Des vies sur un fil
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Des vies sur un fil

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Des vies sur un fil

À propos de ce livre

La vie parfois bouscule, heurte, blesse. Alors qu'on se croyait solide, soudain on vacille, on perd pied, l'horizon s'obscurcit, le fardeau est trop lourd. Perte d'un enfant, harcèlement moral, précarité professionnelle, exil, alcoolisme... Comment croire à la vie quand son fil se brise?
Loin d'apporter des recettes, ce livre donne la parole à onze personnes qui ont traversé la précarité. Elles confient ce qui les a remises debout: un regard bienveillant, des mots enfouis qui resurgissent, un geste, un engagement, un signe de foi dans la nuit... Dans les gouffres et les failles, les uns avec les autres, un avenir s'ouvre et s'écrit, transformant les fragilités en force combative.
Alain, Benoît, Franck, Dominique, Laetitia, Mado et Rémi, Marie-Françoise, Ruslan, Roselyne et Thierry racontent leur vie sur un fil et le goût retrouvé d'exister.

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Informations

Année
2017
Imprimer l'ISBN
9782708245365

Chapitre 1. Alain

« Le jour où je partirai, je veux partir la tête haute. »
– J'ai une veste beige et un sac à dos noir.
– Et moi, une vieille camionnette blanche, ça ne vous dérange pas ?
J'ai retrouvé Alain à l'arrêt du tram 1. Je suis montée dans la camionnette blanche et on a roulé jusqu'à son village. On a fait le tour de la maison pour aller voir les poules, le lapin, l'oie et le canard. « Tu repartiras avec des œufs », m'a-t-il dit. On est entrés par le garage où Alain m'a montré ses trois vélos. Dans le four, un grand plat de riz et de légumes farcis attendait le déjeuner. On s'est installés dans le salon. Il m'a servi de l'eau pétillante et on a parlé longtemps, interrompus par la visite impromptue de Salomé dont il avait été beaucoup question.
J'ai 61 ans cette année et je suis retraité de la SNCF. J'ai travaillé pendant trente-deux ans à l'atelier magasin de Saulon-la-Chapelle, un gros complexe de soudure de rails TGV, pas loin de Neuilly-lès-Dijon où j'habite. Mon métier, c'était de souder les rails par induction : on soudait des morceaux de rails de 36 mètres pour obtenir des rails de 400 mètres, qui étaient ensuite chargés sur des wagons spécialement aménagés et déchargés directement sur les voies pour remplacer les rails usagés. Nous fournissions ainsi toute la France voire une partie de l'Europe.
Ce travail me plaisait plus ou moins. Avec le recul, je crois qu'il m'aurait fallu un travail plus en rapport avec l'être humain. Mais à l'époque, bien souvent, c'étaient les parents qui décidaient de l'avenir de leurs enfants et, vu les diplômes que j'avais obtenus en mécanique générale, mon père m'avait conseillé d'entrer à la SNCF. J'y suis donc entré en 1976, en me disant que je n'y resterais pas et, finalement, j'y suis resté jusqu'en 2006, où j'ai été opéré de deux ganglions cancéreux. Ont suivi chimiothérapie et radiothérapie. J'ai alors été mis en arrêt maladie puis réformé.
Mais la vraie galère physique et psychologique pour moi, ça n'a pas tant été la maladie que l'alcool. La SNCF est une grande famille solidaire, peut-être un peu trop. Le travail se fait sérieusement, l'entreprise est intransigeante sur la sécurité, mais l'alcool est entré dans les mœurs. Avec les copains, tout était bon à arroser. On allait prendre un verre, ici ou là, en sortant du boulot. Et puis c'était l'apéritif du vendredi, et puis le petit coup de blanc avec le casse-croûte du matin. Et petit à petit, je me suis mis à boire. Je suis même devenu un alcoolique profond, jusqu'à me lever la nuit pour boire et ne plus trouver les toilettes. Chez moi, il y avait des bouteilles partout. C'était atroce. Il paraît que c'est la pire des addictions. Physiquement, psychologiquement, j'étais défait. Je vivais dans une prison. Pour être franc, l'alcool m'a beaucoup plus inquiété que la maladie. Quand on me l'a annoncée, cette maladie, ça a presque été un soulagement. Je me suis dit : « Peut-être que tu vas partir maintenant. Tu ne vas plus souffrir de cet alcool. »
