L'humiliation
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L'humiliation

Les jeunes dans la crise politique

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L'humiliation

Les jeunes dans la crise politique

À propos de ce livre

L'humiliation. Tel est le legs de notre société à ses enfants. L'aliénation à la consommation érigée en culte, l'assujettissement de l'identité à des marques et les inégalités croissantes fondent un système de l'humiliation. L'intime devient un marché et la politique est réduite à un spectacle. Gagner, posséder, acheter, se montrer et même se vendre... Comment, dans ces conditions, apprendre à être, à penser, à vivre? En se livrant à un décryptage incisif de la façon dont notre société travestit les réalités, Jaqueline Costa-Lascoux appelle à sortir d'un fatalisme qui s'impose aux plus jeunes. Le désintérêt pour la chose publique, le repliement identitaire, l'évacuation de la question sociale et son maquillage en conflits ethniques, les comportements de fuite des uns et de violence des autres, ne sont pas les effets d'une machine anonyme mais le produit d'une déroute collective. Sans nostalgie du passé ni vision naïve du futur, ce livre appelle à un sursaut. Devant la crise politique qui prend les jeunes en étau, il est possible de résister à la déshumanisation. Au-delà des jeux de rôle et des fausses évidences, le dialogue des générations, la critique des savoirs, la pluralité des identités, l'écoute de ceux qui créent, de nouveaux imaginaires ouvrent des voies pour une démocratie réelle.

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Prologue

Une société en mal d'espérance

Le jardin intérieur de la résidence était calme. Soudain, une moto pétaradante brise le silence. Six jeunes déboulent, bruyants, grossiers, jetant leurs bouteilles, piétinant les fleurs, prêts à la bagarre. Les fenêtres se ferment. Certains résidents appellent la police, qui ne viendra pas. Les événements se renouvellent les jours suivants, à la faveur du temps clément et du début des vacances, le vandalisme s'accroît, la violence se répète, l'exaspération des riverains monte. Une personne (une seule) est allée parler aux adolescents. Le climat s'est apaisé. Après quelques jours, tout recommence. « M'dame, c'est plus fort que nous. C'est comme ça. La rage, on l'a en nous. »
Régulièrement, les médias présentent les chiffres de la délinquance et les résultats d'enquêtes sociologiques sur les « quartiers », illustrés par des reportages qui ressemblent à ceux qui étaient diffusés dix ans auparavant. Il est, certes, plus commode de circonscrire les problèmes à des territoires ou à des groupes identifiables par leurs origines, en réitérant les mêmes analyses. Pourtant, un changement radical s'opère, qui dépasse les frontières des zones sensibles. La résidence où les faits se sont produits est un ensemble où il fait bon vivre, le quartier est agréable, la diversité des commerces de proximité attractive, les restaurants et les cafés accueillants sur la place du kiosque à musique où cohabitent les boulistes et les antiquaires de livres anciens, en face du « château des frères Lumière », à Lyon, ville d'art et de qualité de vie.
Aujourd'hui, la radicalité n'est pas tant dans l'intensité de quelques événements violents que dans leur extension à des espaces et à des milieux très éloignés. C'est la société tout entière qui semble embarquée dans une aventure où les agressivités des uns et les replis peureux des autres alimentent un jeu de rapports de force, une société où l'art d'aimer, d'échanger et de converser disparaît peu à peu. Les quartiers aisés ne sont pas indemnes de comportements violents, mais l'agressivité s'y exprime différemment. Les loisirs des jeunes bourgeois s'accompagnent aussi de drogue et d'alcoolisme, lors des fêtes de promotion, des « rallyes », des enterrements de vie de garçon ou de jeune fille, des sorties dans les boîtes, mais cela ne fait pas la une des journaux et les affaires graves donnent lieu à médiation, à huis clos.
Une fois les violences passées, chacun fait comme si de rien n'était. Le déni permet d'oublier et de jeter ainsi le voile sur ce qui pourrait troubler la quiétude apparente. Pourtant, l'accumulation de ce que l'on nomme pudiquement des « faits divers » dissimule mal les fissures de la société. Un nouveau malaise dans la civilisation est en train de sourdre. Et peut-être sommes-nous dans une phase de bouleversement culturel et politique qui ébranle l'édifice démocratique ? Les jeunes sont les premières victimes et les premiers acteurs de cette mutation, dont nous ne voulons rien savoir. Nombre de signes sont là, pourtant ; ils devraient nous alerter sur le mal-être qui détruit les plus fragiles, qui anesthésie les plus couards et encourage ceux qui se croient les plus forts.
Comme dans toutes les périodes de crise, ce sont les artistes et les créateurs, qui représentent et donnent à voir, qui expriment avec le plus de pertinence et de liberté ce qui se délite ou se reconstruit. L'acuité du regard et des impressions permet d'analyser les processus à l'œuvre, quand les batteries de chiffres traitent de catégories déjà obsolètes. Les enquêtes, les tableaux statistiques, les sondages sont utiles par temps calme, ils risquent de brouiller la connaissance lorsque la société part à la dérive.

