Jossian
Mon premier entretien d’embauche était pour un poste d’analyse de médicaments, sur une chaîne pharmaceutique. Le rendez-vous s’était plutôt bien passé, mais je n’ai jamais eu de retour, ce qui m’a surpris. Je n’ai pas compris pourquoi ils me laissaient dans le flou, à attendre sans avoir de nouvelles. Alors j’ai relancé d’autres candidatures. Le deuxième entretien s’est déroulé dans des conditions un peu particulières. C’était l’été dernier, pendant une colonie où j’étais moniteur de judo, à l’heure du repas. L’entretien avait lieu par Skype. J’essayais d’expliquer au directeur que j’étais capable d’être autonome et responsable, et derrière moi il y avait les enfants qui criaient... Mais ça s’est bien passé ! J’ai eu un deuxième entretien, cette fois en présence, avec le manageur régional. Je m’étais arrangé avec le directeur de la colonie, qui est aussi le responsable du club de judo dans lequel je donne quelques cours, et j’ai pu rencontrer le manageur à côté du gymnase, pendant une pause. Je n’étais pas vraiment qualifié pour le poste, puisqu’ils cherchaient un ingénieur alors que je n’avais qu’un bac +3. Il s’agissait d’installer du matériel médical chez des clients, et de former le personnel qui aurait à l’utiliser. Il ne fallait pas être timide ! Mais je me suis dit : « Jossian, tu peux le faire. » J’avais en tête que, dans un entretien d’embauche, il faut se vendre, paraître le plus beau, à la limite le plus appétissant possible. J’ai parlé de mon parcours scolaire, jusqu’à la licence en sciences biomédicales, de mes différentes expériences comme l’animation dans des colonies. J’ai réussi à le convaincre : une semaine plus tard, il m’a appelé, j’avais le poste. C’était juste pour le remplacement d’un congé maternité, pendant quatre mois, mais ça m’allait très bien. Je savais que si j’y arrivais, ça me ferait une très bonne expérience. Ce qui m’a donné le moral, c’est aussi que j’ai su qu’ils avaient vu d’autres personnes en entretien, et je me suis dit que je devais avoir des arguments convaincants puisque c’est moi qu’ils avaient choisi. Le remplacement a commencé début septembre, et ça s’est bien passé. C’était un poste dans mon domaine, je gérais mon emploi du temps, j’avais même ma voiture de fonction. Je me suis vraiment épanoui dans ce travail, je m’entendais bien avec les collègues. Et ce n’était pas un travail trop éprouvant, j’avais du temps, en particulier pour le judo. J’ai cru qu’ils allaient me prolonger, mais la titulaire du poste est revenue. L’employeur m’a fait tout de même une lettre de recommandation très favorable à la fin de mon contrat, en décembre.
J’ai trouvé que mon parcours professionnel démarrait plutôt bien. La suite a été moins réussie. J’ai découvert le monde de Pôle emploi : les papiers à remplir, les rendez-vous avec un conseiller. Mais je n’avais pas envie de toucher des allocations, je me suis dit qu’il fallait retrouver du travail. Par une connaissance, j’ai pu obtenir un remplacement de deux mois, en janvier et février de cette même année, dans un laboratoire du CNRS. Un poste d’assistant en recherche et développement, dans la génétique. Je suis tombé de haut. Ça s’est mal passé avec ma responsable, qui me dévalorisait sans cesse. Elle n’a rien fait pour m’intégrer dans le laboratoire. Elle signalait systématiquement tout ce que je ne savais pas faire, sans tenir compte de mon manque d’expérience. Pourtant, j’étais sorti premier de ma faculté dans cette matière ! L’ambiance était très individualiste, alors que je pensais qu’il y aurait beaucoup de coopération dans les équipes. Je me suis surpris parfois à arriver en retard. Je n’ai pas compris pourquoi cette cheffe se comportait ainsi, je n’ai pas réussi à en discuter avec elle. J’ai vraiment été découragé, au point de me dire que je n’étais pas fait pour ça, qu’il fallait que je revoie mes projets professionnels.
