Partie 1
Quand le pouvoir vertical peine à se remettre en cause
Chapitre 1
Les transformations des politiques patronales
Le fonctionnement rigide et traditionnel des entreprises connaît depuis au moins deux décennies des bouleversements d’ampleur{17}. Les pratiques de modernisation conduites par les directions patronales marquent une rupture avec la culture organisationnelle qui a prévalu jusqu’ici. Si elle a permis parfois d’indéniables succès, cette culture cloisonnée et lourdement hiérarchisée apparaît à présent dépassée. Au nom de l’urgente priorité de lutter contre la « bureaucratisation » de la vie de l’entreprise, elle est remise en cause dans sa dimension systémique, ses comportements stratégiques, ses relations de pouvoir.
Le nouveau modèle productif qui voit le jour se caractérise par l’accroissement de la productivité micro-organisationnelle (« juste à temps », fluidification de la production, démarche qualité totale, fiabilisation permanente, etc.), la flexibilité du temps de travail (volume) et de sa qualité (polyvalence), la précarité de l’emploi et du statut professionnel. En toile de fond, les modes de gestion du travail se trouvent transformés, à travers notamment l’externalisation des activités à faible valeur ajoutée, le déplacement de l’emploi vers les petites entreprises sous-traitantes et le recours croissant à la mobilité du personnel. Les technologies numériques qui ont atteint un haut degré de maturité opérationnelle viennent à la rescousse de cette mutation productive. Leur usage massif dans une large gamme de secteurs économiques est un vecteur de recomposition de l’ensemble des processus de travail.
Un monde en mouvement
En quel temps vivons-nous ? Le contexte structurel de l’économie globalisée se distingue par plusieurs traits marquants. Les faits sont avérés. Le marché concurrentiel à travers le monde a triplé au cours des vingt-cinq dernières années, passant de 1,3 à 4 milliards de personnes. De nouveaux acteurs sont arrivés qui n’existaient pas auparavant. L’explosion démographique impacte le mouvement de la formation des prix. Par exemple, les Chinois deviennent les rois des énergies nouvelles parce qu’ils ont la possibilité de fabriquer des produits et de les vendre avec des effets d’échelle considérables qui font baisser les prix. L’avènement de la mondialisation implique que toutes les économies sont en interdépendance. Elles se tiennent par la barbichette. Par conséquent, l’effet papillon peut arriver en permanence et bouleverser très rapidement les situations acquises. L’irruption des capitaux nomades (fonds de pension, capital-risque, etc.) ne fait qu’accentuer l’incertitude et l’emprise du court terme.
En parallèle, les nouvelles technologies de l’information et de la communication bouleversent les relations au pouvoir, à l’espace et au temps. Les métiers se transforment rapidement et en profondeur. Cette perspective pose de redoutables problèmes en matière de formation, de transmission, d’innovation. Les anciens risquent de transmettre des choses qui ne seront plus reçues. Quant à la nouvelle génération qui arrive, elle est indiscutablement câblée autrement. Comme l’explique Michel Serres dans Petite Poucette{18}, consulter Wikipédia et échanger avec les pouces en recevant continuellement un flux d’informations n’excite pas les mêmes zones corticales. Maintenant, les jeunes ont théoriquement tous les savoirs possibles dans leur ordinateur portable. Culturellement, on fabrique des mutants. Il se creuse ainsi un écart entre des systèmes pédagogiques laborieux qui existent pour justifier les enseignants et cette façon extraordinaire d’accéder au savoir d’un seul clic.