Aveuglements

Un couple enlacé, face à l'immensité d'un paysage de montagnes, regarde l'horizon. Le dessin de Chaval comporte une légende : « Chéri, ce soir, il y a du rôti de veau avec des nouilles au gratin ! »
Signe de notre temps, l'imaginaire s'arrête à une réalité triviale, comme si la beauté des choses devenait invisible et inaudible, même pour ceux qui ont voulu s'éloigner de la fureur du monde. Il est vrai que les scènes d'insensibilité aux autres et à l'environnement sont devenues fréquentes. Lorsque Paris rosit par un soir d'automne avec des nuances à donner envie de se fondre dans le ciel, les passagers de l'autobus regardent... les voitures ! Ils scrutent ce qui se trouve sur les banquettes arrière ou la tenue des conductrices, en ignorant le paysage et la présence de leurs voisins assis à côté d'eux. L'œil se fait vide ou indiscret ; la capacité d'émerveillement ou d'empathie est rare. Chacun semble obnubilé par des images qui, tels des flashs publicitaires, se succèdent pour saturer la vision. Le corps tout entier est envahi par cet extérieur et, comme pour se défendre, il cherche la satisfaction immédiate de besoins primaires. Nos contemporains passent beaucoup de temps à manger, à boire des canettes de soda, à s'agiter avec le portable ou les écouteurs à l'oreille, partout et en tous lieux, comme si la peur fondamentale était celle de rester en repos pour prendre le temps de penser ou de rêver. Mais il serait profondément injuste de juger les personnes. Elles sont assujetties à leurs angoisses et à leur mal-être, sans que l'on sache s'il faut parler d'aliénation ou d'une sorte de possession. Qui peut d'ailleurs prétendre échapper totalement à cette fascination de l'occupation immédiate et continue ? Le phénomène dépasse les réactions individuelles. Et il suffit parfois d'un sourire, d'une parole, pour que tombe le masque.
Si certains de nos contemporains contemplent encore la cime des montagnes, d'autres beaucoup plus nombreux tentent d'exister en inversant les termes de « l'être et de l'avoir ». Ils engrangent des biens matériels pour essayer de se préserver, ils absorbent la nourriture avec boulimie pour se rassurer, ils prononcent des paroles vaines croyant s'exprimer. Car les mots eux-mêmes, souvent utilisés les uns pour les autres, au gré de « ce qui est dans l'air », deviennent un moyen d'occuper l'espace, d'échapper à la présence des autres en couvrant leurs voix. Il s'agit tout simplement de faire semblant d'être là... « Tu m'étonnes ! » Le regard et la parole se heurtent ou s'évitent, dans la confusion des sens et un fatras de significations qui a, parfois, des allures comiques. Les scènes de la vie quotidienne prennent alors de curieuses tournures de choses vues à la télé, comme ces reality show où chacun se donne la comédie du rôle de sa vie. Et pour avoir le sentiment d'exister et de penser, on qualifie de « graves », d'« hyper » ou de « great » des objets et des événements insignifiants, comme si l'exagération donnait de la consistance à la plus banale des remarques. La société s'agite, elle s'identifie à ceux qui bougent, en croyant qu'ils feront évoluer le monde pour eux et à leur place.

