Partie II
Les dangers de la dette
Si la crise de 2008 a été suivie par une récession aussi grave et par une reprise aussi faible, c'est principalement à cause d'une création de crédit privé excessive au cours des décennies précédentes. Cette deuxième partie se concentre sur les causes de cette croissance du crédit privé, les raisons pour lesquelles elle a été néfaste, et comment elle a été possible alors même que l'inflation restait faible et stable.
Le chapitre 3 décrit pourquoi les contrats de crédit peuvent être intéressants, mais aussi dangereux, et comment les banques créent du crédit, de l'argent et du pouvoir d'achat. Le chapitre 4 analyse les différentes fonctions économiques des diverses catégories de crédit et étudie les conséquences de l'importance croissante de l'immobilier urbain dans les économies modernes. Ces deux chapitres réunis expliquent pourquoi les systèmes bancaires, livrés à eux-mêmes, créent immanquablement un excès de la mauvaise sorte de dettes, de l'instabilité et des crises.
La croissance excessive de l'endettement a produit un grave problème de surendettement après la crise, face auquel tous les leviers de politique économique semblent bloqués. Comme décrit au chapitre 5, cela signifie qu'il ne suffira pas de réparer les banques pour réparer l'économie. Des mesures plus radicales seront nécessaires.
Le chapitre 6 s'interroge sur le rôle de la titrisation et du secteur bancaire parallèle. Loin de rendre le système plus efficient et plus stable, la croissance des transactions entre banques et de l'innovation financière a amplifié l'instabilité inhérente au cycle du crédit et a aggravé l'effet du surendettement. Les outils de gestion du risque eux-mêmes, censés réduire le danger, n'ont fait que l'amplifier. Par ailleurs, au niveau agrégé, l'activité intrafinancière intense dans le secteur de la gestion des actifs est un jeu à somme nulle, qui n'apporte aucun avantage à la société mais génère des frais qui réduisent le rendement pour le client final. Le bilan résumé de trois décennies d'innovation financière est ainsi presque entièrement négatif.
Le chapitre 7 aborde ce qui semble être une contradiction. La croissance excessive du crédit avant 2008 a engendré la crise et le surendettement, mais il semblait à l'époque que nous avions besoin d'une croissance rapide du crédit pour obtenir une croissance économique adéquate. Ce chapitre montre, à l'inverse, que nous pouvons développer des économies modernes sans croissance excessive du crédit, mais à la seule condition que nous résolvions la question de trois facteurs de hausse « superflue » du crédit – la hausse des valeurs immobilières, la hausse des inégalités et les déséquilibres globaux – et que nous reconnaissions que la stimulation directe de la demande par le gouvernement, par le biais de déficits financés par la création monétaire, est parfois moins dangereuse que la création de crédit privé. C'est même peut-être là la seule réponse efficace à la stagnation séculaire, c'est-à-dire à un problème de demande chroniquement insuffisante qui n'est pas juste conjoncturel, mais de long terme.
Chapitre 3
La dette, les banques et l'argent qu'elles créent
« Le cycle des frénésies et des paniques résulte de changements procycliques dans l'offre de crédit [...]. L'argent semble toujours libre lors des frénésies. »
Charles Kindleberger et Robert Aliber,
Manias, Panics, and Crashes: A History of Financial Crises{84}
Dans son ouvrage consacré à l'histoire de la spéculation financière, devenu un classique, Charles Kindleberger présente le potentiel immuable qu'ont les marchés financiers de générer des bulles, puis des krachs et de l'instabilité. Ses exemples incluent toutes sortes de valeurs, dont les actions, les tulipes, l'immobilier et diverses matières premières, et se sont produits en Scandinavie, au Japon, en Corée, aux États-Unis, en Grande-Bretagne et dans bien d'autres pays. Ils correspondent à divers types de comportement et de conséquences économiques. Mais sa conclusion, confirmée par de nombreux autres chercheurs, est claire : les bulles et les krachs qui causent le plus de dégâts économiques (au-delà des pertes pour quelques spéculateurs) sont provoqués par une offre de crédit « procyclique » : pendant la période de hausse, le crédit est facile et augmente fortement ; pendant la période de baisse, le crédit se contracte considérablement. Le potentiel d'exubérance irrationnelle existe sur les marchés de toutes les valeurs, mais lorsqu'il est financé par la dette, les conséquences économiques sont désastreuses.
Pendant la décennie qui a conduit à la crise de 2007-2008, le crédit privé s'est développé rapidement dans presque toutes les économies avancées : au rythme de 9 % par an aux États-Unis, de 10 % par an en Grande-Bretagne, de 16 % par an en Espagne{85}. Dans la plupart d'entre elles, sa croissance a été supérieure à celle du PIB nominal ; par voie de conséquence, l'endettement privé – le rapport entre crédit privé et PIB – a considérablement augmenté. Mais ces dix années n'ont fait que prolonger une tendance déjà à l'œuvre sur les soixante années précédentes, celle d'un endettement croissant de l'économie réelle qui a été décrite au chapitre 1. L'endettement total du secteur privé britannique est passé de 50 % en 1964 à 180 % en 2007 ; aux États-Unis, de 53 % en 1950 à 170 % en 2007. Plus récemment, ce modèle s'est répété dans les économies émergentes. L'endettement privé de la Corée est passé de 62 % en 1970 à 155 % avant la crise financière asiatique de 1997 ; à 197 %, il est aujourd'hui encore plus élevé. En Chine, le rapport entre la dette et le PIB est passé de 124 % début 2008 à plus de 200 % actuellement{86}.
