Quels scénarios alternatifs pour une finance au service de la planète ?
Sortir du dogme du marché pour préserver la planète et ses habitants
Entretien avec Gaël Giraud, chef économiste de l’Agence française de développement (AFD) et prêtre jésuite.
Propos recueillis par Alice Donet et Bernard Stéphan.
Deux ans après l’accord de Paris engageant les États à limiter à 2 oC le réchauffement climatique à l’horizon 2050, peut-on dire que nous sommes sur la bonne voie pour tenir cet objectif ?
Non, pas du tout. Les émissions de CO2 ont augmenté en 2017 de 3,2 % en France, de 1,8 % dans la zone euro{64}. Les émissions de l’Allemagne ont baissé de 0,2 % et celles de la Grande-Bretagne de 3,2 %. Si l’on voulait avoir des chances d’honorer l’accord de Paris, il faudrait que tous les États réduisent de 5 % leurs émissions chaque année. On en est donc très loin. Non seulement la France ne baisse pas le niveau de ses émissions, mais elle l’augmente, ce qui est, pour le pays hôte de l’accord de Paris, un paradoxe. Au niveau mondial, la trajectoire que nous suivons est très proche du RCP 8.5, c’est-à-dire le pire scénario envisagé par le Giec (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat), qui projette une augmentation de plus de 2 oC de la température terrestre, jusqu’à 5 oC et au-delà. Il y a là une grande marge d’incertitude, car au-dessus de 5 oC le climat peut s’emballer sans qu’on ait plus aucun moyen d’agir, et la température peut alors grimper à + 6, 7, 8 oC... Le permafrost, en Sibérie, pourrait être libéré, et on ignore ce qui adviendrait alors. Il y a tellement d’inconnues qu’il est impossible de faire de la prospective sérieuse.
Nous ne sommes donc pas sur la bonne trajectoire, bien au contraire. La part du charbon dans le mix énergétique mondial continue d’augmenter, en particulier en Chine, mais aussi en Indonésie, en Australie, en Afrique du Sud... Le Sénégal envisage quant à lui de produire du pétrole. La question du gaz naturel est également importante. Jusqu’à récemment, on pensait que le gaz naturel était la moins polluante des énergies fossiles. Mais les calculs prenaient en compte un pouvoir réchauffant du méthane au bout de 100 ans de stationnement dans l’atmosphère. Or ce pouvoir est très élevé au bout de 25 ans (il est quatre fois supérieur à celui du CO2), et ne commence qu’ensuite à décliner. Il a donc été très largement sous-estimé, et ce depuis des années. Si l’on tient compte du pouvoir réchauffant réel du méthane, et si l’on projette des fuites de 5 % en moyenne sur les installations gazières, le gaz devient aussi polluant que le charbon. Le volume des fuites fait évidemment l’objet d’un débat d’experts. Les pétroliers et les gaziers jurent qu’elles sont inférieures à 2 % ; la littérature scientifique les estime entre 2 et 7 %. Mais même à 3 ou 4 %, cela signifie que le charbon mais aussi le gaz naturel doivent devenir des actifs échoués (stranded asset), être purement et proprement interdits.
Le seul pays qui a vraiment fait de la transition écologique un objectif de politique publique est la Chine. L’Indonésie a pris de très bonnes décisions : elle a récemment décidé de mettre fin à toutes ses subventions fossiles et, avec les recettes budgétaires dégagées, de financer une couverture maladie obligatoire. Elle a ainsi inventé l’ébauche d’un État social écologique. Les pays scandinaves, la Suède en tête, font aussi d’énormes progrès en efficacité énergétique et en réduction de leurs émissions de CO2, parce qu’ils ont mis en œuvre une politique publique ambitieuse. Ce n’est pas du tout le cas en Europe, aux États-Unis ou au Japon.
Pensez-vous que Donald Trump soit le seul obstacle politique aux actions pour préserver le climat de la planète ? Y a-t-il d’un côté un État voyou, et de l’autre des États vertueux qui font tout pour tenir les engagements de l’accord de Paris ?
Cette idée est fausse. Donald Trump incarne selon moi une prise de conscience tardive d’une partie des entreprises et des classes moyenne et précaire américaines que la mondialisation qui a fait leur richesse ces quarante dernières années ne sera plus à l’avantage des États-Unis dans les années à venir. Les catégories précarisées et les victimes de la globalisation hurlent et exigent des solutions radicales pour les sortir du déclassement. Donald Trump s’emploie donc à détruire petit à petit l’architecture fondée sur les institutions onusiennes et un droit onusien – fictif, parce qu’allègrement violé – pour la remplacer par des rapports de force cristallisés dans des accords commerciaux bilatéraux. Il rompt avec l’état de droit qui prévalait, qu’on avait essayé de construire et dans lequel les Français avaient joué un rôle majeur, et réinstaure la loi du plus fort.
