Chapitre 1
La solidarité, une expérience spirituelle ?
« J’ai besoin de mes frères et sœurs pour découvrir que les Évangiles, c’est vrai, et j’ai en particulier besoin de ceux qui passent par des chemins plus douloureux{9}. »
Prononcez le mot « solidarité » et, déjà, tous vos auditeurs sont fatigués. C’est comme si vous chargiez leurs épaules d’un gros fardeau, bien lourd à porter. Sans doute l’entendront-ils comme un de ces multiples appels, qui laissent un goût mélangé : une attirance, certes, pour des actions exaltantes à entreprendre, des personnes nouvelles à retrouver, mais en même temps, quelque chose de pesant, un peu comme un devoir qui vient se rajouter par-dessus le marché, en sus de tout ce que nous avons déjà à faire.
Et puis, nous avons de plus en plus conscience de nos fragilités (laissons de côté la question du pourquoi de cette conscience, qui en soi demanderait toute une réflexion) ; en cela, nous ressemblons aux héros des films de Woody Allen, rarement assurés, remplis de questions et de doutes, n’ayant pas beaucoup de disponibilité pour les autres. Le tout serait ponctué par un refrain devenu familier : « J’ai suffisamment de problèmes avec moi-même ; comment puis-je en outre m’occuper de ceux des autres{10} ? »
Dans ce contexte, les promoteurs de la solidarité apparaissent parfois comme des personnes admirables mais exceptionnelles, un peu comme ces grands héros d’autrefois dont on a entendu conter les exploits, aujourd’hui l’on se demande comment ils faisaient, d’où ils tiraient cette énergie. Je force sans doute le trait, mais il y a là quelque chose de vrai. Il nous faut sans doute faire le deuil d’une certaine manière d’envisager l’engagement social comme une priorité qui portait en elle quelque chose d’absolu et empêchait de se demander si l’on était, dans ce combat, soi-même nourri. Cette évolution, repérée par les sociologues{11}, représente peut-être une chance pour que les chrétiens redécouvrent le partage avec les plus fragiles et le souci de la cité, comme une expérience spirituelle.
Chercher Dieu en des « lieux mêlés » ?{12}
Que les combats de la solidarité et de la justice coïncident avec le cœur de la vie d’un croyant n’a rien d’évident. Spontanément, en effet, nous cherchons la source de la foi du côté d’une expérience pure ; je veux dire, d’une expérience où il ne soit question que de Dieu : pouvoir le contempler face à face, indépendamment de tout ce qui d’habitude brouille ce cœur à cœur. Quitte à simplifier beaucoup, on pourrait dire que pour les protestants cette source immaculée serait du côté des Écritures, pour nombre de catholiques, auprès des Sacrements, et pour les orthodoxes, dans la Liturgie (on doit alors ganter ces mots de majuscules). Évidemment, si l’on prend ce critère, l’action caritative et les démarches militantes arrivent loin derrière. Elles partent en effet avec un sérieux handicap : au social, et a fortiori au politique, sont souvent associés de grosses déceptions, le sentiment d’inefficacité, parfois même des tensions et des conflits qui peuvent être très durs. Rien de pur en ce domaine ; ou plutôt, presque rien. Car le pur y fait malgré tout de rares apparitions, mais il est alors à coup sûr affublé d’un acolyte patibulaire : l’adjectif « dur » vient compenser sa fragilité native. On parle alors de « pur et dur » ; et aussitôt, tout le monde ne pense plus qu’à chercher la porte de sortie pour les laisser, ces deux-là, faire leur numéro qui, en général, se termine mal.
Reconnaître l’engagement social comme lieu-source pour la foi invite, en fait, à admettre que dans notre religion, il n’y a rien de pur, rien que l’on puisse opposer de manière franche et massive à un « impur », qui serait, lui, radicalement inapte à recevoir la visite de Dieu. Étonnant ? Pas du tout : rappelons-nous ce qui fut le centre de la prédication – et aussi de la manière d’être – de Jésus. Le lieu naturel de la révélation chrétienne, c’est la vie mêlée : celle où tout est mélangé, où l’on ne comprend pas grand-chose, où l’on est souvent déçu, où l’on ne sort jamais tout à fait des malentendus et des tensions. Le Galiléen était, en ces lieux-là, comme un poisson dans l’eau. Il y percevait de quoi exulter de joie et savait y reconnaître le don du Père.
