Chapitre 1. La protection de l'enfance en question
La protection de l'enfance reste un domaine peu connu du grand public. Le sujet attire régulièrement l'attention des grands médias à l'occasion de maltraitances graves : bébés retrouvés dans une poubelle, enfants torturés, séquestrés dans un placard, tués par leur(s) parent(s) dans un coup de folie ou de désespoir, pédophilie (procès d'Angers, affaire d'Outreau)... L'émotion et la colère suscitées par ce type de drame appellent instinctivement toujours la même réponse : il faudrait mieux protéger les enfants de parents destructeurs et maltraitants. En première analyse, la solution du placement paraît simple et évidente : les enfants placés seraient ainsi à l'abri de la nocivité de leurs parents.
Rencontrer des enfants placés et leurs parents laisse entrevoir une réalité plus complexe. En écoutant comment ils ont vécu l'intervention des services sociaux et des juges pour enfants, on perçoit beaucoup de souffrance et de honte. Ainsi Bernadette, dont les deux filles étaient placées depuis quelques années :
Bernadette est venue consulter dans une permanence d'écoute « parents/enfants » d'une mairie. Sa fille aînée, âgée de 14 ans, est en fugue depuis plusieurs semaines et semble courir le plus grand danger. Visiblement, les services sociaux sont dépassés et ont baissé les bras. Plus tard, elle amènera le père de ses enfants, originaire de Djibouti. Petit à petit, ils déroulent des éléments de leur histoire familiale : placement surprise de leurs deux filles dans un contexte de crise conjugale, perte du logement, séparation du couple puis finalement placement des deux filles dans des lieux distincts (alors qu'au départ, elles étaient dans une même famille d'accueil...). Bernadette, issue d'une famille du quart-monde, a été placée elle-même enfant. Elle a appris le décès de sa mère dans le foyer où elle était et n'a pu assister à ses obsèques. Elle ne s'est toujours pas remise de cette perte et noie régulièrement son chagrin dans l'alcool. Le placement de ses filles par la même éducatrice qui l'avait suivie durant son enfance la fera plonger encore plus... Tout en reconnaissant les graves difficultés qui ont interpellé les services de protection de l'enfance (difficultés conjugales, alcoolisme), le couple a admis aussi : « Cela n'allait pas, nous avions besoin de soutien pour apaiser nos conflits de couple, mais en fait les services sociaux ne nous ont pas aidés au bon endroit... »
La maltraitance est un phénomène relationnel et donc infiniment complexe qui ne peut être appréhendé que dans une perspective globale. Plutôt que de chercher à dépister les coupables potentiels de maltraitance, en général du côté des mères considérées comme intrinsèquement mauvaises et défaillantes, il est bien plus utile d'observer dans les détails le processus et de repérer ce qui permettrait très souvent de l'enrayer ! Un exemple très concret illustre cette réflexion :
Une équipe d'un service psychiatrique pour adolescents sollicite le centre parental Aire de famille pour envisager l'accompagnement et l'hébergement d'un jeune homme et de sa compagne enceinte de leur premier enfant. Le jeune homme est suivi par leur service à sa demande, suite à des épisodes de violence à l'encontre de son amie. La jeune femme est suivie par des éducateurs de la Protection judiciaire de la jeunesse (PJJ), suite à un parcours douloureux fait d'abus et de placements. Le service psychiatrique pour adolescents, très touché par le désir du jeune homme de s'investir dans son rôle de père, fait confiance à son potentiel d'évolution. Ils ont même été reçus en couple pour évoquer ce projet. Le service éducatif qui suit la jeune femme est beaucoup plus réticent. Sans avoir rencontré le jeune homme, il s'inquiète surtout du danger qu'il peut représenter pour cette jeune femme fragile. Il faut noter que celle-ci a peu fait suivre sa grossesse.
