Première partie
Crise de la politique. Pourquoi ? Comment ?
« Nous pouvons avoir la démocratie,
ou bien avoir de grandes richesses
concentrées aux mains de quelques-uns,
mais pas les deux à la fois. »
Louis Brandeis{3}
« La stabilité est illusoire dans un monde où 1 % de l’humanité détient autant de richesses que le reste de la population », affirmait Barack Obama lors de son dernier discours en tant que président des États-Unis devant l’Assemblée générale des Nations unies, en septembre 2016.
Constat désabusé ? Certes, mais surtout alerte !
Une alerte dont il faut mesurer la gravité : pour les peuples et les sociétés en souffrance ; pour la paix menacée par des tensions internationales qui s’exacerbent et des conflits qui tuent massivement et jettent au péril de leur vie des centaines de milliers d’êtres humains sur les chemins des migrations ; pour l’avenir d’une humanité désemparée qui se perçoit comme en dérive sur une planète rendue de plus en plus vulnérable et dangereuse.
Prononcée devant l’Assemblée générale de l’ONU, cette alerte était significative : à l’issue de huit années passées à la tête de la première puissance mondiale, Barack Obama interpellait l’organisation internationale fondée pour promouvoir la concorde entre les nations et empêcher le retour des guerres qui ont par deux fois embrasé le monde au XXe siècle. L’ONU se révèle, au XXIe siècle, impuissante à empêcher les désastres ; réduite à s’efforcer de les accompagner au mieux sur le plan humanitaire !
Une alerte d’autant plus significative – et prémonitoire ! – que l’élection d’un nouveau président américain, complètement imprévisible, allait aggraver encore la dangereuse instabilité du monde.
Chapitre 1
Vérification du théorème d’Obama
Un monde où 1 % de l’humanité détient autant de richesses que le reste de la population : le constat est éloquent. Pourtant, il ne dit pas tout, loin s’en faut. Il peut même induire une grave erreur s’il est interprété comme signifiant que l’humanité ne serait plus désormais constituée que de deux catégories sociales : la richissime minorité des 1 %, et tous les autres, qui seraient indistinctement victimes de cette terrible inégalité et constitueraient un seul et même « bloc » social opposé à une poignée de privilégiés. Ces deux chiffres affrontés – 1 % versus 99 % – résument une photographie du monde à un moment donné (2016), mais ne rendent compte ni de la diversité des inégalités et des injustices ni de leur accroissement au cours des dernières décennies. Il faut donc dans un premier temps explorer cette diversité et cette évolution.
Il faut également s’interroger sur « l’instabilité » évoquée par Barack Obama. Il n’alerte pas sur un danger ou une menace : c’est d’une réalité qu’il parle. Il convient donc de chercher à en prendre la mesure la plus exacte possible, au-delà des faits significatifs qu’ont été la décision inattendue des électeurs de Grande-Bretagne d’une sortie de l’Union européenne, l’élection surprise de Donald Trump à la présidence des États-Unis et le « chamboule-tout » auquel ont donné lieu les élections de 2017 en France. Là encore, au-delà de la photographie instantanée, il est indispensable de regarder les évolutions. Notamment pour ce qui concerne la France.
Dans aucun de ces domaines on ne peut résumer la situation par une formule, encore moins par un slogan. Nous allons donc devoir produire des chiffres, des descriptions, des comparatifs... La lecture n’en sera pas toujours aisée, et encore moins agréable ! Nous prions celles et ceux qui voudront bien nous lire de considérer les efforts que nous avons faits pour atténuer ces désagréments, et de nous pardonner de n’y être pas parvenus autant que nous le souhaitions.
La réalité des inégalités
L’aggravation des inégalités au cours des trois dernières décennies, dans le monde et dans de nombreux pays – y compris parmi les plus riches – est une réalité dramatique pour des centaines de millions d’êtres humains. Aucun continent n’est épargné, même si certains, comme l’Afrique, en souffrent plus massivement et plus durement que les autres.