L'endettement de l'économie réelle a augmenté parce que le crédit privé a crû plus rapidement que le PIB nominal. Cela pose une question fondamentale : cette croissance rapide du crédit était-elle nécessaire pour parvenir à un taux raisonnable de croissance économique, ou aurions-nous pu atteindre la même croissance économique sans un endettement toujours croissant ? Le chapitre 7 examinera cette question. Ce chapitre et les trois qui suivent expliquent pourquoi la hausse des niveaux d'endettement ont conduit à la crise, puis à la récession post-crise.
Le rôle positif des contrats de crédit... et des banques
Une histoire récente de la dette, que l'on doit à l'anthropologue David Graeber, s'intitule Dette : 5 000 ans d'histoire{87}. Les sociétés humaines ont recours à des contrats de crédit depuis qu'elles utilisent de l'argent, et y recouraient même auparavant, à en croire Graeber. Et pendant l'essentiel de cette période, des philosophes et des religions ont condamné le prêt à intérêt parce qu'intrinsèquement injuste. Dans un contrat de crédit, le prêteur est assuré d'un profit même si le projet de l'emprunteur échoue : un métayer, par exemple, doit verser des intérêts au propriétaire qui lui prête de l'argent, même quand la récolte est mauvaise. Les contrats de crédit à intérêt peuvent donc aggraver les inégalités initiales, et pas seulement dans les sociétés agricoles ; le chapitre 7 évoque le lien bidirectionnel qui unit aujourd'hui dette et inégalités dans les sociétés avancées. L'islam interdit l'usure ; le christianisme médiéval s'en méfiait profondément. Dans sa Politique, Aristote décrit l'usure comme la manière « la plus détestée » d'accumuler de la richesse{88}.
Pourtant, la théorie économique moderne considère les contrats de crédit comme essentiels pour dynamiser la croissance économique. De plus, c'est précisément leur nature fixe, le fait que ce qui revient au prêteur est largement indépendant du succès du projet financé, qui les rend intéressants.
Les systèmes financiers facilitent la mobilisation du capital. En théorie, cela pourrait être entièrement accompli par un marché d'actions : tout le capital pourrait aller des investisseurs vers les entreprises sous la forme d'investissement en actions, les épargnants détiendraient toute leur exposition aux entreprises sous forme d'actions, et les entreprises seraient financées à 100 % en actions.
Mais depuis les débuts de la révolution industrielle, l'accumulation du capital s'est faite avec un rôle majeur des marchés de crédit et des banques aux côtés des marchés d'actions. Et la théorie économique donne de bonnes raisons de croire que, sans contrats de crédit, la mobilisation du capital serait plus difficile.
Dans un contrat d'investissement en actions, ce que reçoit l'investisseur varie selon la réussite des projets financés. Mais ces résultats ne peuvent être connus à l'avance, ni par l'entrepreneur ni par l'investisseur. Et une fois un projet mené à terme, les entrepreneurs ou les gérants de l'affaire en savent bien plus long sur les véritables résultats que les investisseurs. Ils ont donc la possibilité d'agir au détriment des investisseurs, par exemple en se versant un salaire plus élevé, ce qui réduit les rendements pour les investisseurs.
Les contrats d'investissement en actions placent donc les investisseurs face à des risques qu'ils ne peuvent contrôler. Découvrir toute la vérité sur le rendement d'un projet est coûteux et difficile : dans le langage de la théorie de la finance, les investisseurs sont confrontés à une « vérification coûteuse de la situation{89} ». À l'inverse, les contrats de crédit offrent un rendement connu à l'avance et garanti tant que le projet d'entreprise ne fait pas faillite. Ils permettent donc de mobiliser le capital d'épargnants qui seraient réticents à financer des projets d'investissement s'il n'existait que des contrats d'investissement en actions. Sans les émissions de dettes des compagnies de chemin de fer qui accompagnaient les émissions de capital, l'investissement privé dans les chemins de fer britanniques au XIXe siècle aurait sans doute progressé plus lentement.
Ce résultat pourrait également être obtenu par des contrats de crédit qui prendraient une forme simple et directe, avec un investisseur qui détient des obligations émises par des entreprises. Et des marchés obligataires liquides permettent d'investir à long terme tout en conservant un actif que l'on peut vendre à court terme. Comme décrit au chapitre 2, cette transformation de la liquidité, sur le marché de la dette ou sur celui des actions, peut aussi jouer un rôle important en faveur de la mobilisation du capital.
Mais les banques qui servent d'intermédiaires entre épargnants et emprunteurs renforcent encore cette fonction de transformation, puisque celui qui y dépose son argent peut à la fois détenir un titre de créance rapidement ou immédiatement disponible, mais dans le même temps maintenir une valeur apparemment certaine pour son capital. Le développement de « banques à réserves fractionnaires » (c'est-à-dire de banques qui ne conservent qu'une petite proportion de leurs dépôts sous forme de liquidités et qui prêtent le reste à plus longue échéance que leur passif) a donc aussi probablement joué un rôle important dans le développement économique. Dans Lombard Street{90}, sa célèbre description du système bancaire britannique datant de 1878, Walter Bagehot écrit que le système bancaire britannique, plus développé que celui de l'Europe continentale, a permis l'accès des entrepreneurs à des masses d'épargne plus importantes, qui sans cela n'auraient pas été investies mais seraient restées simplement thésaurisées. Selon l'historien de l'économie Alexandre Gerschenkron, les banques d'affaires de l'Allemagne de la fin du XIXe siècle ont joué un rôle aussi important q...