Un siècle d’émancipation des travailleuses par elles-mêmes... et avec la CGT !
par MARYSE DUMAS
Le syndicalisme est une construction humaine et collective. Il est à la fois le reflet des mentalités de son temps et un acteur de celles-ci. Traversé de différents courants d’idées, il témoigne des diversités de tous ordres qui caractérisent le monde du travail. Cependant, par les positions qu’il prend, les analyses qu’il produit et les lignes d’action qu’il propose, il contribue à modifier les situations. En permettant, au fil du temps, aux ouvrières d’abord puis progressivement aux employées, puis aux cadres, de s’organiser collectivement, de se défendre, de se faire entendre et respecter, il a contribué à un mouvement d’émancipation des femmes qui se poursuit aujourd’hui. La CGT a procédé à des choix, les a mis en œuvre, a organisé des formations et des actions collectives qui ont contribué à changer l’état des rapports de forces de classes comme de genre. Dans un premier temps, elle a fait le choix de connaître et porter les revendications des travailleuses et de les aider à obtenir gain de cause ; puis celui de les organiser et de leur permettre, dans l’organisation syndicale, de définir elles-mêmes leurs revendications et modalités d’actions. Dès avant la guerre de 1914, elle reconnait le droit au travail des femmes. À partir de 1950, elle en fait une exigence essentielle pour gagner leur autonomie et leur liberté. Enfin, à l’écoute des femmes salariées, elle a évolué avec elles, et exigé libre disposition du corps, contraception, avortement. Aujourd’hui, elle poursuit ce combat pour faire reculer les violences et imposer le respect et la dignité pour toutes et tous, dans le travail, la famille et la société.
Pour autant, la place des femmes dans le travail d’abord, puis dans le syndicat, n’est jamais allée de soi. Elle a fait l’objet de débat d’idées, de batailles internes et externes, de mesures volontaristes, contrebalancées par des résistances affirmées et des forces d’inertie. Cette histoire n’est donc pas celle d’un long fleuve tranquille. Elle ne peut pas se comprendre non plus en isolant le combat concernant les femmes salariées des combats plus vastes menés par la CGT tout au long de son histoire. Dans le syndicat, les féministes inscrivent leur engagement dans une perspective à la fois commune à l’ensemble des salariés exploités, et spécifiques aux travailleuses. Elles veulent l’émancipation des femmes et la conçoivent dans une perspective plus vaste de changement de l’ensemble des rapports de travail et de transformation profonde de la société. On comprend alors que les débats voire les césures qui ont marqué l’histoire syndicale sur des questions d’orientation dites générales, et notamment dans le rapport au politique et à la gauche, n’aient pas été sans effet sur la conception de l’activité de masse de la CGT et donc sur son rapport aux femmes salariées.
Ce chapitre étudie cette histoire sous le prisme des conférences féminines que la CGT a organisées de 1923 à 1985. Elles ont constitué des moments importants à la fois pour actualiser régulièrement les analyses et propositions de la CGT, les diffuser parmi les militantes et à travers elles parmi les salariées. Pour autant, elles ne suffisent pas à rendre compte de façon complète de la façon dont la CGT, dans la diversité de ses composantes, a contribué à des évolutions progressives et progressistes de la place des femmes dans le monde du travail en perspective de leur pleine égalité et de leur émancipation. Cette histoire-là reste à écrire.
Le travail et la syndicalisation des femmes en débat dans la CGT naissante
À la fin du XIXe siècle, quand s’amorce le passage des anciennes chambres syndicales vers des syndicats dont l’activité devient légale en 1884, les femmes travailleuses sont invisibles, alors qu’elles constituent 30 % des travailleurs. Leurs cotisations étant trop faibles et leur travail trop irrégulier, elles sont, la plupart du temps, absentes des sociétés de secours mutuel dans lesquelles les ouvriers apprennent à se défendre. Elles ont été « oubliées » par la loi de 1864 autorisant le droit de grève, puis par celle de 1884 légalisant les syndicats. L’universel est, à cette époque, pensé au masculin : la loi de 1848 a créé le suffrage dit universel, mais exclusivement masculin. Le Code civil fait de la femme mariée une mineure totalement dépendante de son mari après l’avoir été de son père. La place naturelle des femmes est censée se trouver au cœur du foyer, n’existant pas par elles-mêmes et encore moins pour elles-mêmes mais seulement comme un appendice de la famille. Leur travail, même rémunéré, est invisibilisé dans le cercle familial, et infériorisé dans celui du travail. Le poids des traditions religieuses est omniprésent. La société n’a pas attendu Proudhon pour estimer que la place des femmes n’est ni à l’atelier ni au syndicat, mais dans le foyer familial.