Les politiques en résonance

Les hommes politiques se mettent au diapason. Ils entrent dans un jeu décalé des réalités... au nom du pragmatisme ! Les candidats aux élections annoncent, avec un air grandiloquent, qu'ils tiendront leurs promesses, comme s'ils étaient les maîtres du monde – maîtres de la croissance indienne ou chinoise, du prix du baril de pétrole ou des cotations en Bourse ! De même, pour montrer leur ouverture, ils empruntent des références à l'adversaire et ils se plaisent à les citer, tel ce candidat de droite émaillant son propos de phrases de Jean Jaurès et de Léon Blum ou divulguant la lettre de Guy Môquet, y compris par le truchement du futur ministre des Sports lisant les derniers mots du jeune homme attendant d'être fusillé... dans les vestiaires de l'équipe de France de rugby. Dans le même temps, des personnalités de gauche parlent d'ordre et de sécurité, reconnaissent les lois présumées immuables du marché et vantent le libéralisme économique. Telle personnalité du Parti socialiste devient « patron » du Fonds monétaire international au moment où l'organisation est mise en cause par les pays les plus pauvres, parce qu'ils y voient l'instrument du développement inégal maintenu par l'impérialisme monétaire des grandes puissances. Les anciens marxistes se font les apôtres du multiculturalisme à « l'anglo-saxonne » et l'extrême droite déclare vouloir défendre les principes républicains.
Les électeurs se repèrent difficilement dans cet imbroglio et on assiste à des transferts de voix d'un parti à l'autre ou au ralliement de transfuges que les discours initiaux ne laissaient pas prévoir. Quant aux milieux traditionalistes se réclamant de dogmes religieux, ils élisent des candidats qui leur infligent quotidiennement les frasques de leur vie conjugale et extraconjugale, étalées dans les médias... Cela correspond-il à une évolution des mœurs, à un besoin de consensus plus tolérant, ou à une acceptation de tout et son contraire indépendamment de ce que l'on croit ? Certainement, les deux à la fois, non sans un certain voyeurisme pour se persuader qu'on est moderne.
Les mouvements désordonnés qui saisissent les sociétés occidentales accompagnent l'épuisement de la démocratie. Beaucoup l'ont écrit et dénoncé. Il convient d'en apprécier les répercussions sur l'effacement des responsabilités individuelles et sur l'absence de référence à l'intérêt général ou au bien commun. Il reste, surtout, à en mesurer les effets sur les plus jeunes, ceux qui n'ont pas eu d'autres expériences que l'héritage laissé par leurs aînés et dont ils auront un jour à faire l'inventaire. Peut-on déplorer leur inculture politique, leur passivité entrecoupée de moments de fureur bruyante ? C'est à eux qu'il nous faut penser, parce que c'est notre responsabilité qui est engagée et parce qu'ils expriment déjà les conséquences de ce que les générations précédentes n'ont pas fait ou qu'elles ont laissé faire. Les réactions en chaîne ont commencé. Qualifier les jeunes de « publics » des politiques éducatives, de « populations cibles » des politiques de la ville ou d'« objet » des politiques sécuritaires, le dit bien : on oblitère leur parole.

