierry a été surpris de le voir déchiffrer le nom affiché sur le panneau d’entrée de la ville, en ayant simplement mémorisé les lettres des noms de ses enfants sur leur pièce d’identité.
Maryvonne, comme les autres enseignantes, a aussi établi, de manière assez naturelle, des liens d’affection avec la famille. Elle en éprouve un bonheur partagé.
Une autre personne rejoint le groupe un peu plus tard : Armelle. Elle est née à Vannes, a quitté sa région assez tôt en raison de ses activités professionnelles et a épousé un médecin alsacien. Le couple a beaucoup voyagé et s’est même installé un temps à La Réunion pour revenir finalement en Bretagne et passer sa retraite à Colpo, un village qui produit du cidre artisanal, situé près de Saint-Jean-Brévelay.
Le mari d’Armelle, Patrick, a toujours été passionné de vélo. Il connaissait bien l’ensemble du massif vosgien, mais il est descendu plus bas, dans le Ju...