TROISIÈME PARTIE
Le défi laïque
Chapitre 1
Sphère publique et sphère privée : une distinction trop simple pour être juste
L'idée la plus répandue à propos de la laïcité est qu'elle prescrirait la relégation de la religion dans la sphère privée, séparée de façon étanche de la sphère publique. Cette idée s'appuie sur un certain nombre d'évidences discutables concernant les religions en général et l'islam en particulier.
Un présupposé
Un présupposé fonde le grand malentendu : les religions seraient un mal pour l'humanité, elles seraient un matériau sale pour la société, la trace d'une arriération dans des esprits que la raison ne serait pas encore parvenue à éclairer. La chose est souvent entendue comme une évidence indiscutable pour laquelle on peut se prévaloir de Marianne. C'est certes une opinion qui existe, qui peut s'entendre et se débattre dans l'espace public, mais ce n'est pas celle de la République.
Plusieurs arguments sous-tendent cette opinion répandue à propos des religions : leur intolérance fauteuse de guerres, leur propension à aliéner l'esprit humain, leurs visées réactionnaires et conservatrices, leur lancinante musique hypnotique invitant les êtres humains à abandonner leurs prétentions à bien vivre sur Terre. Cela renvoie sans conteste à certaines réalités, mais les choses sont beaucoup plus ambivalentes et dialectiques. Choisir d'enfermer de façon globalisante les religions du côté obscur de la force, et les croyants avec, n'est-ce pas mettre le doigt soi-même dans une démarche dogmatique ?
La volonté d'imposer sa suprématie, sa vérité, sa vision du monde n'est malheureusement pas l'apanage de quelques chefs religieux : les tentatives de domination ont trouvé de multiples vecteurs dans l'histoire. Et, inversement, les grands textes religieux peuvent aussi, à leur façon, renvoyer à une quête de sens et d'humanité.
Qu'est-ce que la sphère privée ?
Ainsi, dans le débat public, on a souvent expliqué qu'il fallait enfouir le sentiment religieux, cacher ce sein que l'on ne saurait voir. La religion a été frappée d'obscénité. On a donc expliqué qu'elle devait être cantonnée à la « sphère privée ». Vous auriez le droit d'être croyant, derrière la porte de votre appartement ou entre les murs d'un temple, comme on écrit dans un journal intime. Mais cette foi ne devrait pas s'exprimer dans la sphère publique.
La distinction entre public et privé mérite approfondissement. Elle renvoie le plus souvent à une question de propriété. Au bout du compte, il ne s'agit pas tant d'une « sphère privée » que d'une sphère domestique. Cela nous renvoie au débat mené par le mouvement féministe pour que l'espace domestique ne soit pas considéré comme une zone de non-droit, un angle mort de la société. Or, considérer que la religion doit relever de la sphère domestique où chacun ferait ce qu'il veut, remet en cause cette conception. Il n'existe donc aucun lieu où la religion pourrait être reléguée réellement. Mais faut-il la reléguer ?
Il y a là encore un présupposé qui plane : tout individu affichant sa religion est-il un prosélyte en action et toute manifestation de foi cache-t-elle une tentative de prise de pouvoir ? En être arrivé à faire de cette question un tel point de fixation est symptomatique d'une société fragmentée, où peut se développer un rejet de la religion, qui finit par se tourner directement contre les croyants. Si l'on avait à ce sujet un peu plus de sérénité, si l'on quittait le domaine de l'agression, pour se placer sur le terrain de la rencontre, la vie en société serait nettement plus tranquille et apaisée.