Entre le réel et le virtuel

Puisque « tout se vaut », disent fréquemment les adolescents, tout semble sans limites. La frontière entre le réel, le possible et le virtuel devient floue, favorisant les illusions et les déceptions. On ne se revendique plus d'une utopie, celle qui suppose la foi en l'homme et la volonté de changer le monde, on se tourne vers les magiciens qui permettent d'imaginer passivement un destin par procuration. Des forces extérieures, plus ou moins surnaturelles, viendront infléchir le cours des choses : « La force est avec nous ! » Le succès de Harry Potter et des puissances occultes qui s'agitent sur nos écrans ou dans les bandes dessinées, quel que soit le savoir-faire ou le talent de leurs auteurs, font entrer dans un espace imaginaire de la toute-puissance. Et l'attrait du surnaturel est tel que des adolescents peu familiers d'une lecture régulière d'ouvrages savants sont alors prêts à engloutir des centaines de pages en anglais ! La métaphore si souvent utilisée de la personne qui « plane », qui est dans son trip, a remplacé la figure prométhéenne de « l'homme véritable{1} » ou de l'homme de qualité, qui accepte de se sacrifier pour défendre son idéal. Les idéologies sont mortes, a-t-on dit. Mais la croyance placée dans les pouvoirs magiques d'un individu ou sa version politique, la séduction exercée par l'activisme d'un seul homme censément doté de tous les attributs de la puissance peuvent-ils faire office de vision du monde et de projet collectif ?
Les drogues et les superstitions, les rituels sectaires et les grands shows, fascinent par leur capacité à réunir dans une expérience qui semble, dans un premier temps, celle d'une fraternité sans contraintes ni limites : la communauté de l'entre soi ! Et quelque chose de similaire se passe avec le rêve d'identification qui saisit les électeurs rassemblés pour fêter le candidat gagnant : « On a gagné ! » À travers celui qui gouverne et que l'on a élu, on espère une sorte de délégation générale : « Il fera pour nous. » Les élus eux-mêmes expriment souvent leur étonnement de recevoir dans leurs permanences des demandes allant du plus petit détail de la vie quotidienne aux revendications les plus personnelles, comme si l'élu était devenu « un sorcier capable de tout arranger, un faiseur de miracles » déclarait l'un deux. De nouveaux démiurges surgissent, d'abord malgré eux, avant qu'ils ne se prennent eux-mêmes au jeu et que la passion du pouvoir ne les rattrape.
L'identification aux politiques, aux gens de pouvoir, se fait de plus en plus « en direct, comme à la télé ». La redistribution des rôles et des fonctions dépend moins d'un programme de gouvernement et de compétences avérées, que de la tactique propre à chacun pour laisser croire à des solutions immédiates en parlant de soi à la première personne pour tenir le devant de la scène – le « nous » disparaît au profit du « moi, je... ». Et celui qui veut garder le pouvoir doit se présenter avec les habits et les mots non pas du Peuple mais de l'opinion publique, l'opinion qui « lit » les magazines... pour les photos !
La rapidité avec laquelle le néologisme « pipolisation » s'est imposé, parallèlement à un accroissement de la vente des hebdomadaires qui exploitent ce registre est symptomatique. Tout est pensé pour que les images favorisent un mécanisme de projection par lequel les plus modestes « se voient déjà en haut de l'affiche » comme dit la chanson. Les dîners dans des restaurants réputés, les vacances sur des yachts, font partie de l'imagerie devenue « populaire ». Le tee-shirt du Président français, barré des lettres NYPD (New York Police District comme dans la série télévisée NYPD Blues) ou celui de son ministre des Affaires étrangères avec l'inscription « Gare au gorille », photographiés lors d'un jogging à Central Park, donnent à penser que « vous et moi, nous pourrions y être »... Et l'identification élémentaire marche encore mieux avec l'image du corps sportif : les grands de ce monde transpirent comme tout le monde ! Roland Barthes se serait certainement plu à faire le parallèle avec ce qu'il écrivait dans Mythologies{2} sur les perles de sueur de l'acteur Marlon Brando.

Le jeu des apparences

Un monde de bruits et d'apparences dans lesquelles les tragédies de la vie réelle sont perçues par intermittence, parce que le scandale, c'est désormais ce qui risque de compromettre le moral des ménages, pas la fraude ou l'abus de pouvoir ni ce qui porte atteinte à la dignité des personnes. Il faut donc se livrer à un zapping permanent et faire la fête en public. Il n'est pas un mariage sans un charivari agrémenté de coups de klaxon en pleine ville, pas de maires qui ne se croit obligé de tenir un calendrier rempli de fêtes municipales et pas un ministre de la Culture qui n'organise avec les deniers publics, les médias et les grandes marques commerciales, des « rendez-vous réguliers » pour des foules en liesse. Il faut célébrer les moments de la vie privée et ceux de la vie publique comme la victoire après un match de football – les joueurs sont d'ailleurs eux-mêmes placardés de logos et de marques commerciales – et ils font croire à un moment de partage.
La répression contre les moines bouddhistes et contre les opposants à la junte militaire birmane, les massacres au Darfour ou la guerre en Irak, ou bien encore l'incendie d'un immeuble insalubre exploité par un marchand de sommeil, n'émeuvent que le temps d'une séquence sur les écrans. Et lorsque l'information est reprise en boucle, elle fascine parce que le drame devient fiction, comme dans les films : une sorte de chorégraphie par laquelle la violence est spectacle, jouissance visuelle et sonore. Cela peut être de l'art comme dans le cinéma de Tarentino ou de Johnnie To ou un simple flux de paroles, de sons et d'images qui dilue toute velléité critique ou tout élan de solidarité. La conscience même de l'interdépendance de nos sociétés qui, pourtant, ne cesse de se développer avec la globalisation, s'évanouit sous nos yeux. Chacun le sait, les émeutes de la faim en Afrique touchent moins qu'un accident de la route. Le poids de nos responsabilités s'allège d'autant plus que l'obole donnée à l'occasion d'une soirée télévisée soulage la conscience. Et on a beau entonner le slogan « Tous ensemble, tous ensemble »... oui, mais pour quoi faire ?