Mon expérience suivante de recherche d’emploi a encore été différente. Ça avait bien commencé. En mars, j’ai eu un entretien téléphonique avec la directrice nationale d’une entreprise où j’avais postulé, qui avait trouvé ma candidature très bien pour le poste. Ça ressemblait à ce que j’avais fait dans mon premier emploi : installer du matériel médical pour des personnes en insuffisance respiratoire. Une semaine plus tard, je rencontrais la responsable régionale, et elle me faisait une promesse d’embauche : je devais commencer début avril. Je me suis engagé à attendre leur confirmation, j’ai même refusé une proposition plus intéressante d’une autre entreprise. Mais fin mars, pas de nouvelles. Début avril, je n’arrivais toujours pas à les joindre. Entre-temps, j’avais signalé à Pôle emploi que j’allais avoir du travail, je n’avais donc plus d’indemnités... Mi-avril, je reçois un mail de la manageuse régionale, pour me dire que ma candidature est très intéressante, mais qu’ils ne peuvent pas l’accepter. Sauf que quelques jours après, c’est la directrice France qui m’appelle pour me dire qu’il faut que j’insiste ! Elle voulait me mettre en contact avec une autre responsable pour améliorer ma candidature. Me voilà début mai, j’attends toujours... Je ne comprends pas pourquoi ça a traîné comme ça. J’ai eu l’impression d’être traité comme quelqu’un qu’on peut avoir à disposition. Je sais bien qu’ils ont une entreprise à faire tourner, qu’ils doivent faire rentrer de l’argent, mais j’aimerais bien trouver un travail où il y ait plus d’égard pour les salariés.
J’ai à présent vingt-cinq ans, et donc pas encore de situation stable. Il faut dire que j’ai traîné un peu en route... Après le bac, il y a eu deux années où je n’ai pas fait grand-chose. J’avais envie de sortir du cadre de l’école, découvrir un peu la vie. Ma scolarité a été compliquée. Je n’étais pas très à l’aise au collège : les professeurs me répétaient que j’étais paresseux, qu’il fallait que j’aie un projet professionnel, que je n’aurais jamais mon brevet. Pourtant, je l’ai eu avec mention bien. En seconde, je n’avais pas de très bonnes notes, mais les professeurs de sciences me disaient que je faisais des remarques intéressantes, et c’est ce qui m’a poussé à faire une filière S, même si je ne savais pas quoi faire plus tard. L’année de première a été catastrophique, je n’avais pas une note au-dessus de la moyenne. J’aurais dû redoubler, mais il n’y avait plus de place. Tout au long de la terminale, les professeurs ne s’occupaient pas de moi, en me disant que de toute façon je n’aurai pas mon bac. Finalement je l’ai eu. In extremis, et aussi grâce à l’option espagnol puisque je suis bilingue, mon père étant espagnol et ma mère équatorienne. Mais je l’ai eu ! Après tout cela, j’avais vraiment besoin de souffler.
Avec le recul, je me dis que je me suis peut-être un peu trop amusé pendant ces deux années après mon bac. Mais je crois que c’était nécessaire pour moi, pour prendre le temps de me fixer des objectifs, savoir ce que je voulais et aussi ce que je ne voulais pas. J’ai travaillé comme livreur dans une plateforme de distribution, mais c’était juste pour gagner de quoi payer les sorties sans demander de l’argent à mes parents. J’ai passé mon permis de conduire. J’ai mûri un peu, j’ai compris l’importance de l’argent, de gérer un budget. Je participais aux dépenses de la famille pour l’essence, quelquefois les courses. Mais j’ai réalisé aussi que le salaire ne fait pas tout. Ce n’était pas un travail très intéressant, plutôt stressant même, parce qu’il fallait livrer les clients le plus vite possible, en particulier pendant le rush des courses du samedi. Je rendais un service, mais sans m’investir, sans faire de mon mieux. Au début, j’étais content de gagner de l’argent, mais je me suis rendu compte que j’avais envie d’un travail où j’aurais vraiment l’impression d’être utile.