L’organisation non gouvernementale OXFAM publiait en janvier 2014 un document d’information accablant. L’amère réalité de ce qu’il révélait au plus grand nombre, ou soulignait face à ceux qui préfèrent la taire, a sans nul doute pesé sur les événements – notamment électoraux – des années suivantes.
Rappelons-en quelques données.
« L’élite mondiale devient de plus en plus riche [...]. La majorité de la population mondiale se retrouve en revanche exclue de cette prospérité [...]. Après la crise de 2008, aux États-Unis, les 1 % les plus riches ont confisqué 95 % de la croissance post-crise financière entre 2009 et 2012, tandis que les 90 % inférieurs se sont appauvris [...]. La fortune combinée des dix personnes les plus riches d’Europe dépasse le coût total des mesures de relance mises en œuvre dans l’Union européenne entre 2008 et 2010 (217 milliards d’euros contre 200 milliards d’euros) [...]. Qui plus est, les politiques d’austérité [...] pèsent lourdement sur les personnes pauvres alors qu’elles permettent aux riches de s’enrichir toujours plus. L’austérité a aussi un impact sans précédent sur les classes moyennes. »
La concentration réelle des richesses est vraisemblablement encore plus forte que l’indiquent ces chiffres « car une grande part de la fortune de ceux en haut de l’échelle est dissimulée dans les paradis fiscaux. On estime [en 2014] que 18 500 milliards de dollars ne sont pas déclarés ou sont détenus sur des comptes offshore »{4}.
Publiée le 24 novembre 2016, une étude de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) confirmait ces données.
« Au cours des sept dernières années, les inégalités de revenu sont restées à des niveaux historiques dans la plupart des pays [...]. Les fruits de la reprise n’ont pas été partagés équitablement [...]. Les revenus des 10 % les plus riches ont quasiment retrouvé leur niveau d’avant crise, alors que ceux des 10 % les plus pauvres sont encore en dessous. »
Pour sa part, la base de données The World Top Incomes Database qui couvre 26 pays, indiquait en 2013 : « Dans le monde, sept personnes sur dix vivent dans un pays où les inégalités ont augmenté au cours des trente dernières années{5}. »
Un nouveau rapport d’OXFAM, publié en janvier 2017, constatait que « le fossé entre les riches et le reste de la population s’est encore creusé ». Comme Barack Obama dans son discours devant l’Assemblée générale de l’ONU, ce rapport citait le Crédit Suisse, constatant que, depuis 2015, les 1 % les plus riches détiennent autant de richesses que le reste de la planète{6}. L’OXFAM précisait :
« En France, les 1 % les plus riches détiennent 25 % des richesses nationales [...]. Seuls huit hommes détiennent autant de richesses que la moitié la plus pauvre de la population mondiale. En 2016, seuls vingt et un milliardaires possèdent autant que les 40 % les plus pauvres de la population française [...]. Les revenus des 10 % les plus pauvres ont augmenté de moins de trois dollars par an entre 1988 et 2011, tandis que l’augmentation des revenus des 1 % les plus riches était cent quatre-vingt-deux fois supérieure{7}. En France, alors que le niveau de vie mensuel moyen des plus riches a progressé de 272 euros de 2003 à 2014, celui des plus pauvres a diminué de 31 euros{8}. »
« Un tel recul ne s’est pas vu depuis la Seconde Guerre mondiale », précise M. Maurin, cofondateur de l’Observatoire des inégalités, en commentant un rapport de cet organisme publié le 30 mai 2017. « Bien qu’il ne s’agisse pas d’un effondrement, il contribue à l’exaspération, exprimée dans les urnes, de ces populations. »
La juste colère des peuples
