Deuxième partie
La meilleure façon de marcher
Réaliser une psychiatrie citoyenne
Chapitre 6
Des expériences de psychiatrie citoyenne
Nous avons dit dans le chapitre 2 combien le service public et le « secteur » qu’il organise se trouvaient en difficulté faute de moyens. Malgré ces difficultés, certains secteurs, servis par des hommes et des femmes courageux et inventifs, ont pu s’approcher d’une réalisation satisfaisante pour les malades pris en charge dans les secteurs pour adultes comme dans les secteurs infanto-juvéniles.
L’expérience du secteur de Lille-Est
Nous avons choisi le travail mené par Jean-Luc Roelandt depuis 1977 dans le cadre du secteur de la banlieue Est de Lille, et ce, parce que ce travail a été mis sous l’enseigne de la « psychiatrie citoyenne ».
Le secteur où exercent Jean-Luc Roelandt et Patrick Desmond sert six communes soit environ 86 000 habitants. Il a mis longtemps à se construire, une vingtaine d’années, depuis 1979 – si tant est qu’un secteur puisse être dit définitivement construit ! À son origine, il n’y avait qu’un hôpital psychiatrique classique (Armentières) doté de 2 550 lits, réservé aux hommes puis devenu tardivement mixte, exemple même de l’asile dont nous parlions au début de ce livre avec ses horreurs coutumières. Comme toujours, le changement fut impulsé par un homme, le docteur Roelandt, qui ne supportait plus « l’insupportable », et qui sut constituer une équipe, sans laquelle aucune évolution n’aurait pu se produire. Très inspiré, comme beaucoup d’entre nous, par les mouvements de contestation et de rénovation qui traversaient le monde asilaire, il se référa surtout, semble-t-il, au travail de Franco Basaglia à Trieste dans les années 1970{91}.
Le docteur Roelandt commença modestement par la transformation d’un « pavillon ». Ce n’est jamais le plus facile au sein d’un ensemble bien ancré dans ses habitudes. L’initiation d’un personnel à l’esprit et aux méthodes de la psychothérapie institutionnelle n’est pas non plus chose aisée, mais c’est la base de tout changement pour que l’institution soit elle-même soignante ! Dans le cadre du secteur public et dans la dynamique sectorielle, il est rapidement apparu aux auteurs qu’il fallait sortir des murs.
2 130 patients sont suivis par une équipe de 110 professionnels (médecins, infirmiers, psychologues, éducateurs), soit 103,5 équivalent temps plein, ce qui est inférieur à la moyenne nationale. 88 % des patients sont suivis en soins ambulatoires ou alternatifs à l’hospitalisation à temps plein, sans hospitalisation classique.
L’effort mené par cette équipe est relaté dans l’ouvrage que Jean-Luc Roelandt et Patrice Desmond ont fait paraître en 2001 sous le titre Manuel de psychiatrie citoyenne. Avenir d’une désillusion{92}. C’est un ouvrage dense, ambitieux, un « manuel » – paroles de maîtres en charge d’enseignement – où l’on trouve affirmé, parfois sans ménagement, ce qu’est la psychiatrie citoyenne en cinq leçons !
Cet ouvrage présente l’accomplissement d’un vrai secteur de psychiatrie publique dans l’esprit de ses concepteurs. C’est, à notre avis, l’essentiel car, en ce qui concerne la « psychiatrie citoyenne », nous considérons que l’expérience lilloise est un début de conceptualisation propre au secteur public. Elle modifie et enrichit celui-ci sans pour autant résumer ce que pourrait être la psychiatrie citoyenne dans un autre contexte.
Dans ce livre, les auteurs ne sont pas avares d’affirmations énergiques, modulées en toute modestie, et que nous partageons pleinement.
Comment ne pas être d’accord avec cette phrase d’inspiration biblique : « ne pas traiter autrui comme on n’aimerait pas l’être soi-même » ? Principe qui implique un aménagement et un soin particulier à tous les niveaux d’accueil, ceux-ci devant « être une ouverture sur un monde souvent inaccessible ».