Si la Révélation n’est pas d’abord la transmission d’un corps de doctrine, mais l’invitation à entrer dans une dynamique – qui fait de nous des « êtres-en-réponse{13} » – alors, oui, il n’y a rien d’étonnant à ce que la « vie mêlée » soit son lieu de prédilection. Pour voir le lâcher-prise de la Pâque comme une bonne nouvelle, il faut être accroché à quelque chose ; pour sentir en ouvrant ses mains la promesse d’une réconciliation, il faut avoir serré les poings ; pour se livrer à la parole heureuse, il faut savoir quel peut être le poids du silence ; pour entendre les appels comme une promesse, il faut connaître la tentation de rester sourd. Dans l’icône de la résurrection, on voit le Christ qui, sans doute d’un grand coup d’épaule, a fracassé les portes du séjour des morts. C’est ainsi qu’il ouvre dans l’humanité un chemin vers le Père : en faisant voler en éclats les verrous et les barres. Dès lors, tout ce qui nous divise, nous sépare, nous oppose, tout ce qui est injuste ou blessant peut être vu comme ce qui appelle le passage de Dieu. Se tenir en ces lieux difficiles, c’est se porter à un rendez-vous en un endroit insolite et signifier, par sa simple attente, qu’ici, une rencontre doit advenir.
Raisonner en ces termes conduit à élargir le spectre de ce qui sous-tend l’engagement des croyants. Loin d’être une simple question de cohérence et d’éthique, on peut y déceler aussi un rendez-vous d’ordre sacramentel. Lorsque je prends au sérieux la vie de mon quartier, de ma commune, lorsque je passe du temps auprès de malades, d’enfants, ou de personnes seules, lorsque je contribue à faire vivre une association ou une section syndicale, ce n’est pas seulement pour être au clair avec moi-même et conforter ma conscience. C’est aussi parce qu’en ces lieux j’ai rendez-vous avec quelqu’un, avec celui qui sait trouver des passages là où l’humanité se complique. Si j’ai compris cela, alors, lorsque je me tiendrai à l’église devant l’autel, ce qui s’y célèbre prendra un tout autre relief. L’eucharistie sera reçue comme le signe vivant d’un chemin rouvert là où l’on voyait surtout fermetures, tensions, nœuds et risques de violence.
On entend résonner très clairement ce thème dans cet extrait d’une homélie de Basile de Césarée. L’ouverture à l’autre, spécialement à celui qui est en souffrance, nous fait passer de la simple image de Dieu que nous sommes, du fait de notre création, à la ressemblance avec lui, c’est-à-dire à un lien beaucoup plus intime, à une communion avec lui, par l’union à ses desseins et à sa manière d’être. C’est ainsi que nous revêtons le Christ.
La bonté fait ressembler à Dieu
« Si tu deviens adversaire du mal, sans rancune et oublieux de l’inimitié de la veille, si tu aimes tes frères et leur es compatissant, tu ressembles à Dieu. Si tu pardonnes du fond du cœur à l’ennemi, tu ressembles à Dieu. Si ton attitude envers le frère qui t’a offensé est semblable à celle de Dieu envers toi pécheur, par la miséricorde envers le prochain, tu ressembles à Dieu. Ainsi tu possèdes ce qui est à l’image, parce que tu es raisonnable, mais tu deviens à la ressemblance en acquérant la bonté. Acquiers des “entrailles de compassion et de bienveillance” afin de “revêtir le Christ”. Les actions qui te font acquérir la ressemblance sont les mêmes, en effet, que celles qui te font revêtir le Christ, et l’intimité avec lui te fait intime avec Dieu. Ainsi cette histoire [de la Genèse] est-elle une éducation de la vie humaine. “Créons l’Homme à l’image” : qu’il possède par la création ce qui est à l’image, mais qu’il devienne aussi à la ressemblance. »
Basile de Césarée, extrait d’une homélie sur les origines de l’homme, cité par Michel Fédou, dans « “Boire à son propre puits”. Des mystiques chrétiennes de l’action sociale hier et aujourd’hui », dans Aux sources de la charité. Les spiritualités, Actes du XIIe colloque de la Fondation Jean Rodhain, Paris, Le Cerf, 2003, p. 76.