Peut-on s’étonner de la colère grandissante des peuples ? « Certes, nous dit-on, il y a des inégalités, mais c’est sur la base d’un progrès général de l’humanité. L’extrême pauvreté a reculé dans le monde ces trente dernières années. Voyez les améliorations dont les pays “émergents” ont bénéficié, grâce à la mondialisation. » La réalité vécue par les peuples concernés relativise fortement cet argument. Le rapport d’OXFAM de 2014 montrait :
« Les niveaux croissants d’inégalité sont aussi une caractéristique importante des pays densément peuplés à revenus intermédiaires [...] (autrefois pays à bas revenus) qui concentrent la majeure partie de la population pauvre du monde [...] la croissance économique les a hissés au rang de pays à revenus intermédiaires et a dressé un mur entre les nantis et les pauvres [...]. En Indonésie, en Chine, en Inde, au Pakistan et au Nigeria les 10 % les plus riches de la population ont acquis une part bien plus importante des revenus nationaux que les 40 % les plus pauvres sur les trente dernières années, et la tendance se poursuit. »
Sur le plan social, la situation n’est pas plus reluisante. À l’échelle mondiale, la moitié de la population active travaille dans le secteur informel, c’est-à-dire sans contrat de travail. La part de rémunération du travail dans le produit intérieur brut (PIB) a baissé : de 75 % au milieu des années 1970, elle est descendue à 65 % au milieu des années 2000. 73 % de la population mondiale ne bénéficient pas d’une protection sociale adaptée et 40 % de la population active ne sont pas affiliés à un système couvrant les soins de santé. Par ailleurs, le taux de chômage des jeunes de moins de 25 ans est deux fois et demie plus important que pour les autres tranches d’âge. Enfin, le nombre de personnes en âge de travailler qui ne le peuvent plus pour cause de maladie ou d’incapacité dépasse désormais le nombre de chômeurs et 2,3 millions de personnes décèdent chaque année du fait d’un accident ou d’une maladie liés au travail, soit plus que la totalité des victimes annuelles de guerres{9}...
La colère des peuples ne vient pas seulement de l’aggravation des inégalités. Elle grandit d’autant plus que cette aggravation intervient alors qu’on n’a jamais produit autant de richesses. Jamais les progrès des connaissances et des technologies n’ont créé des conditions aussi favorables à la mise en œuvre de moyens de vivre mieux pour une population mondiale en augmentation. Mais au lieu d’être utilisés à ces fins, ils sont détournés au profit des suppressions d’emplois, au service du grand « Monopoly » des marchés financiers qui sacrifie le progrès humain sur l’autel de la rentabilité et de l’accumulation des capitaux. Et dans le même temps, avec les progrès des moyens d’éduquer et de communiquer (près de trois milliards d’êtres humains possèdent un portable) – et même si énormément reste à faire pour que ces moyens bénéficient à toutes les populations –, les causes de l’aggravation des inégalités apparaissent plus clairement à des centaines de millions d’êtres humains. Ils sont de plus en plus conscients que quelques-uns s’enrichissent toujours davantage des difficultés et des malheurs du plus grand nombre.
À cette colère s’ajoute pour les peuples des pays « riches » et pour les classes moyennes des autres pays l’exaspération devant les campagnes de culpabilisation dont ils sont les cibles. Ils considèrent, à juste titre, que ceux qui sont responsables des problèmes dramatiques auxquels l’humanité est confrontée bénéficient de complicités jusque dans les plus hautes sphères des pouvoirs en place.
Certes, il faut « manger mieux », voire pour certains manger moins. C’est une nécessité pour préserver et améliorer la santé des individus et des populations. Mais si des millions d’hommes, de femmes et d’enfants meurent de faim dans leur pays ce n’est évidemment pas d’abord parce que dans d’autres pays on mange trop et mal !