L’entrée des femmes dans le monde ouvrier pose un problème aux syndicats
Les femmes ont toujours travaillé, mais c’est la seconde révolution industrielle de la fin du XIXe siècle qui les fait entrer dans le monde ouvrier et dans le salariat. Les conditions de travail y sont très dures, leurs salaires très bas et leurs conditions d’emploi très précaires. Toutes les forces hostiles au travail et à l’émancipation des femmes y trouvent des arguments pour justifier de les exclure du travail salarié. Les ouvriers quant à eux ont des positions ambivalentes. D’une part, ils sont eux-mêmes porteurs des mentalités de leur temps ; d’autre part, ils ne peuvent se passer du salaire supplémentaire amené par leur femme ou leurs filles. Ils sont également soumis à la pression sociale qui considère que c’est à l’homme d’assurer les conditions matérielles du foyer.
Les syndicats sont à l’image des travailleurs qui les constituent. Ils craignent ainsi, à leurs débuts, que le deuxième salaire dans le ménage ne rende plus acceptables aux ouvriers les faibles salaires qui sont les leurs. De fait, les employeurs utilisent la main-d’œuvre féminine, payée au lance-pierres, pour faire pression sur l’ensemble des salaires ouvriers. Les unes et les autres sont mis en concurrence, en particulier dans l’industrie. C’est d’ailleurs dans l’industrie et tout particulièrement dans les secteurs où le travail féminin est en concurrence directe avec celui des ouvriers qualifiés que la tendance syndicale à le refuser est la plus vive. Il fait moins problème, voire même pas du tout, dans la couture, l’habillement ou le commerce. Vingt ans seront nécessaires pour que les congrès de la confédération CGT n’aient plus à se prononcer sur le travail des femmes et puissent s’orienter sur l’objectif de syndicalisation des travailleuses et d’organisation de leurs luttes. La revendication « À travail égal, salaire égal » se fraie progressivement un chemin pour combattre la concurrence sur les salaires et unir travailleuses et travailleurs dans un combat commun contre l’exploitation.
MARIE SADERNE
Une très jeune femme est à la tribune du congrès fondateur de la CGT en 1895 à Limoges, comme assesseure de la deuxième séance. Elle s’appelle Marie Saderne, elle a 19 ans. Elle est corsetière dans l’entreprise Clément de Limoges. Elle est à cette place en raison de la grève qu’elle mène avec ses collègues depuis près de quatre mois contre les conditions indignes imposées par leur patronne : non seulement des salaires misérables, non seulement des conditions de travail atroces, non seulement l’obligation d’acheter les tissus nécessaires à la fabrication, non seulement des amendes infligées à tout va, mais encore l’obligation de la prière à genoux trois fois par jour, de se rendre à la messe tous les dimanches et bien sûr de suivre le mot d’ordre de la confession et de la communion trois fois par an. C’est d’ailleurs le refus de la prière à genoux qui provoque la grève d’ouvrières menacées « d’excommunication ». Marie Saderne participe à la conduite de la grève avec notamment Madame Barry et Mademoiselle Coupaud, elles aussi déléguées au congrès de Limoges. Dès le début, les syndicalistes essaient d’organiser la solidarité. Les congressistes tiennent même un meeting de solidarité auquel participent 750 personnes (selon les chiffres de la police). Cela ne suffira pourtant pas. Les religieuses seront appelées en renfort pour remplacer les grévistes et celles-ci seront licenciées.
La syndicalisation des travailleuses renforce le combat de classes
En 1913, survient ce qu’on a appelé « l’affaire Couriau » (voir l’encadré p. 77) : le syndicat lyonnais du livre CGT refuse son adhésion à Emma Couriau, typote. Pire, il obtient son renvoi de l’atelier. Il exclut même du syndicat son mari, Louis, pour avoir laissé sa femme travailler. La résonance de cette affaire dans les milieux syndicaux et féministes accrédite l’idée d’une CGT majoritairement hostile à la syndicalisation des femmes. Or, la réalité est plus complexe. D’une part, elle varie selon les professions, les entreprises. D’autre part, les courants d’idées qui traversent le mouvement ouvrier jouent aussi un rôle : si Pierre-Joseph Proudhon, pour qui les femmes se partagent entre « ménagères ou courtisanes{2} », a une forte influence sur le mouvement ouvrier, Jules Guesde en a également. Il lui oppose, en 1898 : « Non, la place des femmes n’est pas plus au foyer qu’ailleurs... Pourquoi et à quel titre l’enfermer, la parquer dans son sexe, transformé qu’on le veuille ou non en profession ? » Enfin, dans la CGT naissante, les syndicalistes révolutionnaires ou anarcho-syndicalistes, très présents, ont une position des plus progressistes. Ainsi dès 1913, La Bataille syndicaliste affirme : « Les syndicats veulent voir les femmes libres, indépendantes, fières, capables de prendre position dans la bataille sociale non en auxiliaire mais en égales, en collaboration, en vue de l’émancipation intégrale. »
La progression continue du travail salarié des femmes a raison de ces débats. Elle rend incontournable, pour les militants, le choix de la syndicalisation des travailleuses pour renforcer le combat de classes. Les traits principaux des congrès confédéraux successifs le démontrent !