La psychiatrie citoyenne est un enjeu idéologique qui doit être défendu par des professionnels eux-mêmes citoyens en « association active et quotidienne avec les élus locaux ».
Bien d’autres points recueillent notre adhésion quant à la manière de traiter de l’institutionnel : considérer par exemple que ce qui est institué doit être malléable, ouvert au changement, et, au besoin, clôt. Oser fermer un service n’est pas une mince affaire pour des institutions, qu’elles soient publiques ou privées, dont la justification d’être ne devient in fine que de perdurer.
Nous pensons aussi que, pour obtenir des changements en profondeur, il n’y a pas d’autres moyens que cette « mise en tension{93} », non seulement des acteurs immédiats mais de la Cité elle-même, et qu’en cela, comme nous l’avons déjà dit plusieurs fois, la psychiatrie est politique. Cette politique doit aller, entre autres, vers une destigmatisation des individus et des institutions car nous traînons derrière nous la lourdeur persistante d’un passé asilaire qu’il nous faut oublier, tout en affirmant notre appartenance à la psychiatrie, qui ose dire son nom.
Nous nous posons aussi la question de savoir « Quels sont les fous du xxie siècle ? », en nous rebellant contre ces études dites sérieuses qui assimileraient tous les exclus aux malades mentaux, « marée envahissante » de ceux que l’on cherche à psychiatriser pour qu’ils puissent trouver un mieux économique grâce aux assistances diverses.
En revanche, les auteurs du Manuel de psychiatrie citoyenne entretiennent à notre sens une confusion, qui persistera tant que l’on ne délimitera pas ces deux champs distincts : santé mentale et psychiatrie. Ainsi, dans le texte même des auteurs, on trouve des contradictions et au moins une absurdité de sens : « l’épidémiologie psychiatrique ne résume en rien l’état de santé mentale d’une population » ! Ce sont deux choses différentes. La même remarque peut être faite au sujet de textes émanant de l’Union européenne, souvent incompréhensibles, mélangeant les actions collectives et individuelles comme s’il s’agissait de la même chose{94}.
« La psychiatrie doit rester la psychiatrie de l’un, quand elle se dit citoyenne c’est pour que l’un le devienne ». Pourrait-on substituer dans cette phrase au terme « psychiatrie » le terme « santé mentale » ? Cela n’aurait pas grand sens, tout comme l’expression « santé mentale citoyenne », par exemple.
Cette « psychiatrie citoyenne », émanant du service public de psychiatrie, nécessite un travail dans le temps et l’espace tout à fait remarquable, dont on peut se demander non pas s’il peut être « reproductible », car il pourrait l’être, mais s’il y aura suffisamment d’hommes et de femmes du système pour maintenir une telle dynamique, une telle idéologie... et les transmettre ! On peut émettre quelques doutes compte tenu du système lui-même et des exemples passés. Dans cette hypothèse quelque peu pessimiste, c’est autrement qu’il faut bâtir une psychiatrie citoyenne.
Ceci étant, le travail de Roelandt et Desmond n’est pas sans nous poser de graves questions. Sur le fond, et c’est ce que nous tâcherons de démontrer, la psychiatrie citoyenne n’est peut-être pas à promouvoir, paradoxalement, seulement à partir du système psychiatrique. C’est au citoyen de se saisir de ce qui, auparavant, lui était totalement « interdit ».
La place du sujet dans le système organisationnel proposé ne saute pas aux yeux, et sous des aspects et des noms divers, il y a quelque parenté avec l’obscurité du service public classique que nous avons dénoncé et son organisation sectorielle. Or, nous pensons qu’en la matière les « enseignes » doivent être claires et simples. On pourrait dire, au risque de quelques excès, que l’intérêt sociologique, idéologique et politique de cette forme de psychiatrie citoyenne risque de primer sur l’intérêt de l’individu. D’un autre point de vue, et c’est ce que les adversaires de cet ensemble lui reprochent, il n’y a apparemment plus pour le patient de « lieu d’asile » où le temps ne lui est pas compté et qu’il ne peut trouver dans les structures proposées (hôpital de jour, Centre d’accueil thérapeutique à temps partiel [CATTP], etc.).