En effet, cet état de droit néolibéral dans lequel la mobilité du capital était l’élément fondamental, n’est plus en mesure d’assurer la prospérité des États-Unis. Des années 1990 à 2008, la Chine est devenue la grande usine du monde, et l’Occident était installé dans la position extrêmement confortable du consommateur en dernier ressort des produits chinois, tout en récupérant l’argent de l’excédent commercial chinois : la Chine produisait, vendait pas cher, nous achetions et récupérions cet argent car les excédents commerciaux chinois étaient investis dans la sphère financière occidentale, via Wall Street et la City, et notamment via leur rachat de dettes publiques américaines. Cette équation ne fonctionne plus, car la Chine en 2008 a compris que la sphère financière était dangereuse et risquait de lui faire perdre beaucoup d’argent. Elle a donc arrêté d’acheter de la dette publique américaine et a commencé à diversifier la devise de ses excédents commerciaux, de manière à ne plus dépendre exclusivement du dollar. Elle a réorienté sa production sur son marché intérieur et sur le bassin asiatique immédiat : Laos, Vietnam, Cambodge, Thaïlande... Aujourd’hui, la Chine a une balance commerciale quasiment équilibrée : elle n’a presque plus d’excédent commercial, et elle ne le réinvestit pas dans la sphère financière occidentale.
Les États-Unis sont devenus les premiers producteurs de pétrole et la production pétrolière ne cesse d’augmenter. Où ces choix mènent-ils ?
Ils mènent à des désordres potentiellement extrêmement violents, parce que le pétrole de schiste exploité actuellement par les États-Unis est différent du pétrole conventionnel. C’est un pétrole beaucoup plus polluant et plus cher à extraire. Il est plus polluant non seulement dans l’intensité de ses émissions de carbone, mais aussi par sa méthode d’extraction : il est obtenu par fracturation hydraulique de la roche – ce qui consiste à faire exploser de l’eau chargée de chimie lourde dans la roche mère dans laquelle est capturé le pétrole. Par ce processus, l’eau chargée reste dans la terre et pollue les nappes phréatiques. De plus, les petites explosions dans la roche déstabilisent le sous-sol. Dans l’État de l’Oklahoma, les phénomènes sismiques sont devenus plus fréquents, provoqués par ces activités{65}.
Par ailleurs, ces exploitations sont coûteuses et très probablement subventionnées par l’État américain. La production mondiale, qui était plafonnée à 78 millions de barils par jour depuis 2006, avoisine aujourd’hui les 100 millions de barils. La réalité des subventions est cachée, mais de nombreux ingénieurs du pétrole affirment qu’il est impossible, avec un baril à 50 dollars et de telles techniques d’extraction très coûteuses, que cette industrie soit viable économiquement. L’État subventionne donc une industrie qui détruit la planète et qui n’est probablement pas rentable.
Quels sont selon vous les principaux obstacles à des actions efficaces pour tenir le cap des 2 oC à l’horizon 2050 ?
Il y a trois niveaux d’explications à cette paralysie des élites occidentales, mais aussi de celles des pays du Sud, qui ont pourtant toutes compris la gravité du réchauffement climatique. Le premier est la dilution de la responsabilité liée à la financiarisation de la société. Bercy ou la Commission européenne déclarent ne pas avoir les moyens – budgétaires et politiques – d’agir, et que le pouvoir est aux mains du secteur privé. Il est vrai que l’État, si l’on met face à face ses biens et ses dettes, n’a quasiment plus de capital. Il n’a donc pas de marge de manœuvre. Le débat actuel sur la privatisation de la SNCF en est une parfaite illustration : le train est un élément essentiel de la transition énergétique – la voiture électrique ne se substituera jamais au ferroutage pour le transport de marchandises et le train est beaucoup plus économe en électricité –, mais si l’on privatise la SNCF, elle ne sera pas en mesure de mener à bien le grand chantier du train électrique afin de desservir les petites villes de France.
De leur côté, les capitaines d’industrie expliquent qu’ils sont tenus par leurs actionnaires qui exigent du rendement sur actions, en général 10 % par an, que la transition énergétique ne permet pas un tel rendement et qu’ils ne peuvent donc pas agir en ce sens. Ils risqueraient d’être sanctionnés, de perdre leur emploi et le cours en bourse de l’entreprise en serait affecté. Aujourd’hui, certains grands groupes s’endettent pour racheter leurs propres actions sur le marché, afin de maintenir artificiellement le niveau de leur cours en bourse. Et le nombre d’actions disponibles sur le marché diminue chaque année depuis plusieurs années, de 2 % en moyenne. De plus en plus d’entreprises se retirent du marché et de moins en moins d’entreprises y entrent.
Enfin, du côté des actionnaires, on trouve les gros investisseurs institutionnels (compagnies d’assurances, fonds de pension) et le petit actionnaire. Les premiers doivent répondre à la demande de leurs clients (un rendement de 10 % par an) et investissent donc dans les entreprises qui assurent un tel résultat. Le second prétend qu’il serait prêt à renoncer à un rendement si élevé, mais qu’il n’est finalement qu’un individu parmi d’autres et donc que son impact est moindre. Il y a une part de bonne et de mauvaise foi chez chaque acteur. Il est vrai qu’à titre individuel, il est très difficile de sortir de ce monde dans lequel on a diminué les responsabilités par la fragmentation et l’anonymisation d’un actionnariat tout-puissant.