Pendant toutes ces années, j'étais marié et j'ai eu trois enfants. Avec ma femme, l'amour était là, mais on se disputait souvent pour une chose ou pour une autre, la plupart du temps devant les enfants. On a quand même réussi à construire notre vie : nos enfants ont été élevés dans un bon milieu, ma femme travaillait, on avait les moyens de vivre, de partir en vacances. Mais je me sentais un peu bloqué dans cette vie-là. J'ai toujours voulu aider les autres. Quand on partait en voyage à Paris pour un week-end, comme j'ai toujours eu le cœur de donner, j'avais vite fait de vider mon porte-monnaie pour aider les SDF qu'on croisait. Combien de fois ma femme ne s'est-elle pas énervée : « Qu'est-ce que tu as à distribuer ton argent ? » Je répondais qu'on avait les moyens de se payer ce voyage à Paris, qu'on ne payait pas le train... Et puis, je ne donnais que des petites pièces – enfin, pas des pièces jaunes, parce que donner des pièces jaunes, ce n'est pas donner, c'est alléger le poids de son porte-monnaie. En tout cas, les femmes que j'ai eues, ma femme et l'amie que j'ai rencontrée après mon divorce, trouvaient normal que j'ai un grand cœur, mais elles considéraient qu'il fallait d'abord penser à nous. Moi, la vie, je la voyais autrement. Je n'étais pas libre de moi-même. C'est peut-être aussi pour ça que j'ai sombré.
J'ai fait deux cures de sevrage et à la deuxième, ça a marché. En fait, quand je suis parti pour la deuxième cure, j'avais déjà arrêté de boire. Je me souviens très bien du jour où j'ai pris la décision d'arrêter. C'était le 15 juin 2008. Pour son anniversaire, ma mère nous avait invités au restaurant, moi, mon ex-femme et les enfants. Mais au dernier moment, je n'ai pas voulu y aller. Je ne voulais pas me retrouver une fois encore au restaurant avec mon verre, à trembler, trembler et encore trembler. Maman a annulé le repas, elle est venue chez moi et, en accord avec ma famille, elle a signé un papier pour que je sois hospitalisé, parce que vraiment ça n'allait plus. Ce jour-là, j'étais une fois encore complètement défait. Mon ex-femme et mes enfants étaient là. À un moment, je me suis retrouvé tout seul avec ma mère dans la cuisine. J'en avais tellement marre de mon état... Je ne sais pas pourquoi mais j'ai senti que j'avais la capacité de m'en sortir et j'ai prié. Dans la cuisine, j'ai dit à ma mère : « Écoute, Maman, je te fais tellement souffrir et, moi, je n'en peux tellement plus d'être esclave de cet alcool. Je te jure que je n'y toucherai plus. » Et là, ça a été net de net. Le médecin me l'avait dit et répété : il n'y avait que moi qui pouvais décider de dire stop. Ni ma mère, ni mon ex-femme, ni mes enfants ne pouvaient le faire à ma place.
Deux mois après, je suis quand même parti en cure parce que je voulais rompre avec l'amie qui vivait avec moi à ce moment-là et avec qui ça n'allait vraiment plus. C'était une femme très jalouse, qui me surveillait. Ça me torturait et je m'étais dit que tant qu'elle serait là, je recommencerais à boire. Je suis parti en cure en septembre-octobre et pendant ce mois-là, elle a pris ses affaires et elle a quitté la maison. Depuis, je n'ai plus envie d'être en couple. Je veux faire ma vie comme je l'entends. Pour autant, je ne veux pas rester seul, parce que celui qui reste seul devient malheureux. Alors, je loue ou je prête une chambre dans ma maison. Comme ça, j'ai hébergé des étudiants, surtout des Africains, et puis il y a eu Salomé – que j'appelle ma sœurette –, une jeune femme congolaise sans papiers que j'ai connue au Secours populaire et qui a vécu chez moi pendant deux ans et demi jusqu'à ce qu'elle se marie. Je suis très content pour elle et elle est très reconnaissante de tout ce que j'ai fait.