Avant que ne puisse se mettre en place une procédure d'admission à Aire de famille, leur bébé naît prématuré dans des circonstances très tendues. Alors que sa compagne perdait les eaux, le jeune homme a appelé les pompiers. Ceux-ci ont refusé de le laisser monter dans l'ambulance pour accompagner son amie à l'hôpital. Très en colère, il a essayé de courir derrière le véhicule des pompiers. Il est arrivé assez énervé à l'hôpital, ce qui n'a évidemment pas contribué à rassurer l'équipe soignante. Après la naissance, l'enfant a été transféré dans un service de néonatologie. La jeune mère, hospitalisée dans un autre service, n'a pas supporté d'y rester. Elle a donné l'impression aux soignants de peu s'investir auprès de son enfant. Cette impression conjuguée à la crainte de la violence du jeune père a conduit les soignants à demander au juge, sur la base du principe de précaution, une mesure de placement du nourrisson en pouponnière, sans concertation avec les parents ni avec les services qui les accompagnaient. On peut comprendre les fortes inquiétudes de l'équipe soignante, mais il faut en même temps noter un manque de recul qui a conduit à une décision lourde de conséquences. Le stress du travail hospitalier a entraîné une précipitation, un défaut d'écoute et de concertation très préjudiciable à ce bébé. En effet, ce dernier, placé en pouponnière par mesure de protection, s'est retrouvé objectivement dans une situation de véritable privation affective : en raison du manque de disponibilité du personnel hospitalier, les parents ne sont autorisés à rendre visite à leur enfant que trois heures par semaine ! Compte tenu de ce qu'on connaît depuis plusieurs dizaines d'années des processus d'attachement précoce, c'est évidemment très insuffisant. Il faut noter dans cette affaire un paradoxe assez pervers : il est reproché aux parents (à la mère en particulier) de ne pas s'investir auprès du bébé et, en réponse, on met en place un dispositif empêchant ce processus d'attachement. Les parents, le jeune père en particulier, déjà choqués par la violence du placement ont été légitimement révoltés par cette privation. Soutenu par les équipes qui les accompagnent, le jeune couple a sollicité directement le centre parental Aire de famille. Ce dernier était prêt à envisager de les accueillir avec leur bébé et le juge, informé de cette possibilité, avait manifesté un a priori favorable. En revanche, l'équipe de l'Aide sociale à l'enfance, chargée de la situation qu'elle découvrait à peine, a refusé cette ouverture. Prise dans la logique de son mandat de protection de l'enfant, elle s'en tenait à une image négative du couple, renforcée par l'hostilité des parents à leur égard. L'intervention d'Aire de famille, à la demande du couple, a cependant conduit à ce qu'ils puissent rencontrer plus fréquemment leur bébé à la pouponnière.
Cet exemple, pris parmi d'autres, montre bien la complexité du phénomène de la maltraitance. Certes, les facteurs affectifs de maltraitance se situent bien à l'intérieur des familles, mais il est clair que les réactions de l'environnement social et les réponses institutionnelles peuvent amplifier la détresse, voire détruire les liens et causer des carences affectives majeures pour l'enfant. Les familles les plus fragiles, et disons même les plus méprisées dans le corps social, sont les plus susceptibles d'attirer l'attention sur leurs dysfonctionnements et sur leurs défaillances. De ce fait, demander de l'aide peut devenir pour eux un risque plutôt qu'une chance de s'en sortir !
Marie-Cécile Renoux{3} note que, selon une étude anglaise, la probabilité de faire l'objet d'un placement par les services de protection de l'enfance est 700 fois plus importante pour un enfant d'une famille dite du quart-monde que pour les autres. Les familles très pauvres sont aussi bien plus susceptibles de subir les injustices et les maltraitances des institutions car elles disposent de peu d'outils culturels et intellectuels pour se défendre. Elles sont donc plus fortement menacées dans leurs liens et craignent bien davantage de se voir enlever leurs enfants.