L'idée de sphère est impropre. Qui peut sérieusement proposer que l'on cantonne plus globalement la liberté d'opinion dans une cellule étanche ? Ce que la République renverrait dans l'ombre, elle le retrouverait en face d'elle de la pire des façons. À moins d'être une République scientifique dirigée par quelques experts, elle a besoin de toutes les représentations du monde pour construire l'intérêt général. N'est-il pas absurde de considérer que l'on pourrait demander aux individus eux-mêmes de se décomposer en compartiments étanches ? N'est-ce pas un appel à la schizophrénie ou à l'hypocrisie ? Un croyant le demeure quand il sort de chez lui, quand il va au travail, quand il discute au syndicat, quand il s'engage en politique... Sa foi teinte sa vie, ses actes, ses engagements. Ou alors, sa foi est morte et elle répond à la logique d'enfermement prônée par certains. Mais la religion n'est pas obligée d'être conforme au monstre que décrivent ses premiers détracteurs. La République n'a rien de bon à attendre de la foi refoulée, hors-sol, déconnectée des réalités sociales. Et c'est le meilleur moyen de favoriser l'irruption de forces politiques kidnappant une influence religieuse pour l'instrumentaliser dans l'espace public, avec une volonté plus ou moins intégriste. Or, la foi ne donne pas les clefs de l'organisation sociale et des grandes réformes politiques à mettre en œuvre ou pas, elle est pour de nombreux croyants une source de sens et de spiritualité. Et si elle ne se contente pas d'un catéchisme rassurant – ce qu'y recherchent beaucoup d'hommes et de femmes déboussolés par un monde inquiétant – elle produit de la réflexion et des actes.
Jean-Pierre Bourget, prêtre habitant dans une cité de Vitry-sur-Seine où il était l'un des responsables de l'amicale de locataires, écrivait en 2003 :
« On n'interdira pas à un croyant de laisser se mélanger en lui, et sa foi, et ses analyses, et ses convictions politiques. L'être est tout un. On ne lui interdira pas de laisser sa foi inspirer son action, et vice-versa. Il est même possible que cette inspiration transparaisse, qu'elle se voie, et qu'on la repère. Et alors ? Est-ce que la laïcité est menacée{73} ? »
Évoquant les chrétiens de gauche, l'historien Denis Pelletier explique qu'ils ont donné corps dans la deuxième moitié du XXe siècle « à cette double vérité selon laquelle le monde politique est un monde de la croyance, tandis que le monde religieux est lui-même traversé par des enjeux politiques{74} ».
« Que l'Église s'occupe de Dieu, la politique s'occupe du reste », peut-on parfois entendre dans des débats. S'occuper de Dieu a-t-il du sens, si cela ne conduit pas à considérer l'humanité ? On ne peut nier la dimension sociale de la foi, son impact social, sauf à renvoyer la religion dans le domaine de la morale et des bonnes mœurs, sauf à accepter un drôle de partage des rôles entre un pouvoir religieux autorisé à régner sur les âmes et un pouvoir politique vaquant à des tâches matérielles.
Reconnaître cette dimension sociale de la foi ne saurait en aucun cas conduire à accepter que des pouvoirs religieux confisquent le pouvoir politique. En effet, la laïcité a un passage obligé, celui de la Séparation des Églises et de l'État. C'est un principe qui s'applique à l'État, mais comment pourrait-on le prolonger jusqu'aux individus sans porter atteinte aux libertés individuelles ?
Une Église ne saurait donc revendiquer le pouvoir de l'État mais, pour le reste, comme le souligne l'historien Émile Poulat, il lui reste pour se déployer « non seulement le sanctuaire de la vie privée et du for intérieur, mais aussi tout le champ de la vie en société selon l'idée qu'elle se fait de sa mission dans le monde, et tout spécialement l'immense domaine de l'intérêt public, de l'utilité publique, du bien public, des grandes causes nationales, sociales ou humanitaires{75} ».
Dans l'espace public, la liberté d'expression est la règle, et la liberté de culte garantie en droit. Les religions ont donc droit de cité, et la contestation de leurs conceptions également. Cela renvoie à une autre question régulièrement posée par certains, se drapant toujours dans la même certitude d'avoir la laïcité avec eux : les représentants des Églises peuvent-ils s'exprimer publiquement ? Sont-ils fondés à donner leur avis sur la marche du monde et les orientations politiques ? Les Églises sont ni plus ni moins qualifiées que d'autres pour émettre des avis, à partir du moment où c'est la souveraineté populaire qui emporte la décision. Mais il n'y aurait aucun bénéfice à imposer le silence aux courants religieux et à refuser d'entendre leurs interrogations, si elles ne procèdent pas d'arguments d'autorité, pour mener le débat, avec exigence. N'est-ce pas cela, la politique ?
