Jean-Baptiste Dunaud
Journal de ma transportation{130}
Quand le peuple consulte l’histoire, il trouvera que son devoir est d’être radical au jour de sa révolution ; il maudira sa modération et sa clémence qui l’ont perdu, feuilletant ces pages une à une, il y puisera les moyens efficaces qu’il a à employer pour ne pas retomber dans les mêmes erreurs ; il évitera de plier sous le joug d’une aristocratie nouvelle. Malgré le siècle de lumières où nous vivons des êtres éclairés crieront toujours contre les gouvernants et les abus, ils s’armeront pour les combattre ! Ces sentiments généreux n’existeront pas dans leurs âmes dévorées par l’ambition, car ces hommes n’ont qu’un but, c’est de renverser pour commander à leur tour ; le gouvernement provisoire de février 1848 est témoin.
L’histoire du Moyen Âge lui dévoilera les crimes de ses éternels ennemis, qui sont les rois et les papes, les nobles et les prêtres ! Elle lui apprendra que s’il ne s’habitue pas à se gouverner lui-même, il ne sera jamais libre.
En la lisant attentivement il verra le commencement de l’exploitation de l’homme par l’homme, il verra la ruse qu’employèrent les uns pour opprimer les autres. L’enthousiasme qu’il a pour les Républiques anciennes se changera en mépris en voyant qu’une poignée d’individus gouvernaient despotiquement, par la fourberie, des hommes nés pour être libres.
Revue rétrospective des quatre mois qui suivirent la révolution de février
La page sur laquelle l’histoire a gravé l’insurrection de juin 1848 est la boussole dont le peuple doit faire usage pour guider son vaisseau révolutionnaire à travers les écueils de cette mer aristocratique qui sépare les nations du port où réside la liberté.
L’insurrection de juin est née de la révolution de février, révolution avortée aux cris de Réforme{131}. Le peuple, fatigué du joug que lui imposait Louis-Philippe dès le commencement de son règne honteux, saisit avec empressement l’occasion de chasser le tyran qui nous opprimait au-dedans tout en nous déshonorant au-dehors ! Mais il était encore loin d’être préparé à savoir jouir de sa révolution, dont le but était de conduire les classes pauvres au bonheur de profiter seules du fruit de leur travail, en détruisant la chaîne de l’exploitation qui les exposait chaque jour à mourir de faim.
Il ne s’agit pas de faire une révolution pour avoir la satisfaction de brûler un trône et chasser un maître, il faut avant tout l’avoir mûrement réfléchie et que l’on connaisse les institutions propres à gérer un peuple dans un état de parfaite liberté. Si le peuple avait eu toutes ces connaissances qui sont indispensables pour assurer sa souveraineté, il n’aurait pas abandonné ses barricades avant que sa Constitution soit faite et son sang n’aurait pas coulé en vain. La faute qu’il a commise est due à son ignorance ! Aujourd’hui, pour arriver à la conquête de ses droits, il faut que son sang coule à flots, car l’aristocratie ne reculera devant aucun sacrifice pour sauver l’empire du despotisme qu’elle espère conserver.
Après le 24 février, le peuple, dans l’ivresse de son triomphe, ne songea pas à conserver les avantages que venait de lui procurer sa victoire, il ne vit pas que d’autres ennemis allaient lui ravir sa proie, s’il s’endormait du sommeil de l’insouciance ! Sommeil qui lui fit perdre le fruit des Trois glorieuses journées de 1830. C’est ce qu’attendaient de nouveaux exploiteurs de révolutions dont les paroles mielleuses furent l’opium dont ils se servaient pour nous engourdir dans une léthargie d’où la faim nous tira quatre mois après. Ces hommes sont : Lamartine, Marie, Pagès, Marrast, Recurt et tant d’autres{132}, qui nous firent prendre le fatal breuvage quand nous devions veiller. Jamais fourbe ne fut plus adroit que ce Lamartine, son nom était dans toutes les bouches, la presque totalité de la population ouvrière qu’il avait su captiver, l’appelait « sauveur de la patrie ». Paroles que les affidés de cette coterie avaient eues l’adresse de glisser dans la bouche d’une classe neuve en politique. Pour mieux nous tromper, il nous prodigua des éloges les plus flatteurs. « Nous te devons tout » disait-il ! Existence et fortune, les rues furent les témoins de son apothéose, et peu s’en fallut que ses mensonges n’aient servi de devise au pays, en le faisant inscrire sur le drapeau tricolore, triste assemblage des couleurs monarchiques. Une seule de ces couleurs était la sienne, c’est le rouge{133}, symbole du peuple qui versa, tant de fois, son sang dans les batailles qu’il livra à l’aristocratie pour conquérir son indépendance.