Une rupture culturelle et politique

La description de ces phénomènes n'est pas anecdotique. Elle concerne particulièrement les jeunes générations parce qu'elle traduit sans nul doute une rupture de nature civilisationnelle. La transmission culturelle et politique s'est interrompue, parce que le passé lui-même est en permanence sollicité en fonction d'une lecture stéréotypée de l'actualité, sans distance critique ni doute sur la complexité des choses. Comme le montre le film de Fassbinder Lili Marleen, il est des périodes où tout semble tenir à une chanson qui ignore les camps de concentration, apaise les souffrances des soldats qui meurent au front ; la chanson est une arme des hauts dignitaires du Reich parce qu'elle berce un peuple qu'ils entraînent à sa perte. Ce qui se passe dans la France d'aujourd'hui, diffère profondément des années 1930 dans la forme et dans l'intensité de la manipulation de l'opinion publique, mais certaines logiques à l'œuvre sont celles d'un autoritarisme soft qui guide nos pensées et nos comportements. Heureusement, « On est les champions » et « On ira tous au paradis » proclament deux chansons devenues des emblèmes du pouvoir et de la réussite !
La projection dans un futur proche et facile permet d'ignorer les périls. Même l'avenir de la planète et des générations suivantes est prétexte à slogans qui ne changent pas les comportements. Les exemples sont légions de ces attitudes décalées qui ne craignent pas le ridicule : combien de remarques agacées sur le temps détraqué, les embouteillages ou la saleté des villes, lancées par des chauffeurs au volant de puissants 4 × 4 mangeurs d'énergie et pollueurs (au moment où divers moyens sont mis en œuvre pour attirer l'attention sur les dangers encourus par la planète, les ventes de grosses voitures, la consommation de climatiseurs électriques, les publicités et emballages jetés à tous vents n'ont jamais été aussi importants) ? La relation entre soi et les autres, l'actuel et le futur, se plie aux envies du moment. Et il devient difficile de trouver les mots qui pourraient avoir une incidence déterminante sur ce qui changerait les mentalités et les comportements.
L'écart entre les discours et les paroles, entre les mots et les choses est, certes, récurrent dans l'histoire de l'humanité, plus particulièrement dans les périodes de mutation. Et il y a beaucoup de cela aujourd'hui. Mais plus étonnante est la série de paradoxes que la confusion ambiante fait naître et qui ne paraît pas choquer l'intelligence rationnelle de nos contemporains. L'image que chacun se fait de soi est elle-même éclatée en autant de morceaux que de situations, prisonnière d'un jeu de diffractions sans fin. Les savants des sciences sociales appellent ce morcellement « la crise identitaire » ! Or, la question n'est pas seulement un thème d'actualité pour une thèse de psychologie sociale. Elle est existentielle et touche directement à la déshérence démocratique. Elle n'est pas non plus l'apanage des seuls immigrés venus de contrées lointaines !
Le récit collectif qui donnait du souffle à une histoire, certes conflictuelle mais commune, a perdu sa tonalité tragique ou romantique, sa grandiloquence ou ses moments d'humour lucide. Il s'est perdu. ...

Table des matières

  1. Page de titre
  2. Sommaire
  3. Prologue
  4. Chapitre 1 La démocratie fissurée