Suzanne, volontaire d'ATD Quart Monde, également médecin, témoigne : « J'ai exercé dans un cabinet médical fréquenté par des familles d'une cité d'urgence, mais également par des familles de milieux aisés. Plusieurs fois, j'ai constaté des maltraitances graves sur des enfants de familles de notables. Je convoquais les parents maltraitants qui étaient parfois des confrères pour essayer de les convaincre de suivre une psychothérapie. En aucun cas, je n'aurais pu envisager de faire un signalement. Pour les familles des cités d'urgence, les travailleurs sociaux étaient obligés de signaler des cas de maltraitance pourtant moins importante. »
Ces exemples poussent à dépasser et à enrichir la conception courante de la protection de l'enfance.
Protéger l'enfant de ses parentsou protéger les relations
Tout notre système de protection de l'enfance est centré sur l'idéal affiché de protéger l'enfant en tant qu'individu. La récente réforme de la loi de protection de l'enfance de mars 2007 insiste à juste titre sur l'intérêt supérieur de l'enfant. Cet idéal juste et louable conduit les institutions à protéger, au besoin, l'enfant d'un milieu parental nocif, voire destructeur. L'idéologie hygiéniste du XIXe siècle justifiait la pratique qui consistait à « déplacer » dans des fermes à la campagne les enfants des villes issus de familles « dégénérées » rongées par la misère et l'alcoolisme. Il s'agissait de faire respirer le bon air à des enfants corrompus par un milieu malsain et « amoral ». Certes, cette mentalité hygiéniste n'est plus de mise aujourd'hui, mais elle a longtemps imprégné en toute bonne conscience la pratique des institutions. Avec la meilleure intention du monde, des générations d'enfants ont été coupées de leurs racines familiales, du droit à un vivant contact affectif avec leurs parents, leur fratrie, leur parenté élargie.
C'était oublier que l'être humain est avant tout un être relationnel. Le tissu relationnel affectif, les liens d'attachement et d'appartenance d'un enfant constituent la texture même de son être. Attaquer une personne dans ses liens, c'est détruire l'enveloppe affective dont elle a vitalement besoin pour se structurer et grandir. Dans l'histoire ancienne et récente des génocides, des oppressions et des déportations des populations, on peut d'ailleurs observer une même stratégie qui consiste à s'attaquer aux liens familiaux : séparation des enfants et des parents, éclatement des fratries et des couples, viol des femmes pour porter atteinte à leur honneur. Cette stratégie est le plus sûr moyen de détruire l'âme d'un peuple.
Il faut reconnaître que le réflexe qui consiste à préserver un enfant des perturbations de ses parents est souvent tout à fait légitime et justifié. Il n'est pas dans notre propos de nier les situations de danger, d'insécurité et de négligences auxquelles sont soumis de trop nombreux enfants en raison des défaillances et de la détresse psychologique et sociale de leurs parents. Souvent même, on laisse des situations se dégrader et on intervient bien trop tard pour mettre en place une mesure de protection.
Cependant, il convient de revenir à la question de base : qu'est-ce que protéger un enfant ? Donald Winnicott, pédiatre et psychanalyste anglais, affirmait, comme une boutade, « un enfant, cela n'existe pas... » et il ajoutait aussitôt « car au bout du bébé, vous avez sa mère, son père... ». Il indiquait par là que prendre en compte un enfant de manière purement individuelle, en faisant abstraction de ses relations vitales, est psychologiquement une fiction. Qu'on le veuille ou non, un enfant est constitué corporellement et psychiquement de ses deux parents. Le couper précocement d'une relation vivante avec sa mère ou son père, c'est prendre le risque de le mettre en grand danger. C'est ce que déjà, en 1951, John Bowlby disait dans son rapport pour l'Organisation des Nations unies concernant les enfants placés en institution : « Il vaut mieux des mauvais parents qu'une bonne institution{4}. » Psychiatre et psychanalyste, père de la théorie de l'attachement, il fondait son constat sur une série d'études concernant les enfants placés en institution ou en famille d'accueil dans les différents pays industrialisés au cours du XXe siècle.
