Chapitre 1
André Séguy
Comigne
« Salut à nos frères de misères ». L’arc de triomphe, à l’entrée de l’avenue de la Gare de Carcassonne, accueille 250 000 manifestants en ce dimanche 26 mai 1907.
De semaine en semaine, ils sont plus nombreux aux réunions organisées dans chaque village, devenues des meetings, puis de véritables manifestations qui grossissent sans cesse. La décision a été prise le 24 mars de tenir chaque dimanche un rassemblement dans une ville différente afin de favoriser la participation de tous, en particulier des ouvriers.
Ceux de Comigne, village audois de 260 habitants, ont décidé de se regrouper avec ceux des communes environnantes. De Comigne à Carcassonne, c’est près de 21 km à parcourir à pied et autant pour revenir. À la fin mai, il commence à faire chaud. Ils partent très tôt, comme ils en ont l’habitude quand il s’agit d’aller travailler dans les vignes.
Assidu des réunions comme des manifestations, le jeune André Séguy est désigné cette fois pour marcher en-tête, et porter la pancarte « Assez de promesses, vivre en travaillant ou mourir en combattant ».
Cet accès à une première responsabilité est pour lui « une telle fierté et une telle satisfaction que le souvenir en est toujours aussi vif dans mon esprit. [...] Malheureusement mes moyens étaient limités. [...] Je n’avais fréquenté l’école que rarement alors que je l’aimais beaucoup. Dès l’âge de 8 ans, je devais m’occuper de mes frères et sœur. À 15 ans cette ignorance était pour moi un fardeau insupportable dont je voulais me dégager. J’allais demander à l’instituteur du village s’il acceptait de nous instruire le soir, après le travail. Il accepta{5}. »
À la veille de la Première Guerre mondiale, la vigne, culture principale de la région, nécessite une forte main-d’œuvre, et l’immigration s’y développe. Alors que la France rurale se dépeuple au profit des villes industrielles, le Midi viticole connaît paradoxalement une croissance démographique sans précédent. Les villages s’agrandissent, les commerces se multiplient, les cafés, nombreux et très fréquentés, deviennent des lieux de sociabilité{6}.
La « vendange » y est pour tous la grande affaire. Une partie des journaliers ou cultivateurs peut à la fois compter sur la récolte de la modeste parcelle de vigne qu’ils possèdent, et sur l’emploi salarié dans les vignobles de leur patron. Se trouve ainsi maintenu un certain niveau de revenu.
Mis à part le personnel permanent du domaine, la majorité des ouvriers habitent le village. Et quoique théoriquement au niveau le plus bas de la hiérarchie viticole, le journalier se considère comme le véritable artisan du vignoble. C’est lui en effet qui fait le travail le plus délicat, la taille, les traitements et, plus tard, le greffage. Il se distingue ainsi des domestiques de fermes{7}.
Suzanne Séguy, que tous prénomment Mélanie, a quitté Gudas en Ariège où la légende familiale retient qu’elle était servante « chez des riches » et que son fils André, né de père inconnu, qui la rejoindra plus tard, est peut-être l’enfant de l’un d’eux. Ce qu’André refusera toujours énergiquement d’admettre{8}.
L’état civil indique seulement sur l’acte de naissance d’André, le 30 novembre 1892, que Suzanne se déclare seule, et « fille de service ». André naît chez ses grands-parents, Jean et Madeleine, cultivateurs au hameau de Dieulafait, un toponyme bien peu prémonitoire{9}.
Femme seule avec un bébé, dans ce pauvre petit village de montagne d’Ariège de la fin du XIXe siècle, comme bien d’autres, elle part et rejoint son frère aîné Abel, Pierre, métayer du patron viticulteur Vidal à Comigne. Ses parents se chargent plusieurs années de la garde du petit André.
Elle se met rapidement en ménage avec Jules Mercier, qu’André aimera comme son père{10}. Jules est un enfant du pays né en 1868, ouvrier viticulteur en 1901, puis journalier chez Fages en 1906. Deux enfants Mercier, Jean en 1899 et Jeanne en 1903, rejoignent André Séguy{11}.
André devient à son tour ouvrier dans les vignes à 12 ans en 1904, avec un salaire que l’on appelle alors « la journée de femme » c’est-à-dire inférieur de 50 % à celui de l’homme, soit 1 franc pour 8 heures de travail{12}.
À cette époque encore, quand la sécheresse persiste, les viticulteurs demandent à leur curé d’organiser une procession pour faire revenir la pluie. Curé en tête, suivi par des enfants de chœur et quelques hommes portant une grosse croix de bois, cheminent les villageois jusqu’au sommet de l’Alaric où, après avoir béni l’autel, le curé invite ses ouailles à chanter un cantique à saint Michel.
Théoriquement, dans les heures qui suivent, une pluie bienfaisante doit tomber du ciel.
Mais quand les problèmes ne relèvent plus de la volonté divine, et quand le vin ne va plus se vendre, les ouvriers vignerons, tout comme les petits propriétaires, se trouvent dans une situation misérable.
En effet, ce qui restera dans l’histoire comme « la crise de 1907 » est avant tout une crise de mévente, mais aussi la conséquence de l’utilisation massive du sucrage par certains producteurs. Le cours du vin fléchit partout dès le début des années 1890. Dans le Midi, les cours atteignent un niveau catastrophique à partir de 1904{13}.