La diversité des chemins
Regardons comment les chrétiens engagés parlent de ce qu’ils ont découvert au fil de leur itinéraire. Dans le cadre d’une enquête, j’ai interrogé une trentaine de personnes, leur proposant de raconter leur itinéraire de croyant{14}. J’avais choisi de faire parler des catholiques qui avaient chacun un ou des engagements extra-ecclésiaux (vie associative, syndicalisme, mandat d’élus locaux, vie de quartier). Donc, des « acteurs du social », comme on dit. Je souligne ici simplement quelques traits.
Comment se sont-ils décidés à agir ? Je leur ai posé la question et la modestie de leurs réponses oblige à abandonner l’image de militants extralucides qui se seraient décidés sur la base d’une conviction forte à mettre en œuvre. Certains ont dit : « Ça fait partie de ce que je suis ; pour moi, c’est naturel » ; d’autres : « C’est venu petit à petit, presque tout seul » ; d’autres : « Face à telle situation d’injustice, j’ai réagi de façon spontanée » ; d’autres encore : « Au départ, je l’ai fait pour telle personne précisément, et puis, ça s’est élargi. » Bref, on n’entend presque jamais quelqu’un déclarer qu’au nom de sa foi ou de ses valeurs, il aurait un beau jour décidé de donner de sa personne pour telle ou telle cause. Le schéma en cascade que l’on entend parfois pour rendre compte des engagements solidaires des chrétiens (1. je suis croyant ; 2. cela me donne des valeurs ; 3. je cherche à les mettre en pratique) n’est tout simplement pas opératoire. Lorsqu’on décide de s’engager, il est sans doute normal de ne pas savoir exactement ce que l’on vise, et que l’idée qu’on s’en fait soit en partie floue. Ce qui met en mouvement est de l’ordre d’une promesse que nous aimerions voir prendre consistance. Et c’est au fil du chemin qu’une confirmation sera donnée.
Dans le cadre de mon enquête, je leur posais une question sur le rapport qu’ils font entre leur foi et leur engagement. Or, dans la plupart des cas, la réponse était un peu décevante. Ils ne trouvaient pas grand-chose à dire en la matière. Mais n’est-ce pas, précisément, le signe que foi et engagements ne peuvent être coupés au couteau ? C’est, comme le reste de l’existence, un écheveau de relations, d’événements, de faits, de réflexions, d’aspirations, de réflexes, de relectures de tout cela, qui nous arrivent ensemble sans qu’on puisse identifier clairement quelque chose qui mènerait le bal à soi seul. Et si la foi peut, bien sûr, impulser des orientations dans notre existence, on doit reconnaître aussi qu’elle est nourrie en retour de ce que nous avons mis en œuvre et de ce qui nous advient. Les engagements sont certes sans doute des fruits de la foi, mais ils en constituent aussi une racine : ils la font également grandir. C’est ce que l’on peut observer.
Pour ceux que j’ai interrogés, en effet, s’engager quelque part a été aussi l’occasion de dilater leurs horizons et leur existence. Lorsqu’ils en parlent, ils disent combien leur regard a été transformé, élargi, ouvert à bien des réalités auparavant inconnues d’eux ; ils ont fait une expérience de la richesse insoupçonnée de l’humanité. Les mots « grandir », « changer », « apprendre », « plaisir », « émerveillé », « joie » viennent dans leur bouche. En général, ils sont à la fois heureux et touchés. Touchés, parce que bien souvent, ces découvertes n’ont pas été de tout repos. Ils ont dû parfois se bagarrer, même pour des choses apparemment futiles. Ils ont souvent été déçus, se sont heurtés à des limites, y compris aux leurs. Mais au fil du chemin, ils se sont reconnus uns parmi d’autres, associés à tous ceux avec qui ils se retrouvent en chemin, liés à eux qui, le plus souvent, sont à la fois passionnants et dérangeants. Peu à peu, ils ont trouvé le moyen de s’accorder les uns aux autres, ils ont « trouvé leur place » ; ce faisant, il leur a été donné de prendre conscience de leur propre singularité, et en même temps, de reconnaître que leurs dons ne se révèlent qu’en étant approchés de ceux des autres. Ils ont alors fait cette étonnante expérience de pouvoir s’appuyer sur des liens plus solides que toutes les rivalités et les déchirures, comme si leur engagement leur avait permis de découvrir des frères, des sœurs, en ceux avec qui – voire même contre qui – ils font route. En cela, leur itinéraire a parfois quelque chose d’un chemin de réconciliation ; avec des compagnons d’engagement, avec leur environnement familial et humain, avec eux-mêmes.