La prière m'a beaucoup aidé à m'en sortir. Je sentais qu'il y avait réellement une force qui me disait – et quand j'en parle, j'ai encore les larmes qui me montent aux yeux – « Je suis là pour t'aider, ne t'inquiète pas. » Après, j'ai senti comme un changement en moi. C'est comme si Dieu m'avait dit : « Je t'ai aidé, maintenant, c'est à toi de nous aider. » La foi, je l'ai toujours eue. Maman est très pratiquante et j'ai grandi dans la religion catholique. J'ai même été baptisé deux fois. Une fois en novembre 1956, juste après ma naissance : il faisait tellement froid que mes parents ont sans doute eu peur que j'y reste et ils ont fait venir le prêtre le lendemain. Et puis il y a eu une deuxième cérémonie quelques mois après, au printemps, avec la famille cette fois. Mais je n'ai jamais été assidu à l'église. Parce que la vérité de l'Église catholique, c'est sa vérité à elle. Quand j'ai redécouvert la foi avec cet épisode d'alcoolisme, je me suis mis à chercher ma vérité. La Bible, c'est la base de toute une vie. Mais chacun peut l'interpréter comme il l'entend. Je n'adhère à aucune religion. Demain, je peux aller prier dans une église catholique, comme dans un temple protestant ou évangélique, ou chez les témoins de Jéhovah, qu'importe, Dieu est présent partout. Salomé m'a beaucoup appris. Avec elle, j'ai compris qu'on peut croire fortement en Dieu sans adhérer à aucune religion, en essayant de comprendre le pourquoi des choses de la vie, ce que Dieu demande, ce que Jésus nous enseigne dans le Nouveau Testament. Être redevable, faire la volonté de Dieu, qu'est-ce que ça veut dire sinon donner de l'amour, s'entraider, aider celui qui souffre d'une addiction, de la faim... ? Quand je vois tout ce qui se passe, les guerres, les enfants qu'on maltraite, je me dis que si tout le monde essayait de faire un petit peu, seulement un petit peu... Qu'on arrêtait d'être égoïste, de se dire qu'on est début avril, que les vacances arrivent et que notre plaisir passe avant tout. Il ne faut pas oublier qu'on ne fait qu'un passage sur terre et qu'à la fin, on sera jugé. Pour moi, la mort, c'est une certaine justice. Qu'on soit riche ou pauvre, tout le monde doit y passer. Le jour de ta mort, tu deviens poussière, ton livre de vie est ouvert et tu es jugé en conséquence. C'est là que Dieu, qui nous promet la résurrection, sépare ses brebis. En tout cas, Dieu et Jésus m'ont incité à faire autre chose de ma vie.
Pour celui qui n'est pas croyant, c'est dur d'entendre que la puissance de Dieu est grande, très grande. J'ai une anecdote qui pour moi le montre. J'adore le vélo. C'est un moyen de m'évader. Une liberté extraordinaire. Le vélo c'est ma vie. Mes trois vélos dans le garage, je les surnomme mes trois femmes. Et puis le vélo, ça fait trois fois du bien : à soi, à la planète et au porte-monnaie. Mon père, qui avait fait le tour de Corse et le tour d'Italie avec des copains, m'y a initié tout petit et, à partir de l'âge de 20 ans, j'ai fait partie de clubs de randonnée. Sauf qu'au bout d'un moment, ça faisait un peu rengaine et ça m'a lassé. Il y en avait toujours qui allaient trop vite, tu essayais de suivre, c'était dur ; d'autres qui allaient trop lentement, il fallait les attendre. Sur les routes, je voyais des cyclotouristes qui passaient avec la carriole bien chargée... Je disais : « Jamais je ne le ferai. Tu te rends compte, chargé comme ça à vélo... » Je critiquais, même. Et puis un jour je me suis dit qu'il fallait que j'essaie ce mode d'évasion. J'ai commencé par équiper un vieux VTT pour faire le tour de la Côte-d'Or. En une semaine, j'ai fait 680 km. Ça m'a botté. L'année d'après, en 2010, j'ai économisé pour m'acheter mon grand vélo. Et je suis parti pour l'île de Ré : ça a duré un mois. J'ai dû faire 1 700 km. Dans les campings, j'ai fait de très belles rencontres avec toutes sortes de gens. Certains dormaient là toute l'année. Bien souvent, ils me racontaient leurs problèmes. L'année suivante, je suis monté jusqu'en Belgique et je suis revenu par le Luxembourg. En deux mois, j'ai fait 2 600 km.