En facilitant les revirements les plus spectaculaires sous prétexte d’adaptabilité, la modernisation de l’entreprise installe durablement les agents économiques dans le désarroi et la confusion. Elle institutionnalise l’incertitude, subvertit la loyauté d’appartenance, détruit la confiance dans l’avenir. Sous le vocable apparemment rassurant de « réformes de structure » se jouent des réorganisations qui ne sont pas nécessairement justifiées en termes de « bon sens économique » mais qui s’imposent comme des opérations financières rentables pour prouver au marché que l’entreprise est capable de changer. Des entreprises parfaitement viables sont mises sur la touche, emportées par le tourbillon concurrentiel, victimes de stratégies opportunistes de démantèlement et de fusions-acquisitions. Le DRH d’une société d’assurance confie :
« Il y a toujours le gros qui va racheter. Une entreprise plus petite va être absorbée, parfois avec des méthodes managériales très sommaires, rapides, paternalistes. En général, une préparation est faite pour ce qui est du volet financier. Tout cela est très pointu. Mais sur les ressources humaines, qu’est-ce qu’on va donner comme information ? L’enjeu du changement va être éludé alors qu’il faudrait mettre en valeur les identités collectives, l’histoire humaine de cette entreprise, en s’intéressant en amont à son mode de fonctionnement, à la pyramide des âges qui la composent. Tout cela est mis de côté, ce n’est pas la première chose qui intéresse les dirigeants. Ils achètent un bien qui a une valeur. Mais on va être sur une valeur de résultats, de chiffre d’affaires. Une valeur financière plutôt qu’une valeur humaine. »
Il est caractéristique que les entreprises de services vivent actuellement le même mouvement de concentration capitalistique que le monde industriel a vécu deux décennies auparavant. Les restructurations en cours visent à produire plus de fluidité et d’interactivité tout en réduisant les procédures et les dispositions organisationnelles qui sont des freins à l’innovation. Mais pour incarner le modèle d’entreprise évoqué dans les discours, les directions d’entreprise opèrent des choix qui contrastent avec les principes des pratiques autorégulées. Au lieu de réinjecter de l’intelligence et de l’esprit critique dans les échelons intermédiaires du management en suscitant l’envie d’innovation et d’autonomie, c’est la démarche de centralisation-normalisation qui l’emporte le plus souvent.
Or, face aux impératifs croissants de rentabilité des capitaux, le pilotage managérial a du mal à retrouver une cohérence organisationnelle et, encore plus, à maîtriser les effets inattendus des stratégies patronales. Si la dimension financière est omniprésente, la compétitivité ne se joue pas exclusivement sur le terrain des prix, sinon les producteurs moins-disants seraient imbattables. Miser sur la fiabilité du produit, sur l’excellence et la proximité du service, sur le respect des délais et des budgets est toujours un gage de réussite dans la durée.
Une gouvernance à prédominance financière
Les entreprises sont à un tournant de leur histoire. Elles vivent, conjointement, une accélération sans précédent du temps et une multitude de défis qui s’annoncent éprouvants et inquiétants. Leurs décisions économiques sont volatiles et problématiques, leurs stratégies modulables et réversibles, leurs capacités d’anticipation peu activées. La gestion restrictive de la masse salariale reste, plus que jamais, la variable d’ajustement par excellence. Le but recherché n’est pas d’améliorer la productivité du travail mais d’optimiser le retour sur investissement. Il ne s’agit pas d’augmenter les richesses à l’état pur, mais la quote-part qui incombe aux actionnaires. « L’entreprise a changé de nature, elle n’est pas une communauté humaine dont l’objectif est de fabriquer quelque chose d’utile au meilleur coût, elle est devenue une production de cash pour ses propriétaires », observe un consultant en organisation.
Or, ce mode de gouvernance empêche de trouver des réponses aux impasses que les entreprises se créent elles-mêmes. À son tour, le profil des dirigeants d’entreprise se modifie significativement : ils sont de moins en moins stratèges et visionnaires et de plus en plus financiers et court-termistes. Il est d’ailleurs frappant de constater leur difficulté à prendre du recul alors qu’ils sont happés par l’engrenage de leur propre fuite en avant. Le pouvoir économique et financier finit par se concentrer dans les mains d’une petite minorité de « décideurs », comme le décrit le directeur financier d’une filiale d’un grand groupe industriel :
« Le monde de l’entreprise est fait de la manière suivante. Au sommet de la pyramide, il y a le président et la direction générale, une vingtaine de personnes. C’est le Comité exécutif (Comex). Après, il y a des cadres supérieurs complètement ignorés qui ne sont associés à rien du tout et, au-dessous, il y a des salariés. La direction est complètement isolée, il n’y a pas de relais. Autrefois, elle n’était pas toute seule, il y avait des centaines de personnes. Aujourd’hui, le cadre supérieur est considéré comme l’ouvrier de base. L’hypercentralisation de la direction d’entreprise dévalorise l’encadrement supérieur. Je pense que c’est dû à une vision de court terme. Mais ce n’est pas forcément voulu, c’est parce que le monde évolue trop vite. Et comme tout s’accélère, il vaut mieux que vingt personnes soient en charge du changement plutôt que cinq cents personnes qui ne comprennent pas pourquoi ça bouge. Alors, on concentre la direction.