La comparaison qui est faite dans le livre avec des civilisations différentes et des milieux socio-familiaux particuliers est certes d’un grand intérêt (« mondialisation de la recherche citoyenne ») mais a une valeur exemplaire réduite. Benedetto Saraceno{95} rappelait fort justement que les conditions de soins et d’assistance étaient meilleures dans le nord de chaque pays que dans le sud, mais il ajoutait subtilement que, dans tous les Nords, il y a des Suds... Sur d’autres points, nous aurions aimé en savoir plus comme sur les rapports entre justice et psychiatrie ou comme sur l’affirmation selon laquelle « la psychiatrie citoyenne n’est pas une psychiatrie sociale ».
L’organisation des soins de Lille-Est
L’organisation des soins du secteur de Lille-Est, où se pratique une psychiatrie citoyenne sous l’impulsion de Jean-Luc Roelandt, est très diversifiée. Nous n’en rappellerons que les grands axes{96}.
Les lieux de soins
• Les consultations
Cinq centres de consultations spécialisées répartis dans la Cité accueillent les personnes, adressées systématiquement par le médecin traitant, et assurent les urgences. Une permanence médicale est assurée 24 heures sur 24.
• Les services d’activités d’insertion et de soins intégrés dans la Cité (centres d’activités thérapeutiques)
48 activités sont accessibles sur prescription médicale, dont 60 % sont organisées dans 21 lieux. Ces soins comprennent également des visites à domicile et des entretiens infirmiers, un accompagnement socioéducatif.
À l’instar des autres secteurs de Lille, le secteur Lille-Est participe au dispositif Diogène pour les personnes en situation de grande précarité et qui souffrent de troubles psychiatriques.
• L’hospitalisation à temps plein
La clinique Jérôme Bosch compte 26 lits (taux d’occupation moyen de 7,4 en 2007). L’unité est toujours ouverte, une personne assure les entrées et les sorties, quel que soit le mode d’hospitalisation : d’office (HO), à la demande d’un tiers (HDT) ou libre (HL). Il y a un très faible recours à l’hospitalisation plein temps. Une petite vingtaine de patients restent en obligation des soins (HO, HDT et sorties d’essai) en ville, parfois très longtemps.
L’EPSM d’Armentières, quant à lui, devrait être totalement démantelé d’ici cinq ans.
• Les alternatives à l’hospitalisation
Il en existe deux : l’accueil familial thérapeutique (dix familles) et les soins intensifs intégrés dans la Cité.
L’insertion qui accompagne le soin
• L’habitat
57 appartements associatifs sont disséminés dans le tissu social : la résidence associative et thérapeutique André Breton (appartements associatifs, thérapeutiques et sociaux) ; deux résidences comprenant des logements sociaux et offrant différents types d’accueil, avec suivi médical et éducatif, associatif, en famille d’accueil ou hébergement transitoire.
• Le travail
Un partenariat existe avec le Centre d’adaptation à la vie active (CAVA).
Un Établissement de service d’aide par le travail (ESAT) est intégré dans la Cité (ETIC) : il n’y a pas d’unité de production, la totalité des travailleurs exercent leur activité professionnelle au sein des municipalités, collectivités locales, associations, par mise à disposition de l’ESAT.
Un chantier thérapeutique, basé sur le bénévolat, a pour objet de rénover des appartements associatifs.
L’art, la culture et les loisirs
Le centre Frontières est un atelier thérapeutique, un centre d’art, à partir duquel toutes les activités artistiques organisées par le secteur se déploient depuis 18 ans.
À l’instar de seulement deux autres secteurs en France, le secteur de Lille-Est répond aux six normes internationales de bonnes pratiques (voir chapitre 2, p. 43). Il a été promu en 1998 « site pilote pour la santé mentale communautaire » par le département Santé mentale de l’OMS. Depuis 2001, il abrite le Centre collaborateur français de l’OMS pour la recherche et la formation en santé mentale (CCOMS), dont le docteur Jean-Luc Roelandt est le directeur.
D’autres expériences citoyennes en psychiatrie et santé mentale en France
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