Quand je suis revenu chez moi après le premier périple, il s'est passé une chose étonnante. À ce moment-là, j'avais été réformé de la SNCF car trop faible pour reprendre le travail. Pour m'occuper, j'avais retrouvé un petit boulot, quelques heures le soir dans une entreprise de nettoyage. Initialement, j'avais pris un congé de trois semaines. En partant, j'ai laissé mon calendrier biblique sur la table de nuit à la date du 15 juin. Me voilà donc parti sur les routes avec mon vélo et au bout de trois semaines, j'étais encore dans le Massif central. Jamais je n'arriverai à être rentré à la date prévue. J'ai donc téléphoné à ma boîte pour demander à prolonger mon congé d'une semaine. Et je suis finalement rentré le soir du 14 juillet, sous un orage pas possible. La maison était déserte. J'étais fier de moi, fier d'être sorti de là où j'étais sorti. Mes enfants aussi étaient fiers de moi. Maman est venue me voir, elle m'a apporté à manger. J'ai mangé, pris ma douche. Au moment d'aller au lit, épuisé, j'ai voulu remettre mon calendrier à la bonne date. Eh bien, sans que je n'aie rien fait, il était à la page du 14 juillet. J'ai immédiatement téléphoné à mes enfants, qui avaient les clés de la maison et les trois ont eu la même réponse : « On ne savait même pas que tu avais un calendrier biblique. » Le verset biblique de ce jour-là, c'était une parole du Christ qui dit à ses apôtres : « Cherche et tu trouveras, et la vérité t'affranchira. » C'était une sorte de miracle. J'ai toujours conservé la page.
Quand j'ai arrêté de travailler, je voulais absolument adhérer à une association, mais je ne savais pas où aller. Les Restos du Cœur, le Secours catholique, le Secours populaire, Emmaüs ? Je voulais quelque chose qui soit un peu familial, comme la SNCF. J'en ai parlé à Maman, qui en a parlé à une de ses amies, bénévole au Secours populaire, qui a dit tout de suite : « Alain n'a qu'à venir avec moi et il verra si ça lui plaît. » Et ça m'a plu. J'ai été très bien accueilli. Et petit à petit, je suis rentré dans la « secte ». C'était il y a sept ou huit ans. Je me suis donné à fond dans tout : les livraisons pour les communes de l'agglomération dijonnaise et les grandes distributions qui duraient trois jours et où on arrivait à nourrir sept à huit cents familles ; la préparation des repas pour tous les bénévoles... Entre les collectes alimentaires dans les magasins, le tri et la distribution, c'était du boulot. Mais on était une bonne équipe, bien solidaire.
Pendant cette période, j'allais à Dijon à vélo une fois par semaine. Un jour, j'ai aperçu un Rom qui faisait la manche avec une petite pancarte mal écrite. Je suis allé vers lui pour lui parler parce que c'est bien beau de donner une pièce, mais c'est tellement mieux de s'intéresser à la personne, ne serait-ce que cinq minutes. C'est déjà un cadeau qu'on lui fait. Je lui ai demandé s'il avait faim et je l'ai emmené au petit bistrot d'en face manger un casse-croûte et boire un coca. On a essayé de discuter un peu. Il ne parlait que roumain, mais on arrivait quand même à se comprendre. Il m'a invité à venir voir son camp. On y est allés à pied. Là-bas, il y avait des cabanes, des toiles de tentes, des gamins. C'était l'extrême pauvreté. Au début, j'étais un peu méfiant, mais ils ont été bien gentils avec moi et on a vite sympathisé. Les jours suivants, j'y suis retourné avec mon vélo et ma petite carriole pour leur apporter à manger. Au début, je contribuais avec mes deniers. Après, j'ai pu m'arranger avec le Secours populaire pour leur donner ce qui restait des distributions, mais ce n'était pas idéal car dans les colis, il y avait surtout des conserves, que les Roms n'osent pas manger car ils se méfient de tout ce qui est en boîte. Dans mon village, j'allais au Leader Price récupérer les invendus et ensuite avec Freddy, l'étudiant africain qui vivait chez moi à l'époque, on allait au campement. On étalait tout et celui que je nomme le chef de tribu distribuait ce qu'on apportait entre les 30 ou 40 personnes qui vivaient là. Bien souvent, je préparais la soupe dans la gamelle pour qu'on mange tous ensemble. C'était sympa. Après, ça a été compliqué. La police est venue. Il a fallu qu'ils déménagent, qu'on retrouve un autre squat, qu'on refasse les branchements électriques. On était en dehors de la loi, mais qu'importe, si c'est pour faire du bien et aider les autres. On a été comme ça, de squat en squat. Je leur ai trouvé des vélos. Je les ai réparés pour qu'ils puissent aller à Dijon faire la manche, sans avoir à payer les transports qui leur