La révolution fut donc escamotée par l’aristocratie blanche et l’aristocratie bourgeoise, toutes deux luttent encore à qui l’emportera, sans s’inquiéter de la démocratie qui les guette dans ce combat où elles s’épuisent. La démocratie attend donc l’issue d’une guerre née de la rivalité de deux classes orgueilleuses dont l’ambition est la même. Dans son aveuglement, la noblesse repousse toute alliance avec la bourgeoisie pour ne pas déroger à ses anciens titres, la bourgeoisie croit au contraire être élevée à la même hauteur par son capital, c’est pourquoi elle dispute à l’autre le droit de dominer. Comme toutes deux ont des forces égales, la démocratie attend qu’elles se soient épuisées pour les terrasser d’un seul coup et par cette manœuvre adroite, elle est assurée de vaincre les ennemis du peuple.
Lamartine représentait l’opinion blanche dans le gouvernement provisoire, Marie, Crémieux, Marrast, Pagès, Recurt, Pagnerre le marchand de chanson{134}, tous appartenant à la faction du journal Le National représentaient la bourgeoisie. La classe ouvrière{135}, celle dont la position précaire réclamait toutes les sollicitudes d’hommes sincèrement dévoués à elle, et qui vint par leurs lumières à bout de sa plaie jusqu’alors regardée comme incurable n’eut que Louis Blanc et Albert dont l’autorité a été méconnue par leurs collègues. Taisons la conduite de Lamartine, elle n’est que trop connue par nous pour ne parler que de la secte du National. Trouvé-Chauvel, un de ses partisans, explique clairement comment ces misérables voulaient la République en disant : « Je ne suis pas républicain comme Ledru-Rollin, mais bien à la façon de Rome. »
Et quelle était cette République romaine, l’histoire nous l’a appris. Elle était composée d’un peuple d’esclaves qui pliaient aveuglément sous le joug d’un Sénat dont les membres étaient autant de maîtres. Il est facile de voir d’après cet aveu qu’ils ne voulaient la République que par esprit de domination. Leur devise : Tous au-dessous de nous, rien au-dessus. Voilà le sujet pour quoi ils repoussaient un roi. Leur courte apparition au pouvoir nous apprit à connaître à quels hommes nous avions affaire. Heureux pour nous que la providence les déposa, sans quoi la tyrannie qu’ils exerçaient aurait finie par nous faire regretter l’autorité de nos anciens maîtres, car ils ont poussé l’apostasie jusqu’à refuser d’inscrire dans la Constitution le droit au travail ; droit solennellement promis par eux le 24 février.
Louis Blanc et Albert{136} étaient les deux seuls hommes sincèrement dévoués au peuple ; ils ne purent rien faire pour lui. Désavoués dans leur administration, ils ne rencontrent que des embarras et des entraves que suscitèrent leurs collègues, aussi n’étaient-ils membres du gouvernement que de nom. Tous deux connaissaient les besoins de l’ouvrier, Louis Blanc était allé les connaître jusque dans sa mansarde. Albert comme étant ouvrier lui-même. Marie créa les Ateliers nationaux et leur en confia la direction. Ces infatigables tribuns ne reculèrent devant aucune tribulation que leur opposa la réaction, pour donner au travail une nouvelle direction qui devait le détourner de la route de l’exploitation.
La cupide bourgeoisie vit bien qu’avec de tels antagonistes, elle allait se trouver lésée dans ses affections les plus chères, si elle ne parvenait à sauver l’agiotage dont nos défenseurs menaçaient l’existence, chose qui lui fut facile d’autant plus qu’elle était liée par les mêmes intérêts aux hommes que la dernière chambre du règne anticonstitutionnel nous donna pour nous punir d’avoir chassé honteusement le vieux roi parjure et nous préparer les sanglantes journées de juin.
Les moyens qu’elle employa réussirent au-dessus de ses désirs. Louis Blanc et Albert eurent la douceur d’abandonner le travail qu’ils ont à peine ébauché, cependant elle n’a pu mettre le sceau à son œuvre spoliatrice puisque les principes nous restent. Mais l’aristocratie a beau faire, un jour viendra où, malgré elle, nous jouirons du fruit des travaux des deux citoyens dont la postérité a déjà recueilli les noms avant que la mort ne les ait frappés.
