Le vendredi saint : le temps du dépouillement et du grand Pardon
« Tout est accompli » (Jn 19,30)
Le vendredi saint, c'est le jour où nous contemplons la croix en silence.
Le soir du jeudi saint, avec la célébration de la Sainte Cène et du lavement des pieds, sont magnifiées l'Eucharistie et la fête des prêtres et, moins de vingt-quatre heures plus tard, dans aucune église au monde on ne célèbre la messe !
C'est le jour où plus personne ne préside l'Eucharistie, les prêtres retrouvent leur identité de diacres, le jour où l'on est bouche bée devant le mystère de la souffrance, de l'abandon, de la mort, de l'exclusion. C'est pour cela que le Saint Sacrement est déposé au reposoir, et nous sommes tous, devant le mystère de la croix, touchés nous-mêmes dans notre propre chair comme des malades, des voyageurs qui ne peuvent accéder à l'Eucharistie que par le viatique, « la nourriture pour la route », en allant mendier quelque chose de la présence de Dieu.
Le vendredi saint, c'est le jour où nous nous reconnaissons comme chrétiens. On se marque du signe de la croix, on ouvre nos journées, notre vie, par le signe de la croix, et quand on dit adieu à quelqu'un dans une liturgie de funérailles, on marque le cercueil du signe de la croix. Un signe que, souvent, la communauté veut faire toute ensemble, parce qu'il y a dans ce signe de la croix un signe de reconnaissance ; un signe par lequel on se reconnaît, et un signe par lequel on veut dire merci au Seigneur d'avoir donné Sa vie pour nous.
Le vendredi saint, dans cette longue marche vers la Résurrection, vers notre libération, est comme une clé de compréhension de toutes les écritures saintes. La croix du vendredi saint est comme le nouvel arbre de la connaissance du bien et du mal ; mais dans le jardin de notre histoire, le fruit de la croix, nous devons en manger ! C'est tout le mystère du christianisme : nous sommes invités à manger son Corps et à boire son Sang !
La croix est vraiment la clé de compréhension de toute la Bible. Jésus sur la croix, nouvel Abel, est celui qui crie à la fois de la part du Seigneur et de l'innocent capturé : « Qu'as-tu fait de ton frère ? »
La croix est le chemin de la fraternité universelle.
La croix du vendredi saint est également, d'une certaine manière, ce qui nous aide à comprendre ce mouvement de libération de tous nos esclavages, même les plus secrets ; jusque vers notre terre promise, la croix devient comme cette colonne de nuée que le peuple de Dieu va suivre pour passer la mer, pour passer la mort, pour traverser le désert, le silence de Dieu. C'est pour cela que, dans toutes les processions, même les plus solennelles, on suit d'abord la croix. C'est la croix qui est en tête des processions, qui nous met en route à la suite de Jésus.
Et cette croix est une croix victorieuse, entourée des lumières pour nous montrer le chemin.
La croix est compréhension du mystère de Dieu ; elle est comme le buisson ardent ! Comme le buisson ardent, la croix peut nous donner de l'effroi ; elle nous attire avec la couronne d'épines qui, sur la tête du crucifié, nous rappelle ce buisson ardent. Elle nous attire parce qu'il y a quelque chose de Dieu ; elle nous fascine et en même temps elle nous effraie.
Elle nous effraie parce que nous comprenons bien que nous sommes concernés, dans cette épreuve de la mort, cette épreuve de la croix.
Le vendredi saint, c'est le jour de la contemplation, le jour de l'adoration, le jour du silence. Mais un silence en communion avec tous ceux qui sont crucifiés, sur les lits d'hôpitaux, par la torture, crucifiés par la trahison, les conflits, crucifiés dans l'abandon. Une adoration qui nous tourne vers le Seigneur en essayant de le rejoindre dans cette communion avec tous ceux qui n'en peuvent plus, avec tous ceux qui parfois se sentent abandonnés de Dieu.
Le vendredi saint c'est notre signe de reconnaissance. Cette expérience de la croix, on ne la fait pas forcément de gaîté de cœur, on ne la choisit pas vraiment tous les jours, mais il n'est pas nécessaire d'être croyant pour prendre conscience que la croix est une école de vie.
Je voudrais évoquer la mémoire de Pascal. J'avais d'abord fait la connaissance de son épouse, Véronique, qui m'aidait, quand j'étais jeune volontaire à ATD Quart Monde, à faire du soutien scolaire dans le quartier du Fort-Rouge à Toulon, dans des baraquements avec des gens du voyage, des gitans, et des familles du quart monde.
Un jour, Véronique m'annonce qu'elle s'était mariée et m'invite à préparer le baptême de leur premier enfant. C'est là que j'ai fait connaissance avec Pascal. C'était il y a plus de trente ans. Il était plutôt sceptique sur les choses de la foi, mais il aimait tellement Véronique qu'il avait accepté qu'on prépare le baptême de leur enfant. On a lié amitié ; c'était un scientifique très loyal.
