Idée reçue no 1
« Les chômeurs n'ont qu'une chose à faire : chercher du boulot ! »
Par le Mouvement national des chômeurs et précaires (MNCP)
On entend souvent dire « les chômeurs sont fainéants », « ils ne recherchent pas de travail », « ils gagnent plus que les smicards », « ils ne paient pas d'impôts », « ils font des enfants pour toucher des allocs », « ils passent leur temps devant la télévision », « ils profitent du système », etc.
Les chômeurs seraient-ils responsables de leur propre situation de sans-emploi ? Leur seul droit reconnu serait-il de chercher du travail dans une société qui est incapable de fournir un emploi à chacun ? Ce déni de reconnaissance induit « un affaiblissement de la citoyenneté et de la dignité des chômeurs{4} ».
Pendant des décennies, une part importante des gains de productivité permis par les progrès techniques est revenue aux salariés sous forme d'augmentation du pouvoir d'achat mais aussi, dans une moindre mesure, sous forme de réduction de la durée du travail. Cette dernière, après avoir été divisée par deux en un siècle, est désormais bloquée tandis que la productivité continue de progresser dans tous les secteurs de l'économie. Ce décalage entre l'évolution technologique et la répartition du travail est l'une des causes du chômage qui condamne les laissés pour compte à une véritable mort sociale, prive d'espoir les nouvelles générations et sape les bases mêmes de notre contrat social.
Chômage et précarité, un phénomène massif
Avec actuellement plus de cinq millions de chômeurs, auxquels il faut ajouter toutes les personnes en précarité, en fin de droits, et tous les chômeurs invisibles, le premier principe à reconnaître, c'est que notre société est incapable de fournir du travail et un emploi décent à chacun et ne fait pas le nécessaire pour qu'il y ait des emplois pour toutes et tous. Le chômage est donc un phénomène massif dans notre société – toute personne connaît un chômeur dans son entourage ou s'est retrouvée elle-même au chômage – qui crée de l'exclusion, de la précarité, de la violence. Non ! les chômeurs ne sont pas responsables de la situation et les accuser de ne pas chercher à retrouver un emploi est une ineptie. Le soupçon véhiculé n'est que le résultat des discours récurrents sur les emplois non pourvus et des politiques menées dans une société qui exalte les forts, ceux qui réussissent, et qui méprise les pauvres, ceux qui échouent. Sous le joug d'une impossible reprise économique et d'un improbable retour au plein-emploi, ils sont alors stigmatisés, traités de fainéants, de passifs.
On leur reproche notamment de ne pas postuler aux fameux emplois non pourvus, dont le chiffre varie d'un politique à l'autre. Il nous faut préciser, et toute personne conséquente le sait aujourd'hui, que ce sont des contrats de type « petits boulots » le plus souvent faiblement payés et surtout pour quelques heures seulement de travail hebdomadaire{5}. Quant aux emplois vacants, ce sont les emplois récemment créés ou disponibles et qui trouveront rapidement preneur.
Face à cette situation, dans les années 1980, alors que le chômage explose en France, des hommes et des femmes, chômeurs, précaires, salariés ou retraités, décident un peu partout en France, y compris dans les Dom-Tom, de se constituer en associations pour lutter contre ce fléau. Afin de porter une parole collective et des propositions au niveau national, celles-ci rejoignent au fur et à mesure de leur création le Mouvement national des chômeurs et précaires (MNCP).
Chômeurs et non chômeurs, tous solidaires
Pas question pour les associations du MNCP de se contenter de trouver des aménagements pour rendre l'exclusion et la précarité plus supportables en pérennisant les situations d'injustice. Elles sont des lieux d'interpellation pour notre société et leur objectif est bien d'abolir le chômage et la précarité par l'action de tous les citoyens, chômeurs et non chômeurs, tous solidaires. Car tous sont confrontés aujourd'hui à ce même étrange paradoxe : plus le chômage de masse s'enracine, plus les chômeurs sont montrés du doigt, stigmatisés, et plus les discours ambiants des responsables et des gouvernants reportent sur eux la responsabilité du chômage.
C'est donc l'insuffisance des réponses apportées aux chômeurs et leur stigmatisation qui sont à la racine même des créations d'associations, de collectifs et de Maisons de chômeurs, précaires et citoyens solidaires. Non pas seulement des associations pour les chômeurs et précaires mais avant tout de chômeurs et précaires.