coûtaient le peu qu'ils gagnaient. Avec Freddy, on a préparé Noël, fait des sacs de papillotes et il s'est déguisé en Père Noël. On a lié amitié. Je continue à les aider bien sûr, et eux aussi m'aident... Ils viennent chez moi pour divers petits travaux de ménage et de jardinage. Tous les Roms que j'ai connus et que j'ai pu aider savent qu'avec moi, il n'y a pas d'entourloupe. Et eux ont toujours été d'une honnêteté impeccable. Entre-temps ils ont été pris en main par une association d'aide aux Roms avec laquelle je me suis mis en rapport. La commune de Dijon leur a prêté un terrain où l'association a installé des mobil-homes. Elle leur propose des cours de français et les aide à trouver du boulot. Beaucoup des familles dont je me suis occupé ont aujourd'hui un travail, parfois même un appartement. Tout va de mieux en mieux pour eux. Du coup, je suis moins dans la nourriture, plus dans les meubles. Dans le quartier et sur Dijon, grâce à Maman, je suis connu des mamies pour la récupération des vêtements, des meubles et de la vaisselle. Dès que quelqu'un déménage, elles m'appellent pour que j'aille chercher telle ou telle chose. Et ensuite, je dispatche. Je pars du principe que plus on fait de connaissances, mieux ça vaut. Parce qu'avec des connaissances, on arrive à se dire : « Je connais untel, il va pouvoir te dépanner, je vais l'appeler. » Il ne faut pas rester enfermé dans son petit cocon. Chez moi, j'ai des choses dont je ne me sers plus et dont j'essaie de me débarrasser. Peut-être que quelqu'un peut en avoir besoin. Autant qu'elles servent plutôt que de rester au garage à prendre les toiles d'araignée.
Je suis aussi parti au Burkina Faso, rendre visite à mon filleul Nestor Sou que je parraine avec l'association Plan. Avec un copain du Secours populaire, on a pris l'avion et on a apporté des kilos de vêtements qu'on avait récupérés dans les grands magasins et au Secours populaire. Là-bas, on a été reçus comme des rois. J'ai une photo où on est assis dans les deux grands fauteuils de ministre avec toute la tribu de chaque côté, le chef du village, le sorcier, l'ancien. Pour mon prochain voyage, je veux aller au Congo, rencontrer la famille de Salomé.
Le plus gros travail, dans cette histoire, ça a été de faire comprendre mon changement à ma famille. Au début, combien de fois on m'a dit : « Oh Alain, t'as changé, comment ça se fait que t'es comme ça ? » Je me faisais un peu rembarrer. « On est en France, qu'est-ce que tu vas aider », ou « Tu ne vas pas faire les courses pour leur acheter à manger ». À quoi je répondais : « C'est un être humain, comme toi et moi, qu'importe la couleur de peau ou la religion. » Encore aujourd'hui, on me dit souvent : « C'est bien, la retraite, tu te reposes... », à quoi je réplique : « Je travaille, je suis comme vous, sauf que c'est un travail qui ne rapporte pas, au contraire, c'est un travail où je dépense de l'argent. Mais le soir quand je me couche, ma conscience, elle, ne me travaille pas. » Je me dis : « Encore une B.A., continuons. » Il y a tant à faire... L'essentiel, c'est de donner de l'amour, d'aider et de partager. Mon exemple, c'est l'abbé Pierre, ce grand homme. Le jour où je partirai, je veux partir la tête haute en ayant fait ce que j'ai pu, comme je voulais le faire. Sur ma porte, j'ai écrit cette parole de Jésus : « Il y a plus de bonheur à donner qu'à recevoir{2}. » Et comme cette joie est contagieuse, j'encourage les autres à essayer un petit peu. Maman par exemple. Elle a un petit appartement qu'elle louait avant à des étudiants. Depuis qu'ils sont partis, elle le loue à une famille de Roms. Quelquefois, je l'emmène voir des familles. Je parle beaucoup avec elle. Elle aussi a été surprise par mon changement. Avant, j'étais comme tout le monde : j'aidais un peu à droite à gauche, mais sans plus. Depuis neuf ans, dix ans bientôt, c'est tout autre chose. Maman est très fière. Toute ma famille est venue au mariage de Salomé, ma sœurette. Je l'ai vécu comme un bel hommage qu'ils m'ont rendu, et qu'ils lui ont rendu. Le lendemain, Maman m'a appelé et elle m'a dit : « Alain, ce que tu as fait, c'est bien. »