Ceux que j’ai interrogés ont dû, pour la plupart, traverser bien des tempêtes et surmonter des déceptions ; ils ont dû affronter le doute, l’inconfort de ne pas voir les fruits de leur travail. Si bien que n’importe qui pourrait les provoquer ou moquer la maigreur de leurs résultats. Pourtant, presque personne ne songe à le faire, conscient sans doute que la valeur de ce qui a été engagé est tout simplement incalculable. Cela dit, d’une manière ou d’une autre, ces questions viennent parfois chanter leur méchant petit couplet aux oreilles de ceux qui sont fatigués de se bagarrer.
Qu’est-ce qui les fait donc tenir quand ils traversent des déserts ? Ceux qui s’engagent jouent gros ; d’une certaine manière, c’est un peu ce qu’ils tiennent pour la vérité ultime qu’ils cherchent et risquent à la fois : ils se prononcent sur ce qui vaut tant pour eux, et même s’ils n’ont aucun indice de ce que cela peut rapporter, ils acceptent de le jeter dans la balance. Lorsqu’ils continuent d’espérer et de croire en dépit de l’invisibilité des résultats, ils révèlent la force de la confiance qui les habite. On voit bien qu’ici, on est en dehors d’une logique de type « donnant/donnant ». Cela ne signifie pas que l’engagement soit exempt de calcul ; simplement il ne peut s’y réduire. Ceux qui s’engagent ainsi disent, par leur manière de tenir dans l’espérance, que la vie est autre chose qu’un simple champ de forces et d’intérêts en interaction, ils indiquent que l’existence est aussi soulevée par le désir de se risquer aux autres ; quand on suit leur regard, on s’aperçoit que la vie sociale et politique est bien plus qu’un simple marché, mais elle est tissée d’une multitude d’engagements qui ne cessent d’appeler de nouveaux sujets à la parole et à l’existence. C’est ainsi, je crois, que le corps social a une fécondité et que, à la suite de Paul, on peut entendre les gémissements de la création comme ceux d’un enfantement (Rm 8).
Qu’est-ce qui les fait donc courir ? Une promesse qu’ils ont entrevue ; des liens tissés au fil du chemin qui ont la saveur de la fraternité ; une manière radicale de risquer sa confiance, qui a quelque chose d’un don sans retour attendu.
Trois expériences élémentaires
Ce que l’on peut ainsi repérer à l’écoute de chrétiens engagés met sur la piste pour reconnaître, plus largement que chez les seuls « militants », ce qui se joue dans l’exposition à l’autre. On touche là des expériences à portée de tous, simples mais fondamentales.
Se laisser toucher
L’éveil à une conscience solidaire commence souvent par un événement : nous sommes saisis aux entrailles par ce qui arrive à quelqu’un, touchés par un récit, un visage, un appel. Ou encore, indignés, révoltés, face à des situations que nous jugeons inacceptables, sentant qu’ici se joue quelque chose de crucial et qu’il en va de la dignité de notre humanité. L’événement peut être aussi tout simplement le coup de cœur – Téléthon, tsunami, tremblement de terre, cyclone, images de guerre : tout d’un coup, on se sent concerné par la souffrance d’inconnus.
Dans le « se laisser toucher », finalement, que se passe-t-il ? Je fais l’expérience de n’être pas seul au monde, je découvre des êtres dont je me sens proche, si proche que je suis affecté en moi-même par ce qui leur arrive. Cela sonne comme un rappel : je ne suis pas enfermé en moi-même. Voilà une expérience précieuse dans une société très marquée par l’individualisme où, de mille manières, on fait comprendre à chacun qu’il est en charge...