Placer un enfant, nous l'avons dit plus haut, est une opération à haut risque qui, paradoxalement, peut parfois mettre l'enfant dans une situation de privation plus nocive à sa santé qu'un maintien dans un milieu familial défaillant, voire pathologique. L'histoire du petit William, placé vers 3 ans dans une MECS (Maison d'enfants à caractère social), l'illustre bien :
Les éducateurs alertent sur la situation d'un enfant de 3 ans qui ne dort pas la nuit, perd du poids, se trouve en hypothermie. Il pleure sans arrêt et atteste d'une grande détresse psychique. Cet enfant a été placé il y a quelques mois avec sa demi-sœur sur décision du juge pour enfants. Cette solution a été adoptée suite à un signalement concernant sa demi-sœur qui subissait des mauvais traitements de la part de son beau-père (et père de William). Cette petite fille était prise dans un conflit très dur entre sa mère et son beau-père d'une part et son père, ex-compagnon de cette dernière, d'autre part. La juge pour enfants a été impressionnée par la colère du beau-père (de la fille) qui a failli renverser son bureau. À l'audience, elle décide de « faire d'une pierre deux coups » en plaçant William avec sa grande sœur. La situation de celle-ci dans la fratrie est pourtant bien différente de la sienne.
Avant d'être accueillis à la MECS, les deux enfants ont dans un premier temps été placés au foyer de l'enfance départemental. Les troubles de William ont déjà été observés, mais on s'était orienté vers une hypothèse purement organique en suspectant un possible début de diabète, le père de celui-ci étant diabétique... Les signes de détresse psychique graves de cet enfant ont été complètement occultés. Personne ne s'est alors autorisé à remettre en cause la décision du juge.
Un travail d'observation et d'analyse mené par le psychanalyste de l'institution avec les éducatrices de la MECS permet de démontrer à l'Aide sociale à l'enfance que cet enfant souffre d'un état de déprivation grave du contact vivant avec ses parents (sa mère en particulier). Cette situation traumatique met en danger sa santé et il faut d'urgence réagir. Des mesures très pragmatiques permettent une amélioration rapide de la santé de l'enfant. Tous les jours, il téléphone à sa mère (contrairement aux règles habituelles de l'institution). Des droits de sortie réguliers en week-end sont établis. Au bout de quelques mois, l'enfant peut retourner vivre avec ses parents.
Cet exemple est loin d'être exceptionnel. Il souligne un fait constaté par bien des éducateurs travaillant en foyer d'enfants : la souffrance de l'enfant liée au traumatisme du placement envahit 80 % du travail éducatif autour de l'enfant. Il faudra beaucoup de temps avant que les dysfonctionnements relationnels à l'origine du placement puissent être abordés. Très souvent, l'enfant vit son placement comme un abandon dont il se sent coupable. Il le vit bien plus comme une punition que comme une mise à l'abri. Cette distance peut aussi renforcer son inquiétude pour ses parents dont il ressent la détresse.
Il y a souvent une confusion entre séparation physique et séparation psychique. Séparer physiquement un enfant de son (ses) parent(s) pour le protéger de ses (leurs) défaillances n'implique pas une séparation psychique. Bien au contraire, la distance physique occasionnée par le placement peut provoquer chez le sujet une fixation au stade antérieur à la séparation et entraver le processus d'autonomisation psychique.
C'est ce que souligne, en particulier le psychanalyste Alain Bouregba :
« Si le processus de séparation constitue la dynamique même de tout développement, les expériences de rupture compromettent son déroulement et subséquemment constituent des entraves à ce processus. En d'autres termes, prévenir dans l'enfance les ruptures entre l'enfant et son parent contribue à lui conserver la capacité interne de s'en éloigner, sans le perdre, c'est-à-dire de s'en séparer. À l'inverse, les ruptures dans la continuité des représentations relatives à son parent a...