– Pourquoi considérer les vingt personnes comme des sprinters et les cinq cents comme des boulets ?
On raisonne à court terme et le monde est à court terme. Quand on décide d’un changement de cap, c’est plus facile de dire qu’on va faire une réunion de vingt personnes que de cinq cents personnes. Après, c’est difficile de gérer. Les directions se sont enfermées, c’est une catastrophe. Cela se répercute sur le management au quotidien. C’est partout le même schéma : une direction resserrée, un président-roi, une cour qui gravite. Il y a le Roi-Soleil, le directeur financier, le DRH, les grands barons. Ce sont des gens qui vont voir le roi et lui disent que tout va bien. Ce sont des gens qui pensent pour le roi. Le roi s’isole. Il y a une coupure entre le roi, sa cour et les autres. D’autres cadres supérieurs se posent un tas de questions. Au lieu de réfléchir avec les gens d’en haut, ils réfléchissent avec des gens d’en bas. »
Le constat est sans appel. L’imaginaire de la nouvelle gouvernance de l’entreprise s’est répandu comme une traînée de poudre en envahissant la vie quotidienne à travers une intense activité communicationnelle qui interpelle aussi bien les salariés que les responsables managériaux. Cela fut un vrai choc culturel : triomphe de la logique court-termiste (même si la scission entre les entreprises de type capitalistique et celles qui sont porteuses d’un vrai projet industriel est réelle), priorité à la rentabilité immédiate due aux actionnaires, gestion coercitive des relations professionnelles avec des évaluations-sanctions et des coupes drastiques dans les effectifs. L’équilibre entre résultats financiers et dynamique collective de création de richesses s’est déplacé aux dépens du travail. Tout salarié est considéré comme un coût à compresser.
Quel que soit le secteur d’activité, l’objectif visé n’est pas la perfection du produit ou l’efficacité du service mais la hausse des indicateurs boursiers. Les considérations financières tendent à l’emporter sur les problématiques de la production, du métier, de la culture d’entreprise. Il n’est guère étonnant dans ces conditions de voir les enjeux de la santé au travail prendre une place de plus en plus importante.
« Il n’y a plus de temps morts, plus de respiration, y compris dans les entreprises de services à forte valeur ajoutée. On est toujours en train de courir. Cela s’est accéléré avec les nouvelles technologies de l’information et de la communication [NTIC], tout le monde est connecté en permanence. » (Président de société de conseil)
La structure du pouvoir d’entreprise se resserre autour d’un directoire qui conduit la politique économique et prend les décisions stratégiques, laissant aux étages inférieurs, y compris à l’encadrement de haut niveau, le soin de gérer les contradictions, les paradoxes et les tensions qui jalonnent le quotidien des organisations. À cela s’ajoute l’externalisation des risques à travers une stratégie de délocalisations et de sous-traitance souvent malmenée qui finit par brouiller la chaîne des responsabilités et rendre opaque le projet d’entreprise. Il en résulte une organisation d’ensemble éclatée, incohérente et illisible dont les dispositifs incitatifs peinent à mobiliser les salariés. Le vivre-ensemble se dégrade dans la mesure où les ressources disponibles pour participer à des projets et à des questionnements transversaux ne cessent de diminuer. La saturation des temps productifs conforte la fragmentation et l’enclavement à tous les niveaux. L’expérience au travail devient fondamentalement une épreuve agonistique à l’issue incertaine. Le territoire de l’entreprise est désormais dépourvu d’un principe unificateur et s’apparente à la juxtaposition d’espaces repliés sur eux-mêmes.