Initiée par les ouvriers vignerons, se construit alors une alliance avec les propriétaires qui en prennent la tête. Si le caractère atypique de cette alliance entre ouvriers et propriétaires déroute un peu les courants socialistes, l’Humanité la soutient activement et fidèlement. Jean Jaurès lui-même tient à souligner ce que la crise viticole doit à l’anarchie du capitalisme, et évoque une proposition de loi qui comprendrait la nationalisation des grands domaines viticoles. « Mais que de difficultés pour introduire peu à peu, dans cette dispersion et défiance séculaires, une tendance d’esprit communiste ! », confesse-t-il le 7 mai 1907 dans son journal.
La révolte proprement dite démarre d’Argelliers. Ce petit village au nord de Narbonne, aux portes du Minervois, devient le fer de lance d’un extraordinaire mouvement, qui s’étend rapidement.
À Paris, le pouvoir frissonne devant ces défilés, drapeaux rouges en tête, qui clament « l’Internationale ». Le 19 juin 1907, des incidents éclatent à la nouvelle de l’arrestation d’Ernest Ferroul, maire de Narbonne, « docteur des pauvres ». Les cuirassiers chargent et tirent plusieurs coups de feu qui provoquent six victimes.
L’Humanité proclame à sa Une : « Majorité d’assassins. La Chambre acquitte les massacreurs du Midi. Le blanc-seing est devenu rouge. Quatre cents soldats mettent crosse en l’air. » Et le directeur du quotidien signe un éditorial titré « La tache de sang{14} ».
À l’annonce des événements de Narbonne, les soldats du 17e Régiment d’infanterie, composé de soldats originaires de la région, se mutinent. Ce mouvement concrétise l’agitation qui depuis quelque temps régnait dans les casernes. Les « braves soldats du 17e » qui n’ont pas voulu « assassiner la République{15} » marquent une région et une profession tout entières pour longtemps.
L’arrestation des principaux membres du comité de défense viticole, les événements tragiques dans les rues narbonnaises et les appels au calme des dirigeants mettent un coup d’arrêt aux manifestations. Et pourtant, si la mévente persiste toujours après 1907, les premières mesures concrètes du gouvernement et la création de la Confédération générale des vignerons du Midi (CGV) suffiront à l’apaisement des viticulteurs.
L’armée, la guerre
« Cheveux roux, yeux châtain clair, front large, nez busqué, menton rond à fossette, 1 m 65, taches de rousseur, visage long, sait lire, écrire et compter. » Engagé volontaire, André Séguy est incorporé pour trois ans le 21 mars 1913, au 10e Régiment de dragons{16}.
Cet engagement va donner à la famille, dont André est devenu le seul soutien après le décès de Jules, le droit à une allocation journalière de l’État. Outre cette raison, en elle-même suffisante, on peut considérer aussi que l’engagement militaire est alors la seule voie possible de formation, de mobilité culturelle, sociale, géographique pour les garçons comme André.
Enfin, pour lui, comme pour beaucoup de jeunes gens de son milieu et de sa génération, le départ a pu être un soulagement, une délivrance, l’espoir d’une aventure personnelle, avant qu’il ne devienne l’horreur qu’ils ne peuvent alors imaginer.
André Séguy intègre le 17e escadron du train le 30 avril 1913 à la caserne de Montauban{17}.
Mais dès août 1914, le quartier Andreossy à Montauban où il est cantonné devient le point de ralliement de 6 000 hommes, 8 000 animaux, 2 000 voitures, qui vont subir les débuts malheureux de la Guerre de 1914, à savoir des jours et des nuits de retraite, des étapes interminables sur des routes encombrées alors que le canon devient de plus en plus menaçant.
L’invasion est arrêtée sur la Marne. La troupe se fixe puis se déplace : Champagne, Artois, Belgique, puis la Lorraine jusqu’à la fin février 1916. L’hiver s’installe, sévit. Des jeunes de Comigne, sept sont déjà morts avant la fin de 1915{18}.
Dans son escadron du train, devenu « tringlot », André, s’il ne monte pas à l’assaut, accomplit « un rôle immense, laborieux et modeste, souvent périlleux, avec constance, dévouement absolu, abnégation, sacrifice même{19} ».
Affecté dans l’Artillerie, il est engagé dans l’offensive de la Somme de nouveau jusqu’à l’hiver. En octobre 1917, c’est le Chemin des Dames puis, le 27 novembre 1917, il est affecté à la 116e batterie de 75/150 du 37e d’artillerie. L’historique du 37e d’artillerie note alors en janvier 1918 l’exposition de la troupe à l’ypérite ou gaz moutarde, connu comme l’un des plus dangereux{20}.
Le dossier militaire du jeune ouvrier vigneron garde une trace éloquente de cette guerre : « S’acquitte à merveille de sa mission. Courageux et énergique. Très belle tenue au feu particulièrement le 16 juillet 1918. Croix de guerre{21}. » Cette Croix de guerre n’est jamais devenue un titre de gloire pour André.
Quand est signée l’armistice, le 11 no...