Certes, il faut économiser l’énergie et veiller à ne pas polluer l’environnement. C’est un devoir citoyen. C’est une nécessité pour la préservation de la planète dont nous sommes comptables devant les générations futures. Mais partout les citoyennes et citoyens constatent que les gaspilleurs et les pollueurs sont surtout ceux qui, pour accroître encore et encore leurs profits et accumuler encore et encore les capitaux, pillent et détériorent les biens communs de l’humanité. Biens communs qu’ils ont souvent accaparés avec le soutien des pouvoirs politiques, des institutions.
Certes, les consommateurs doivent jouer un rôle actif en refusant d’acheter des produits nocifs pour eux ou pour l’environnement ; en limitant le gaspillage des produits de consommation ; en exigeant moins d’emballages qui deviennent des déchets encombrants voire polluants. Mais ils sont de plus en plus nombreux à constater qu’ils n’ont pas les moyens d’acheter d’autres produits, trop chers pour eux ou ne correspondant pas à leur façon de vivre (disponibilité en temps, voire tout simplement absence de savoir-faire transmis ou appris pour utiliser des produits ou des services autres que ceux du « prêt à consommer »). Ils sont de plus en plus conscients d’être assujettis à un matraquage publicitaire. Celui-ci mobilise des sommes extravagantes dans le seul but de créer chez eux le besoin d’acheter des produits ou services dont ils pourraient se passer parce qu’ils leur apportent peu de chose (au-delà de la satisfaction de faire « comme », voire « mieux » que tout le monde), ou qui pourraient être moins sophistiqués et partant moins chers et mieux adaptés à leurs besoins réels. Ce discours manipulateur n’hésite pas à culpabiliser les plus démunis (on serait coupable de ne pas acheter pour ses enfants ou ses proches les produits « à la mode », le téléphone portable le plus performant, la voiture équipée de gadgets « dernier cri », voire « on raterait sa vie » si on ne pouvait se les procurer !). Beaucoup (de plus en plus) voient bien que tout cela a pour but l’enrichissement toujours croissant d’une minorité toujours plus riche.
Un monde de plus en plus instable
Parallèlement à l’aggravation des inégalités, les dernières décennies ont vu croître l’instabilité du monde et des États, confrontés à un double mouvement. D’une part, un rejet de plus en plus massif de « la politique », des responsables et partis politiques en place depuis plusieurs décennies, des institutions nationales et internationales jugées dépassées, inefficaces, voire néfastes. Et d’autre part, prolongeant ce rejet, une montée des nationalismes, des populismes, des idées et des pratiques de repli dans l’espace et dans le temps, de division, de refus de « l’autre ». « Rien que nous chez nous » fait tristement écho à « c’était mieux avant ».
Cette instabilité internationale fait depuis plusieurs années une part importante, inquiétante, angoissante pour des centaines de millions d’êtres humains, de l’actualité quotidienne des peuples et des nations.
Les tensions en tous genres se sont aggravées au rythme de la mise en concurrence des nations, des territoires, des peuples, pour offrir la rentabilité optimale aux capitaux des 1 % évoqués par Barack Obama ; pour leur laisser toute « liberté » d’accaparer, ou à tout le moins d’exploiter à leur profit les richesses et ressources « biens communs de l’humanité ».
Des guerres plongent dans un effroyable cauchemar des dizaines de millions d’êtres humains – tués, blessés, humiliés, contraints à l’émigration, précipités ou maintenus dans la misère, décimés par la famine et les épidémies{10}... Guerres au Proche-Orient, guerres en Afrique, menaces de guerre en Asie, avec, par exemple, les conflits de frontières opposant la Chine et le Vietnam, et la surenchère belliqueuse de la Corée du Nord à laquelle répond une surenchère interventionniste venue des États-Unis de Donald Trump...
Après les dramatiques conflits qui ont marqué le démantèlement de l’ex-Yougoslavie, alors que le conflit russo-ukrainien est loin d’être apaisé, et sur fond de velléités réelles ou supposées de remise en cause des frontières, notamment entre les pays de l’ancien « bloc soviétique », les Européens ne peuvent penser que le retour de la guerr...