Rompre l'isolement, la première réponse
Les services publics destinés aux chômeurs et précaires sont généralement des structures qui ne prennent en compte qu'un aspect particulier des problèmes (recherche d'emploi, de logement, etc.) et les conditions d'accueil proposées ne sont pas toujours optimales. Pour preuve, les agences Pôle emploi ouvertes seulement le matin, ne recevant que sur rendez-vous l'après-midi, et l'accueil humain parfois remplacé par des bornes informatiques.
D'où le projet des associations de s'inscrire dans une logique très différente : au-delà de l'accueil, elles souhaitent accompagner les chômeurs et les précaires pour rompre leur isolement et leur permettre de s'organiser afin de s'entraider. Il s'agit d'encourager, voire de récréer le sens de la solidarité entre chômeurs, mais aussi avec les non-chômeurs. Solidarité sans laquelle notre société n'est que l'addition d'individus, voire de solitudes, meublées pour certains par l'alternance entre travail, repos et consommation, et pour d'autres par une quête permanente du minimum vital qui mobilise toute leur énergie et ne laisse place à aucune autre perspective.
L'enjeu consiste donc pour le MNCP à combattre la ghettoïsation des chômeurs et précaires et à rompre leur isolement en élargissant leurs réseaux, en leur donnant les moyens de connaître, défendre ou accéder à leurs droits, en ouvrant des lieux de parole et en organisant des ateliers dits du « temps libéré » où il s'agit de valoriser le temps non occupé par un emploi ordinaire grâce à un échange de savoirs et savoir-faire dont toutes les personnes sans emploi disposent. Les associations du MNCP répondent à un besoin d'intégration individuelle par des initiatives de nature collective parce que partager la vie d'un groupe, s'identifier à lui, prendre la parole et s'enraciner dans une histoire, dans un projet commun, sont des passages obligés pour reprendre pied, être acteur de sa vie, de la vie en société.
Dans les associations, les chômeurs créent des activités qui leur fournissent du travail à défaut d'emploi. De nombreuses initiatives en témoignent : jardins solidaires à Morlaix, ateliers de loisirs créatifs à Villeneuve-sur-Lot, réalisation de repas solidaires et création de meubles et objets en carton à Saint-Dizier, écriture d'un livre{6} à Clermont-Ferrand, ateliers informatiques/Internet dans la majorité des associations, ateliers électricité, espace culturel et cafés citoyens à Montpellier, sophrologie à Rennes, enseignement des langues étrangères et actions culturelles à Toulouse, création de groupes de parole à Strasbourg, sport sur l'île de La Réunion, etc.
Une question de citoyenneté
Partout sur le territoire, chacun à leur manière, des chômeurs refusent le modèle dominant sociétal qui veut que la place dans l'échange social soit liée uniquement à l'existence d'un emploi rémunéré. Ces actions qu'ils mettent en place développent ainsi une solidarité de citoyenneté. Les maisons de chômeurs ne sont pas des ghettos de chômeurs, ce sont des lieux de rencontre et de lutte partagée où les chômeurs et non-chômeurs agissent contre les situations d'exclusion et leurs conséquences. Il s'agit de passer d'une solidarité affective à une solidarité effective. La citoyenneté reste notre patrimoine commun. Elle s'exerce dans la représentation démocratique qu'elle soit politique, syndicale ou associative.
Ce sont bien ces objectifs que poursuivent les associations du MNCP : faire émerger une prise de conscience et un engagement citoyen, lutter contre l'atomisation de notre société et la solitude dans laquelle s'enferment les chômeurs et précaires. C'est une véritable éducation populaire à la citoyenneté que les associations mettent en œuvre depuis trente ans.
Il s'agit bien, à partir de cette prise de conscience nécessaire et indispensable à l'intérieur de nos associations, de parvenir à une expression collective révélant davantage à l'extérieur les revendications de celles et ceux qui vivent l'exclusion provoquée par l'absence d'emploi. Il est donc impératif de permettre aux chômeurs et précaires de passer du silence à la parole et de la parole à la représentation.