Quelques années plus tard, Véronique m'a appelé pour me demander de venir, car Pascal était hospitalisé pour un cancer ; elle pensait qu'il était au bout du chemin et m'a dit qu'il voulait me voir.
Étonné que Pascal veuille une rencontre à ce moment-là, je lui ai rendu visite. Il m'a dit : « Tu sais combien j'ai du mal à croire, à adhérer à tout ce que l'Église enseigne, même si j'ai beaucoup de respect pour tout cela. Maintenant que je suis ici, je vois bien que je suis mal, que j'arrive au bout, je ne suis pas un imbécile et je sais qu'il n'y a plus beaucoup d'espoir. Certains visiteurs ne cessent de m'inviter à me battre. Me battre contre quoi ? Je t'ai fait venir pour que tu m'aides à filtrer les visites. Je ne souhaite pas que viennent me voir des gens qui ont peur de la mort et cachent leur peur en donnant des conseils débiles. » En fait, Pascal réclamait une autre forme de présence, cette présence qu'on appelle « une présence réelle ». C'est aussi le mystère du vendredi saint. Nous sommes invités nous aussi à être des présences réelles, à être réellement présents ; souvent, face à la mort, la souffrance, la difficulté de l'autre, on veut toujours faire des choses. On a du mal à être réellement présent, simplement là, présent : présent auprès d'un malade, présent auprès d'un SDF, présent auprès d'une personne seule. On veut toujours faire des tas de choses alors que le mystère de la croix nous demande d'être simplement réellement présent, de faire la découverte de la présence réelle, comme dans le saint sacrement, d'être nous aussi tout simplement offert, exposé, gratuit, sans chercher à vouloir transformer les choses mais être là, présent. Présent, cela veut dire présent, pas absent. Sans toujours penser à ce que je vais faire après ou à ce que j'ai fait avant. Présent, cela veut aussi dire cadeau, considérer que l'autre est un cadeau, que je suis un cadeau pour lui. Se rassembler ensemble pour prier est un cadeau que l'on peut se faire mutuellement, pour apprendre à vivre « présentement » dans le monde.
J'ai donc continué à accompagner Pascal et puis, un jour, il m'a dit : « Tu sais, lorsque je vais mourir, je crois qu'il faut que tu m'enterres à l'église, mais je te demande une chose (il était membre du syndicat des enseignants du Var) : je ne voudrais pas que les gens croient que tu m'enterres à l'église parce que j'ai eu peur de la mort ou parce que tu m'as baratiné avant que je meure. Je veux le faire comme un geste d'amour pour ma mère avec qui j'ai parfois eu tant de mal à parler et pour ma femme qui a toujours été croyante. Tu vois, ce qui prime, c'est l'amour, ce n'est pas les idées. »
J'étais très impressionné par cette démarche de Pascal et je lui ai dit de me l'écrire, sinon les gens ne me croiraient pas, surtout ses collègues enseignants. Je lui ai demandé de faire une lettre tant qu'il avait encore un peu d'énergie, une lettre dans laquelle il formulait lui-même ce désir d'être enterré à l'église. Il a accepté et l'a fait. Il a écrit sa lettre en mettant : « au commencement ». Il a écrit une lettre comme un texte de genèse pour dire que ce qu'il était en train de vivre était comme une nouvelle naissance. Jamais dans ce papier, il n'a fait d'attestation de la foi au Christ mort et ressuscité, mais de quelque chose qui était purifié par cette expérience de la souffrance et de la mort. Il est parti quelque temps après.
D'une certaine manière, il témoignait que tout véritable amour est souvent un amour crucifié et crucifiant. Il me révélait ainsi un aspect lumineux du vendredi saint : la voix comme victoire de l'Amour.
Pour ses obsèques, je me suis rendu à Sainte-Anastasie, le village de l'école dont il était directeur ; il y avait là tous les enseignants et beaucoup de membres du syndicat. Tout le monde voulait rester en dehors de l'église. J'ai demandé s'ils voulaient bien entrer dans l'église pour honorer la mémoire de Pascal. Je ne savais pas comment faire devant cette assemblée. Je leur ai tout simplement dit : « Vous savez, les chrétiens, devant le mystère de la mort, une mort comme celle de Pascal qui nous semble scandaleuse et injuste, ne savent pas quoi dire, nous sommes bouche bée ; devant la question de la mort et de la souffrance, nous sommes tous des analphabètes. Lui, Pascal, il était instituteur et ce qui est un comble, c'est que pour lui dire au revoir, force est de reconnaître qu'on ne sait pas comment faire, on ne fait pas les malins et on signe avec une croix ! C'est notre façon de dire que, devant le mystère de la mort et de la souffrance, on reste humble, on fait confiance à ce Jésus qui a assumé son humanité jusqu'au bout. Si dans cette assemblée il y a des gens qui osent aussi se reconnaître analphabètes devant le mystère de la mort et de la souffrance, mais qui ...