Le deuxième niveau d’explication est celui de l’endettement privé, car le secteur privé est beaucoup plus endetté que le secteur public. En France et en zone euro, la dette privée représente environ 128 % du PIB, quand la dette publique est de 100 % du PIB. Dans le privé, on trouve les ménages (57 % du PIB) et les entreprises (71 %). Les entreprises ont donc pour objectif de faire du profit afin de rembourser leur dette. Elles ont dans leur conseil d’administration des représentants du secteur bancaire qui leur rappellent qu’elles ont de la dette à rembourser. Il serait raisonnable aujourd’hui de permettre aux entreprises de renoncer à payer leur dette ou de négocier des moratoires afin qu’elles puissent investir dans la transition. Mais cela mettrait en grande fragilité le secteur bancaire, qui – contrairement à ce qu’il prétend – est déjà très fragile, et mettrait en faillite une série de grandes banques. Personne ne sait vraiment quel impact cela aurait sur le système financier.
Le troisième niveau est selon moi le plus profond et repose sur le fait qu’il y a deux manières de faire la transition. La première est la plus sympathique et celle que nous appelons tous de nos vœux : la décentralisation, avec par exemple une multitude de microproductions d’électricité à l’échelle locale, à la manière des coopératives allemandes. Il y a des débats techniques sur la faisabilité d’alimenter un grand réseau systémique pour un grand pays comme la France avec de la production décentralisée : certains disent que c’est possible, d’autres que ça ne l’est pas. Mais du point de vue de l’économie politique, c’est une option. Et cela implique une décentralisation du pouvoir : démocratie participative, économie circulaire, biens communs... La seconde est inverse : l’hypercentralisation, construite sur une alliance entre l’État et le capital privé. Cette option a ses chances d’aboutir car les désordres sociaux, politiques et économiques qui vont être induits par la crise écologique vont générer – et génèrent déjà – énormément de souffrance sociale. Celle-ci appelle à des solutions publiques autoritaires, avec un schéma très analogue à celui des années 1930. La montée du populisme est en partie liée à cela. Mais la dominance de cette option s’explique aussi par le fait que les énergies renouvelables sont beaucoup plus capitalistiques que les énergies fossiles. La part du CAPEX (capital expenditure, coût en capital initial) dans le coût de production d’un kilowattheure d’énergie renouvelable est de l’ordre de 50 %. Pour les énergies fossiles, la part est de 10 à 15 %. Le coût d’entretien d’une éolienne est très faible, mais son coût de fabrication est en revanche élevé. Les détenteurs du capital ont donc un pouvoir de négociation politique phénoménal. Ils peuvent imposer leurs conditions à la mise à disposition des moyens de production des énergies renouvelables. On peut très bien imaginer un État autoritaire et liberticide au service de solutions de transition énergétique complètement centralisées, très favorables au capital privé. Les différents pays emprunteront l’une de ces deux tendances. La Chine est par exemple clairement engagée dans la seconde option, tandis que l’Allemagne favorise pour le moment le premier schéma, même si cela reste ambigu.
Une partie du blocage qui empêche la transition écologique vient du fait que les détenteurs de capitaux et une partie des élites économiques et financières ont compris la gravité du sujet mais ne sont pas prêts à faire des efforts de financement et à rendre possible la transition tant qu’ils n’ont pas la garantie qu’elle se fera à leur bénéfice. Ils sont prêts à perdre quelques années, pourtant cruciales pour la transition, pour pouvoir négocier les conditions de sa mise en place. D’autant plus que le prix de la souffrance supplémentaire causée par ces années d’immobilisme sera payé par les pauvres et les classes moyennes. Cette logique est catastrophique du point de vue de la préservation de l’environnement, mais ces élites ont encore la conviction de pouvoir aménager un schéma institutionnel dans lequel elles gardent le pouvoir et ont les moyens de sécuriser pour elles-mêmes un accès à l’énergie, à de l’eau potable, de l’oxygène...
C’est un problème anthropologique : dans ces domaines-là, le moteur de l’action humaine est la comparaison, la jalousie, la distinction sociale, la volonté de faire partie de l’élite, peu importe le prix. Et l’on préfère parfois faire partie de l’élite d’un monde pauvre que de faire partie des communs d’un monde riche. Une partie de ces gens ne perçoit pas à quel point elle va elle-même souffrir ; ce seront les maîtres d’un navire qui prend l’eau. C’est ce qu’on peut déjà voir dans les ghettos d’ultra-riches au Brésil, les îlots israéliens dans les territoires occupés ou les villages de pétroliers au Nigeria, protégés par des murs d’enceinte de quatre mètres de haut et des milices privées. Aujourd’hui sur la planète, huit personnes détiennent autant de capital que 50 % du reste de la population. Ces huit personnes sont capables de lever des armées, de construire des bunkers... La seconde option d’une hypercentralisation des moyens de la transition écologique est donc relativement aisée pour elles.
Dans la sphère financière, les fonds de placement destinés aux investissements verts semblent progresser et obtenir de bons rendements. Est-ce le signe avant-coureur d’une conversion aux objectifs de développement durable ?
En termes d’inve...