À l'inverse, l'un des changements profonds provoqué par la séparation est peut-être que la production de sacré, au sens de jalons communs, n'est plus déléguée aux Églises. Le « sacré profane » ne procède pas pour autant exclusivement de l'État, qui n'a pas vocation à gouverner les consciences. La symbolique est d'autant plus forte qu'elle est le fruit d'un mouvement populaire conscient de ce à quoi il veut donner de l'importance. C'est ainsi qu'elle peut franchir la barre de l'universel, comme ce fut le cas pour le 1er mai, devenu un moment symbolique international de la lutte des travailleurs.
Au-delà du sacré, la quête de sens des croyants participe du mouvement de la société. C'est pourquoi la République doit savoir en prendre le meilleur, non pas au nom de Dieu, mais au nom du bien commun, de l'intérêt général. Au nom d'elle-même. Au nom également de l'humanisation de la société, car favoriser l'échange, le partage entre les êtres humains à propos de ce qui est le moteur de leur vie ne peut produire que de la fraternité dans le respect des convictions de chacun, qu'elles aient ou non une dimension religieuse. Il faut remettre la fraternité à l'ordre du jour, cette valeur essentielle de la République et pourtant la plus floue. Sans me référer ici au débat sémantique sur son remplacement par un mot moins chargé de testostérone{76}, elle est sans doute la plus menacée par les tentatives diverses de remplacement par d'autres mots en « é », au sein de la devise de la République française. Ce qui l'affaiblit est également sa force : elle ne s'incarne pas dans le registre du droit mais dans celui de la volonté, du désir, du sentiment... de l'être.
Nul ne souhaite un espace public envahi par les drapeaux religieux, faisant de la société un champ de bataille pour missionnaires. Mais l'espace public est à tous. Il est d'ailleurs lourdement investi d'enseignes publicitaires et de guéguerres où s'affrontent les apôtres du marketing. Car l'heure est à fabriquer et vendre du « temps de cerveau humain disponible », comme le disait en 2004 le dirigeant de la chaîne de télévision TF1, Patrick Le Lay. La religion libérale cherche à prendre le pouvoir sur les consciences, par le vide, par l'uniformisation, par l'immixtion dans le domaine du désir réduit à des pulsions, par la bataille idéologique pour une société de la concurrence de tous contre tous... Elle se moque bien des hypothétiques sphères publiques et privées. La résistance face à cela est d'ordre politique et social. Elle peut aussi être d'ordre spirituel, au sens où l'on cultive une vie intérieure.
Il y a une immense richesse, dont la société peut se nourrir, dans les grands courants philosophiques comme dans les grands courants religieux. La laïcité ne consiste pas à nier et masquer les influences socioculturelles qui déterminent les choix des êtres humains. Elle ne consiste pas à organiser l'espace public comme un lieu tristement uniforme où chacun est dépouillé de sa personnalité et de ses appartenances multiples pour se fondre dans un moule. Elle permet au contraire à toute cette diversité de faire société et d'entrer en dialogue pour produire du commun. À mille lieues de la théorie dévastatrice du choc des civilisations.
Le « choc des civilisations »
En 1996, le professeur Samuel Huntington publiait Le choc des civilisations, suite à un article ayant déjà fait polémique en 1993. Il cherchait à définir le monde d'après la chute du mur, à la façon d'un stratège. Sa théorie explorait un monde devenu multipolaire et annonçait que des clivages ethno-culturels allaient désormais faire pièce au clivage idéologique qui opposait le capitalisme au communisme. « Le sang et la foi : voilà à quoi les gens s'identifient », expliquait-il. Considérant la nation comme périmée, il définissait neuf grandes civilisations basées sur un socle religieux et pointait l'opposition grandissante entre l'Occident chrétien et le monde musulman. Dans cette vision du monde, débarrassée de tout universalisme, occultant les relations entre les peuples (au premier rang desquelles les interactions propres au berceau qu'est la Méditerranée), expurgée également du clivage de classe et de l'opposition entre riches et pauvres, il envisageait pour l'Occident la nécessité de défendre ses valeurs, son identité. De quoi enfoncer le clou de la victoire du capitalisme, et donner à l'hyperpuissance américaine en perte de vitesse un nouveau combat lui permettant de mobiliser ses adeptes.