La place des femmes dans les premiers congrès
En 1895, le congrès constitutif de la Confédération générale du travail (CGT) qui se tient à Limoges ne fait pas de différence, au moins dans les textes, entre travailleuses et travailleurs. L’article 1 des statuts stipule en effet :
« Entre les divers syndicats et groupements professionnels de syndicats d’ouvriers et d’employés des deux sexes existant en France et aux colonies, il est créé une organisation unitaire et collective qui prend pour titre de Confédération générale du travail. »
Pourtant, trois ans plus tard, à Rennes, en 1898, le 3e congrès de la CGT adopte une résolution concernant le « travail de la femme dans l’industrie ». Elle incite à ce que dans « tous les milieux nous nous efforcions de propager cette idée que l’homme doit nourrir la femme. Que pour la femme veuve ou fille, obligée par conséquent de subvenir à ses besoins, il soit entendu que la formule “à travail égal, salaire égal” lui soit appliquée. Qu’une active surveillance des industries insalubres et dangereuses ait lieu. » La résolution poursuit qu’il faut « empêcher l’homme d’accaparer les travaux et les emplois appartenant à la femme et réciproquement empêcher la femme d’enlever à l’homme les travaux lui incombant naturellement ». Ce congrès sera le dernier à adopter une résolution hostile au travail des femmes.
En 1901, le 6e congrès, qui se tient à Lyon, comprend 16 femmes déléguées sur un total de 296 délégués. C’est bien peu ! Cela témoigne cependant que des femmes sont syndiquées, militantes et peuvent être déléguées. Cinq ans plus tard, au 9e congrès, à Amiens, 58 des 988 organisations représentées ont un intitulé qui permet de reconnaître des syndicats dans lesquels les femmes sont présentes voire majoritaires : on trouve ainsi le syndicat « des ouvrières chapelières d’Essonne » ou encore le syndicat des « Dames de cafés restaurants de Paris ». Des syndicats d’appellation clairement mixtes sont aussi représentés tel le syndicat des « Allumetiers et allumetières de Bègles », ou le syndicat « des employés des deux sexes de Nantes ».
Cette même année, le recensement dénombre seulement 25 % d’ouvrières, près de 36 % de travailleuses à domicile et 17 % de domestiques. Elles ne sont que 8 % d’employées (mais les femmes occupent déjà 40 % des emplois dans le tertiaire). Et, au sein des syndicats CGT, les femmes représentent 9 % des adhérent-e-s.
En 1907, Clémence Jusselin, secrétaire du syndicat des couturières lingères, devient la première femme élue au conseil des prud’hommes avec 70% des voix. La même année, la CGT crée un comité d’Action féministe syndicaliste. Maximilienne Biais en est élue secrétaire. Il lance un appel aux Bourses du travail pour qu’elles créent des « sections féministes » ; il se fixe pour objectif l’étude et la mise en œuvre de tous les moyens de propagande destinés à grouper les travailleuses isolées et à les faire participer, en masse, au mouvement syndicaliste.
Quand s’ouvre le 11e congrès de la CGT, à Toulouse, en 1910, la plupart des fédérations syndicales de l’industrie ont admis le travail des femmes : métallurgie, alimentation, chemins de fer, cuirs et peaux... La question de l’organisation de leurs luttes et de leur syndicalisation devient maintenant un sujet.
Au Havre, en 1912, le 12e congrès ne compte aucune femme parmi ses délégués. Pour autant, la CGT n’est pas totalement indifférente à la question : le rapport moral fait en effet état d’une enquête réalisée par la section des Bourses, au travers d’un questionnaire : « Pour les femmes ». Le questionnaire a pour sous-titre « Contre le travail de nuit, contre le travail à domicile, pour le groupement des ouvrières ». Sur sept questions, quatre portent sur les conditions de travail, trois sur le degré de syndicalisation des femmes dans la région considérée.
En 1913, Claudette Coste, ouvrière textile à Vienne, dans le Rhône, et secrétaire de l’union locale, devient la première femme présidente d’un conseil de prud’hommes.
La même année, le comité confédéral de la CGT (CCN) approuve le projet présenté par Marie Guillot, institutrice, de création de « comités d’action féminine syndicale », interne à la CGT. Son rôle serait de permettre aux ouvrières, rejetées par leur syndicat (ce qui vient de se produire pour Emma Couriau) de s’organiser malgré tout et de créer des ...