Après ces deux années, disons, de transition, j’ai repris des études, dans les sciences médicales. Ça s’est plutôt bien passé. J’ai dû beaucoup travailler, mais j’ai eu ma licence. J’ai fait un stage en laboratoire, dans la recherche en génétique. Ça m’a plu, j’ai appris à ne pas compter les heures, de 8 heures à 18 heures certains jours, avec seulement une petite bourse étudiante de 300 ou 400 euros. J’ai voulu poursuivre en master. La génétique m’a vraiment intéressé. C’est une science particulière parce qu’elle est vraiment au fondement du fonctionnement des êtres vivants. Mais je m’y suis mal pris pour les candidatures, et je n’ai pas été retenu. Là, j’ai eu un moment de panique : « Qu’est-ce que je vais faire ? » Et puis je me suis dit que ce n’était que partie remise, qu’il fallait que je fasse quelque chose de cet échec pour avancer. Je crois que c’est le judo qui m’a fait comprendre cela : une victoire, c’est l’aboutissement d’un travail. Pour y arriver, il faut aussi apprendre de ce qui ne fonctionne pas. C’est à ce moment que je me suis décidé à chercher pour de bon un emploi. Au début de l’été dernier, j’ai dû envoyer cinquante mails par jour pour postuler à des offres ou en candidature spontanée.
Le sport compte beaucoup dans ma vie. J’ai commencé le judo à six ans, et je me suis beaucoup investi. J’étais très timide, je ne m’acceptais pas bien physiquement, et je n’étais pas trop bon à l’école. La pratique du judo m’a permis de me trouver, de me construire. Par exemple en terminale, au conseil de classe d’avril, les professeurs ont dit que je n’aurai pas mon bac. Je me suis dit que j’allais leur prouver que je pouvais y arriver. Au judo, j’ai appris qu’avec la discipline, la rigueur, des efforts, le goût du travail, on peut faire de grandes choses pour réussir dans la vie. À ma grande surprise, au troisième trimestre, vraiment la dernière ligne droite, je suis passé de 4 de moyenne à 10... Quand j’étais adolescent, j’ai fait beaucoup de compétitions, même les championnats de France. Je m’entraînais presque tous les jours, soit au judo, soit en faisant de la musculation. Ensuite, j’ai fait une formation pour enseigner le judo, grâce à un professeur qui m’a fait confiance, qui m’a tendu la main quand j’en avais besoin. Ça a représenté un bel apprentissage de moi-même et des autres. J’ai débuté avec des enfants, entre six et neuf ans. Je pensais qu’il fallait que je leur apprenne des techniques, que je les prépare à des compétitions. Au début ça ne se passait pas trop bien, je n’arrivais pas à les faire progresser. Avec le temps, j’ai réalisé que le plus important était de leur transmettre les premières valeurs du judo : se saluer, se ranger par grade de ceinture, parler japonais, et puis respecter l’adversaire. Dans la pratique des arts martiaux, on se combat, mais on sait aussi que l’amitié est ce qui nous relie tous. J’ai grandi dans ces valeurs-là, qui rejoignent aussi les valeurs chrétiennes de partage et de pardon que m’a apportées ma grand-mère. Elle nous disait qu’il ne fallait pas juste aller à l’église parce que ça se fait, mais qu’il fallait se poser des questions sur le sens profond de la religion. Avec l’expérience, j’ai compris qu’il était essentiel de s’intéresser aux personnes, pas seulement leur enseigner le judo. J’ai aussi travaillé avec des personnes handicapées, ce qui m’a beaucoup touché. Avec elles, tout est décuplé, les plaisirs comme les tristesses. On ne reste pas dans le seul cadre du judo, et elles m’ont appris sur moi autant que je leur ai appris.
Donc à ce jour, j’en suis encore à postuler pour un master. La plupart de mes amis ont déjà un travail, un logement. Moi, j’habite encore chez mes parents. Les relations avec mon père sont compliquées. Il m’a toujours dit qu’il fallait que je trouve un travail qui me plaise, qu’il ne faut pas aller travailler à reculons. Mais il est très exigeant aussi. Il me parle souvent avec des métaphores : « Si tu veux passer une porte, c’est à toi de l’ouvrir. » Pour lui, faire des études permet d’avoir le choix. Et là, il ne comprend pas bien ce qui m’arrive : lui a commencé à travailler très jeune, tandis que moi, même avec le bac, même avec une licence, je n’ai pas encore trouvé un travail qui convient, et je ne suis pas encore installé. La famille est très importa...