Le 11 septembre 2001, à New York, les attentats du World Trade Center sont venus dramatiquement donner un point d'appui décisif aux partisans du choc des civilisations. Et voici George Walker Bush parti en « croisade » contre « l'axe du mal ». Tandis que les terroristes instrumentalisaient la religion sur fond de misère et d'impérialisme, le président des États-Unis d'Amérique agissait en miroir. Cette situation internationale, débouchant sur des guerres interminables, n'a pas été sans conséquences sur les opinions publiques. Ignacio Ramonet écrivait en juin 1995 dans Le Monde diplomatique : « Ces arguments ont encouragé la xénophobie aux États-Unis et dans plusieurs pays européens ; ils ont accrédité l'idée que l'islam était le nouvel “ennemi totalᾹ de l'Occident. » Et en octobre 2001 : « Vous avez aimé l'anticommunisme ? Vous adorerez l'anti-islamisme ! »
En France comme en Europe, l'extrême droite rassemble de plus en plus de suffrages et ses idées imprègnent le débat public. La droite est contaminée par le poison, qui a déjà rongé le Parti républicain aux États-Unis. Les réflexes identitaires sont en train de gagner du terrain, dans une société de la crise et de la peur, où chacun finit par se sentir agressé jusque dans son être, jusque dans son intimité. De part et d'autre des barrières que l'on monte, les êtres humains semblables ont des peurs semblables aux mécanismes semblables.
Ces réflexes identitaires emplissent le vide sidéral et sidérateur que provoque le consumérisme effréné – mais aussi réfréné par la faiblesse du pouvoir d'achat populaire. N'est-ce pas sur ce vide que se créent à la fois un sentiment d'identité mortifère et son pendant, l'uniformisation culturelle de l'humanité ? On pourra en discuter le caractère de sanction définitive, mais l'analyse d'Hervé Le Bras et Emmanuel Todd, en 2013, dit à sa façon la crise de sens traversée par notre société :
« L'effondrement du catholicisme, puis celui du communisme ont engendré un vide religieux et idéologique qui a fini par engloutir tout l'Hexagone. On peut donc parler de nouvelle homogénéité par le vide, laquelle explique l'apparition parmi bien d'autres choses, dans un pays où les Français classés comme musulmans ne pratiquent pas plus leur religion que ceux d'origine catholique, protestante ou juive, d'une islamophobie laïco-chrétienne. Une islamophobie paradoxale, pour le moins, puisqu'elle prétend que la seule bonne façon de ne pas croire en Dieu est par essence chrétienne{77}. »
Finalement, à travers les offensives sarkozystes, le courant conservateur de l'Église et le courant antireligieux ont su se retrouver en silence dans une laïcité d'apparence. Et ce ne pouvait être, au fil du temps, qu'en connaissance de cause.
La crise actuelle n'épargne pas les institutions religieuses elles-mêmes. « L'intervention des Églises chrétiennes, qui ont par ailleurs des relations pacifiées et cordiales avec les États démocratiques et libéraux peut-elle dépasser la protestation éthique{78} ? », s'interroge le sociologue Jean-Louis Schlegel. Ne peut-on en effet constater un net affaiblissement de la portée réelle de la parole religieuse, que masque mal le retour en force d'affirmations à caractère conservateur sur le devant de la scène ? Cet affaiblissement ne prend-il pas place lui-même dans la crise du sens et de l'imaginaire traversée par l'humanité ? La gauche elle-même n'est-elle pas marquée par une crise de même nature ? En tout état de cause, les chrétiens progressistes comme les militants de la laïcité bi...