Pour quelles raisons les chômeurs devraient-ils se taire ? Le MNCP n'a jamais cru à une quelconque responsabilité personnelle des individus en ce qui concerne le chômage. L'ampleur du phénomène démontre que c'est l'échec d'une société qui ne sait plus partager. Comme chaque citoyen, les chômeuses, chômeurs et précaires doivent avoir droit « à un travail, au libre choix de leur travail, à des conditions équitables et satisfaisantes de travail et à la protection contre le chômage{7} ». Dans un monde qui refuse d'offrir à chacun un emploi, il faut leur assurer un revenu décent, le droit à la parole et à une représentation digne de ce nom partout où leurs intérêts sont en cause.
Une organisation de chômeurs, ce n'est pas un petit groupe qui fait son petit travail militant : c'est un mouvement avec le maximum de personnes luttant à leur façon dans la cité, avec parfois les organisations syndicales, associatives, nationales et locales. Il s'agit de créer une solidarité de combat afin de ne pas rester isolés, d'être capables de mener des luttes avec les autres organisations même si l'on ne partage pas toujours leur point de vue. Cela suppose une volonté réelle d'arriver à s'organiser et s'entendre sur des stratégies et des pratiques collectives afin d'obtenir des résultats.
Avec la création en 1982 du syndicat des chômeurs par Maurice Pagat, les chômeurs commencent à se regrouper et à se coordonner. Ainsi, pendant l'hiver 1997-1998, la France connaît une mobilisation sans précédents de chômeurs qui multiplient sur tout le territoire les actions coup de poing (manifestations, occupations d'agences ANPE, d'Assedic ou de syndicats patronaux, etc.) pour démontrer leur capacité d'agir et faire valoir leurs droits. Ils revendiquent notamment leur représentation dans les instances où se décide leur sort, un revenu minimum garanti, le versement du fonds social des Assedic, une revalorisation des minima sociaux et l'amélioration de leurs conditions de vie. Comme le souligne le sociologue Emmanuel Pierru{8}, ces engagements collectifs sont d'autant plus importants que les chômeurs sont généralement une catégorie dominée et privée de capacités d'action militante.
De la parole confisquée à la parole conquise
À l'issue de ces actions d'éclat, les chômeurs sont enfin reconnus nationalement par la mise en place de la loi de lutte contre les exclusions qui leur offre notamment une représentation consultative dans les instances ANPE, CAF, ou CCAS et améliore concrètement leurs conditions de vie en instaurant la gratuité ou des tarifs préférentiels dans les transports, dans les lieux culturels, et le rejet par les tribunaux de certaines dispositions réglementaires les pénalisant... Plus encore, ces acquis amènent les chômeurs à prendre conscience de l'importance de leur propre action collective et de leur réel pouvoir d'agir. Reconquérir sa place, redevenir citoyen à part entière, cela suppose d'avoir une vision claire du pouvoir et des moyens d'y accéder : le pouvoir n'est pas une abstraction ou un don que l'on reçoit avec gratitude. Les mots de Michel Foucault, philosophe français spécialiste des rapports entre pouvoir et savoir, sont particulièrement explicites :
« Par pouvoir, il me semble qu'il faut comprendre d'abord la multiplicité des rapports de force qui sont immanents au domaine où ils s'exercent et sont constitutifs de leurs organisations ; le jeu qui par voie de lutte et d'affrontement incessant, les transforme, les unifie, les inverse ; les appuis que ces rapports de force trouvent les uns dans les autres de manière à former chaîne ou système, ou, au contraire, les décalages, les contradictions qui les isolent les uns des autres ; les stratégies enfin dans lesquelles ils prennent effet et dans le dessein général ou la cristallisation générale où ils prennent corps dans les appareils étatiques dans la formulation de la loi{9} ».
Langage péjoratif, manque d'égards, attentes ignorées : les chômeurs sont souvent jugés négativement, dévalorisés par leur entourage, leur famille parfois, les pouvoirs publics, consciemment ou non. À la question « Qu'est-ce que la dignité humaine ? » Malraux répondait « le contraire du mépris ». Ainsi la dévalorisation des chômeurs et précaires entraîne immanquablement le déni de leurs droits.
Ce combat pour la dignité et pour la reconnaissance d'une véritable citoyenneté pour les personnes privées d'emploi demeurera indispensable tout le temps que le chômage gangrènera nos sociétés où seules sont privilégiées la compétition et la réussite économique. C'est le combat que mènent depuis plus de 30 ans les mouvements de chômeurs, dont fait part...