Chapitre 2. Ruslan

« La France nous a, en même temps, donné une claque et fait une bise. »
Quand j'ai pris le train le lundi 24 avril pour aller à la rencontre de Ruslan, je ne savais rien de son histoire, sinon qu'il était un migrant d'origine géorgienne. Jean, qui connaît bien Ruslan, est venu m'attendre à la gare pour me conduire chez celui-ci. Pendant le trajet en voiture, il a eu le temps de me dire quelques mots de l'histoire de Ruslan. J'ai été accueillie par sa femme, Adelina, et par leurs fils, David, 3 ans, et Giorgi, 9 ans, qui ont chacun à leur manière participé à l'entretien.
Géorgien d'origine, je suis arrivé en France comme demandeur d'asile le 12 août 2012 avec ma femme, Adelina, notre fille Elene et notre fils Giorgi, qui avaient à l'époque 12 et 5 ans. Pour comprendre pourquoi des citoyens géorgiens demandent l'asile en France ou dans d'autres pays européens, il faut s'intéresser à l'histoire de notre pays. La Géorgie est un petit pays, qui regroupe officiellement 5 millions d'habitants mais où en réalité ne vivent pas plus de trois millions et demi de personnes. Pendant 70 ans, la Géorgie a été une république multiculturelle, annexée par l'Union soviétique et où cohabitaient pacifiquement des Géorgiens, des Arméniens – la deuxième communauté du pays –, des Kurdes, des Turcs, des Iraniens, des Français, des Italiens, des Allemands... Au Total, plus de 80 nationalités. Pendant la période soviétique a émergé un mouvement dissident qui revendiquait la Géorgie pour les Géorgiens. Mouvement étouffé par le pouvoir soviétique. Mais dès la chute de l'Union soviétique, le premier président élu en 1991 se réclamait de ce mouvement nationaliste. Son élection a entraîné le pays dans quatre guerres civiles qui se sont succédé entre 1991 et 2008.
Pour ma part, je suis géorgien, de père géorgien et de mère arménienne. Ma femme Adelina est arménienne d'origine, née en Géorgie. Nous sommes donc une famille mixte. Quand ma femme avait 16 ans, son cousin a été tué par des fanatiques religieux. Sa t...

Table des matières

  1. Sommaire
  2. Introduction
  3. Chapitre 1. Alain
  4. Chapitre 2. Ruslan
  5. Chapitre 3. Roselyne
  6. Chapitre 4. Laetitia
  7. Chapitre 5. Franck
  8. Chapitre 6. Rémi et Mado
  9. Chapitre 7. Marie-Françoise
  10. Chapitre 8. Benoît
  11. Chapitre 9. Dominique
  12. Chapitre 10. Thierry
  13. Postface Les récits... un trésor de vie à partager !
  14. Remerciements