Comme je le dis plus haut, le peuple s’était endormi sur la foi du serment que lui avaient juré les premiers hommes appelés à gérer la République, cependant il attendait toujours des améliorations promises à l’avènement de ces parjures. Ces jours étaient déjà loin et de tels misérables n’ont pas la mémoire heureuse quand il s’agit de payer une dette due à des ouvriers dont la bonté leur accorda non seulement la vie mais encore la fortune qu’ils tiennent d’eux. Ainsi rassurés, ils profitèrent de notre confiance aveugle pour conspirer dans l’ombre.
Cavaignac{137} n’était entré au département de la Guerre qu’à la condition que les troupes rentreraient à Paris ; cette condition fut motivée adroitement en disant que les ouvriers se fatiguaient d’un service trop pénible pour eux, d’un autre côté les agents de la réaction faisaient une propagande très active sur ce sujet. Ce n’était qu’un piège dans lequel nous avons donné maladroitement au 15 mai, nous eûmes l’occasion de nous en repentir, ce jour-là la réaction fit voir sa force et son insolence.
Forte de ce rappel, elle cria bien haut : « Licencions les Ateliers nationaux, il y a assez longtemps que ces fainéants vivent dans l’oisiveté. » Trélat{138}, ministre des Travaux publics, prévoyait les suites d’un aussi brusque licenciement, exposa les malheurs qui pourraient en résulter, l’insolente aristocratie lui répondit : « Que nous importent ces gueulards en guenilles ! N’avons-nous pas des canons pour faire taire leurs clameurs ? »
À ces menaces, des ouvriers se réveillaient. Il était trop tard, en ouvrant les yeux, ils étaient entourés d’un cercle de fer formé de 50 000 hommes de troupes de lignes sans y comprendre les 100 000 réactionnaires qui s’étaient joints aveuglément et les boutiquiers de tous étages – ce qui formait une armée de 200 000 hommes.
La rage dans le cœur de nous voir ainsi traiter nous criâmes Aux armes, cri qui resta sans écho, le peuple était dans la consternation d’une aussi infâme trahison. Cependant, confiants dans notre courage, excités par les pleurs de nos enfants qui se mouraient de faim, sans calculer que nous n’étions pas en nombre, nous n’hésitâmes pas un seul instant à accepter le combat. La mêlée fut longue et sanglante, chaque combattant était un héros.
Dans cette bataille qui dura quatre grandes journées, nos efforts furent inouïs, sans canon, presque sans poudre ni chefs pour diriger nos vaines opérations. Le désespoir seul nous guidait. Nous eûmes 200 000 hommes à combattre dans la première journée et 500 000 la quatrième. Chaque canton de cinquante départements fournit leurs intéressés à l’extermination de la classe ouvrière. L’aristocratie française trembla, elle n’a dû le gain de cette bataille qu’à la ruse et non à son courage, car elle n’en a pas ! Toute la vieille Europe avait les yeux tournés vers nous ! Les rois eux-mêmes frémirent sur leurs trônes qu’ébranlait la chute de chaque corps qui tombait sous le fer de la réaction. Cette victoire coûta à nos ennemis la perte de sept généraux tués ou morts des suites de leurs blessures.
Le combat fut si opiniâtre dès la première journée que le pouvoir exécutif en perdit la tête, sa faiblesse était si grande qu’il déclara ne pas pouvoir répondre des événements, sentant son incapacité, il demanda à remettre ses pouvoirs en des mains plus habiles ! Il proposa Cavaignac, ministre de la Guerre, qui fut accepté. Celui-ci voulut bien se charger de cette mission, mais à la condition que ses pouvoirs seraient limités. L’Assemblée constituante adhéra, elle était saisie du vertige de la peur.
Cavaignac se mit à l’œuvre et ne justifia que trop peu l’opinion que nos ennemis avaient conçue de lui ; la triste célébrité qu’il acquit dans cette lutte fratricide à vouer son nom à l’exécration populaire ! Ô si la grande ombre de son frère{139} pouvait lui apparaître, que de reproches amers elle aurait à lui faire pour avoir trempé ses mains humides dans ce même rang, que Godefroy défendait avec tant de dévouement.
Pour s’assurer du succès, il crut devoir choisir ses lieutenants dans le rang des brigands qui, comme lui, avaient guerroyé en Afrique{140} : son ch...