Toutes ces évolutions rejaillissent sur les représentations collectives. Un grand nombre de salariés ont l’impression que l’entreprise est dirigée en vertu d’intérêts qui sont à l’opposé des leurs. Cela nourrit un sentiment d’insécurité, voire de défiance. « Quand on nous dit, ce n’est pas le nombre de voitures que l’on vend, mais la marge opérationnelle, cela fait mal à la tête », remarque un syndicaliste{19}.
Comment créer alors les motifs et les outils qui permettront aux équipes de produire les résultats attendus ? Comment inspirer l’action, sécuriser les moyens, préserver les équilibres ?
Les salariés en première ligne
La crise bancaire et financière de 2008 a accéléré l’imposition de la nouvelle gouvernance au sein de l’entreprise flexible{20}. Elle a notamment servi de rouleau compresseur particulièrement destructeur pour placer le salariat dans un état de vulnérabilité accrue, y compris pour de nombreuses fractions jusqu’ici relativement épargnées ou même tout à fait consentantes. En même temps, la crise prédispose les salariés à s’interroger sur les fondamentaux de leur action : le sens du travail, l’avenir du métier, la marche de l’entreprise. Le discours managérial les interpelle en tant qu’acteurs du changement, les incite à devenir promoteurs de leur propre transformation. Leurs capacités productives individuelles sont traitées comme un capital humain à rentabiliser sans discontinuer. Leur attachement à l’organisation du travail est systématiquement sollicité alors que l’entreprise ne garantit plus la stabilité de l’emploi, la carrière, la rémunération juste et progressive, ni même la reconnaissance de l’apport contributif individuel. L’entreprise protectrice a vécu, la notion traditionnelle de loyauté n’a plus guère cours. Son horizon d’attente est imprévisible.
Les rapports de travail sont traversés par les soubresauts de la crise. Cependant, les salariés ne se laissent pas abattre. Quand ils s’impliquent professionnellement, ils veulent avoir la contrepartie de leur investissement. Leurs attentes sont à la fois précises et persistantes, réalistes et exigeantes, spécifiques à leur environnement de travail et porteuses d’une signification générale. Leur attachement à l’entreprise n’est pas inconditionnel mais se construit sur le mode donnant-donnant. En cas de déception, il peut se retourner en désengagement, voire en défection immédiate. Cette tendance de fond apparaît distinctement chez les jeunes diplômés précarisés qui ont une vision de plus en plus utilitariste de l’entreprise, mais sa portée est beaucoup plus vaste.
La littérature sociologique abonde en témoignages qui insistent sur la fragilisation du monde du travail au fur et à mesure que le filet de protections, construites dans la durée historique{21}, cède sous l’impact de la déréglementation et de la libéralisation financière. Dans leur conjonction, la dégradation du travail, la précarisation de l’emploi et l’insécurisation de la condition salariale constituent la tendance de fond de la modernisation néolibérale de l’économie. Au sein de l’entreprise elle-même, le glissement du rapport salarial vers une contractualité commerciale ne cesse de progresser, même si ce n’est pas la fin du salariat type CDI ou CDD au profit de l’intérim et du free-lance. Le recours à la sous-traitance des activités se généralise dans tous les secteurs. « Avant, on avait des équipes socle entourées d’intérimaires, maintenant on a des équipes entières formées d’intérimaires, même chez les cadres comme les conducteurs de travaux », témoigne un syndicaliste de la construction{22}.
Cette longue séquence régressive produit de la souffrance, de l’isolement. L’enjeu consiste à subordonner la qualité de vie au travail à la performance. Certes, la soumission réelle du travail vivant aux impératifs de l’accumulation est un phénomène qui marque le développement capitaliste dès ses origines. Mais la nouveauté dans la phase actuelle, c’est l’évacuation du lien social de façon systématique à travers l’individualisation des objectifs. L’absence de repères solides sur le plan collectif conduit à une perte de sens globale.
Toutefois, les salariés cherchent constamment des points d’ancrage pour avoir prise sur la nouvelle donne et aborder avec confiance l’avenir. Ils sont attachés à leur métier, à la notoriété des produits qu’ils fabriquent, à la fonction qu’ils remplissent au quotidien. Certains veulent p...